À quoi reconnaît-on un paysage de Michel Desvigne ?
On peut parler de signature pour un designer ou un architecte. Le paysagiste, lui, s’il agit de manière trop identifiable, trahit la beauté intrinsèque des sites. C’est donc avec une certaine économie de moyens que je travaille, me méfiant des modes et des effets décoratifs. J’essaie aussi de comprendre l’histoire des lieux : sur le Vieux-Port de Marseille, j’ai choisi un dallage qui évoque la calanque originelle. Il y a tant de villes et de villages français dont l’âme a été reniée.
Vous avez vécu et étudié à Versailles, à l’École nationale supérieure de paysage. Le jardin « à la française » vous a-t-il influencé ?
Plus que ça : c’est mon mètre étalon ! Grâce aux jardins de Versailles, je sais ce que représentent 300 mètres de long ou 80 mètres de large. J’adorais particulièrement le parc avant la tempête de 1999 : c’était une forêt sculptée, un peu en ruine, où l’on comprenait comment Le Nôtre avait transformé une vallée pas terrible en chef-d’œuvre.
Depuis 2005, vous travaillez pour la ville de Bordeaux à l’élaboration d’une charte des paysages. En quoi consiste cet outil ?
Les Bordelais avaient le sentiment que leurs parcs et jardins manquaient de cohérence. Il fallait imaginer une méthode d’amélioration du paysage, insuffler une vision. Prenez un promoteur qui acquiert une parcelle : quelles règles du jeu lui dicter pour les espaces non bâtis ? C’est ce que détaille, entre autres, cette charte. Mais définir des consignes, c’est un exercice très ennuyeux ! Moi, j’ai préféré créer des prototypes de paysages. Par exemple, que fait-on de ces immenses parkings qui entourent nos villes ? Dans le nord de Bordeaux, nous avons creusé dans le bitume de longues tranch.es pour y planter des arbres : ça donne un paysage à rayures, peu coûteux, déclinable à l’envi sur toute étendue goudronnée.
Là-bas, vous œuvrez sur l’énorme friche industrielle de la rive droite de la Garonne. Qu’est-ce qui va changer ?
Je me souviens du Bordeaux d’il y a vingt ans : le weekend, tout le monde s’échappait sur le bassin d’Arcachon. Le paysagiste Michel Corajoud a changé la donne en réaménageant les quais de la rive gauche : désormais, le dimanche, ils sont noirs de monde ! En face, il y a cette friche striée de voies ferrées où nous aménageons 40 hectares d’espaces verts, dont le Parc aux angéliques est la première étape. S’y succèdent des prairies, des fleurs, des arbres fruitiers, des saules et des peupliers, qui poussent très vite, et puis des chênes, qui arriveront à maturité dans trente ans. En somme, c’est une sorte de pépinière qui évoque la campagne alentour.
Vos projets vous emmènent régulièrement à Doha ou Abu Dhabi. Comment compose-ton un paysage sous un climat désertique ?
Je ne travaille jamais sur une page blanche, même en plein désert. Au Qatar, il y a des phénomènes d’érosion, des zones humides, des traces de plantes cultivées, toute une riche géographie que les Qataris nous demandent de mettre en valeur. À Doha, autour du musée d’Art islamique, on a recréé un système de dunes ; dans un cours d’eau à sec, nous aménageons également l’Eco-Wadi Park en jouant sur les anciennes pratiques agricoles et le relief naturel du lit.
À Abu Dhabi, vous concevez les jardins du Louvre de Jean Nouvel. Vous collaborez régulièrement avec Renzo Piano ou Herzog et de Meuron. Face à leurs constructions iconiques, est-il parfois difficile d’exister pour vous et vos paysages ?
En général, les architectes que j’admire laissent la place conceptuelle nécessaire au paysagiste : un type comme Renzo Piano conjugue les intelligences avec talent ; Herzog et de Meuron, eux aussi, sont très à l’écoute. La seule chose, c’est que ces grands noms happent parfois tout le budget. Au point que cela m’oblige à toujours plus de rigueur !
Pour le concours « Réinventer Paris », vous avez proposé, en partenariat avec l’architecte David Chipperfield, une transformation de l’ancienne préfecture du boulevard Morland. Quelles sont les grandes lignes du projet ?
Chipperfield va doter ce bâtiment un peu soviétique et austère d’une très belle façade. La cour atroce, épouvantablement dure, qui borde le bâtiment côté nord, nous allons la fermer et la muer en jardin intérieur. Je vais aussi réaménager la sublime terrasse en hauteur ainsi que le morceau de quai, côté sud, qui recouvre la voie rapide. C’est un petit projet mais qui me tient à cœur : habitant le Ve arrondissement et traversant invariablement la Seine par le pont de Sully, je croise cette préfecture tous les jours !
Paris, qui cherche donc à se « réinventer », ne serait plus cette ville-musée où l’on entraverait toute nouveauté ?
Il suffit de faire le tour du périph’ pour constater que non, Paris n’est pas un fossile ! La Philharmonie de Nouvel, la Fondation Vuitton de Gehry, le tribunal de grande instance de Piano… Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, ce ne sont pas des bâtiments nuls ! En matière d’aménagement, on a transformé la place de la République, les quais vont muter, l’avenir de l’.le de la Cité est à l’étude… Je me reconnais dans le discours d’Anne Hidalgo qui met en avant la liberté, l’audace et la capacité de renouvellement de Paris.
En bordure du Grand Paris, il y a des zones pavillonnaires, des lotissements… Comment regardez-vous ce que certains appellent la « France moche » ?
Avec une certaine terreur ! Alors, comment améliorer ces zones ? Avec Jean Nouvel, nous avons réfléchi à la question : il faut, selon nous, y créer davantage d’espaces publics. Des réseaux de chemins, des prés communs, de l’agriculture miniaturisée. On aurait alors un paysage qui .évoquerait la campagne de nos souvenirs d’enfance – ou de nos imaginaires –, où il y avait, derrière la maison, un potager, un pré, un verger, là où aujourd’hui il n’y a que du grillage. Bien sûr, le côté « plantons des légumes autour des villes » sonne très bobo. Et puis qui va cultiver, comment, à quel prix ? Mais un ancien Premier ministre me disait : « Notre société manque davantage de projets que de moyens. » Là, on tient un vrai projet de société !