Rétrovision : Eero Aarnio (1932 —), designer finlandais à succès

Le designer finlandais Eero Aarnio, 90 ans, n’a toujours pas vu ses créations se démoder. En bousculant, dès les années soixante, les typologies de sièges dominantes, il est illico devenu un serial designer d’icônes dont le succès est aussi bien médiatique que commercial.

A 90 ans, le designer finlandais Eero Aarnio continue de créer et d’éditer en son propre nom. Portrait.


Dans la grande pièce décloisonnée de la maison qu’il a dessinée, une porte coulissante est entièrement recouverte de couvertures de magazines qui présentent ses créations iconiques. Sans jouer les gourous du design, le charismatique senior designer explique : « J’essaie d’éviter les erreurs mais il ne faut pas avoir peur d’en faire, sinon vous n’oserez rien faire. » Dès les années 60, il s’est ainsi distingué en créant du mobilier en totale rupture avec ce qui se faisait, qu’il s’agisse de matériaux ou de formes. Détail troublant : quand le designer nous montre le dessin de 1957 qu’il a réalisé pour son projet d’admission à l’école d’arts appliqués d’Helsinki, stupeur ! Notre regard distingue une silhouette, au visage caché par une grande feuille blanche, qui se tient de profil, assise, dans ce qui semble déjà être le concept du fauteuil Ballon. Laquelle icône du design ne sortira que six ans plus tard, pour faire un carton.

Eero Aarnio, serial designer d’icônes

Eero Aarnio posant devant sa Ball Chair, ou fauteuil Ballon en français
Eero Aarnio posant devant sa Ball Chair, ou fauteuil Ballon en français DR

Pour Eero Aarnio, c’est simple, une chaise ne doit pas forcément ressembler à une chaise. Sa première icône, le fauteuil Ballon (1963) a même existé, équipé de haut-parleurs ou d’un téléphone. Ensuite Pastille (1967), son emblématique chaise basse, lisse comme un galet de couleur, ne dérogeait pas à la règle. Même Bulle, (1968), sa chaise transparente, toute aussi culte, se suspend à une chaine, cassant immédiatement les types classiques de chaise. En 1973, Eero Aarnio récidive avec le siège Poney, apprécié des enfants gâtés et des adultes qui n’ont pas peur, parce que, même stylisée, la chaise ressemble à un petit cheval. Enfin, en 2004, Eero Aarnio réalise pour la collection Meetoo de Magis, le siège pour enfants Puppy, en forme de chien carrément abstrait, mi-objet mi-meuble.

La soif de rupture

La plupart des sièges d’Eero Aarnio rompent avec les codes de styles de leur époque, de même qu’avec ceux du design en général. Dans l’un des premiers articles écrits sur le fauteuil Ballon, un journaliste écrira : « C’est le fauteuil le plus excitant du monde. » Les créations d’Eero apparaissent très régulièrement dans les magazines, de l’éthéré Worlds of Interiors au testostéroné Playboy, comme un consensuel signe de modernité. Stars et mannequins, chefs d’États et méchants des films de James Bond : nombreux sont celles et ceux qui ont posé ou se sont assis dessus.

Les débuts d’un maestro

Né en 1932 dans une famille de la classe ouvrière, Eero Aarnio dessine de bonne heure, presque compulsivement. Le lieu où il a le plus ses habitudes, c’est la bibliothèque de Kallio, son quartier dans Helsinki. Là où il a entendu pendant la guerre le bruit terrifiant des bombardements, la lecture de Life Magazine lui fait découvrir le monde de l’après-guerre.

Jeune homme, il intègre comme stagiaire le studio de l’architecte Heikki Sysimetsä. Eero Aarnio obtient ensuite la plus haute note au test d’entrée de l’Institut des Arts Industriels de l’Ateneum d’Helsinki. Il y étudie l’architecture d’intérieur puis travaille successivement chez deux sommités du design finlandais, Ilmari Tapiovaara (1914-1999) et Antti Nurmesniemi (1927-2003).

Une vie de design

Aujourd’hui bardé de distinctions internationales, le nonagénaire se souvient de l’équipée sauvage qu’était, pour lui, la préparation des créations pour des concours, parfois emballées à la dernière minute à bord du taxi, en route vers l’aéroport pour les expédier.

Diplôme en poche, Eero Aarnio, part à Lahti, au sud de la Finlande, pour travailler chez le fabricant de mobilier Asko. En 1959, le jeune designer regagne Helsinki pour ouvrir son propre studio. Chez Asko, il a appris à fabriquer des meubles lui-même.

En pleine préparation du concours italien de meubles Cantu, le jeune marié doit tout lâcher pour emmener sa femme Pirkko de toute urgence à la maternité. Elle donne naissance à leur première fille. Le jeune père arrive ensuite troisième au concours. Il se représentera en 1964 et remporte alors le premier prix avec un projet de mobilier de bureau en contreplaqué et cuir, que le grand éditeur italien Cassina va produire.

Les Aarnio et leur bébé font le voyage Helsinki-Brianza, région du meuble, en Fiat 600 … à la grande stupéfaction de leurs interlocuteurs italiens.

1962 : premier succès, le tabouret Champignon

Le tabouret en rotin Champignon, caractérisé par des formes organiques, est en fait le tout premier produit iconique d’Eero Aarnio. Il a un peu tendance à être oublié alors qu’il fait sensation au Salon du Meuble de Cologne dès 1962.

Ces premiers faits d’armes sont médiatiques mais aussi commerciaux. En tant que designer, Eero Aarnio a toujours été passionné par les matériaux. En 1954, il se met à travailler le rotin. C’est par le travail manuel qu’il se dit qu’il serait intéressant d’en faire des tabourets. Il ne se met qu’ensuite à dessiner le modèle. Il l’enrichit avec des courbes pour lui donner plus de caractère. L’éditeur Asko va l’éditer en le faisant fabriquer par Sokeva, une association d’artisans. Le premier nom du tabouret champignon est « Juttujakkara », en français « tabouret d’histoire ». Un revendeur américain va suggérer de l’appeler plus simplement Champignon.

Siège ou petite table, il existe aujourd’hui en plusieurs tailles, édité par Eero Aarnio Originals. Le designer a d’ailleurs décidé d’ajouter à la version en rotin naturel, une version noire, en poly-rotin, destinée à l’extérieur.

L’essor d’une carrière

Eero Aarnio en train de faire un croquis
Eero Aarnio en train de faire un croquis DR

Au fil des années, en travaillant au cœur de ses maisons-studios successives, Eero Aarnio procède toujours au développement de ses produits, de la conception au prototypage et essais de nouveaux matériaux.

Les surfaces blanches en plastique renforcé ou la coque des bateaux en fibre de verre étaient le genre de choses qui, en début de carrière, retenaient l’attention du jeune designer. En faisant des essais avec ce type de matériaux, l’idée lui est ainsi venu de donner le jour à des formes organiques et lisses. En 1966, c’est dans cet esprit qu’il présente au Salon du Meuble de Cologne le fauteuil Ballon.

Le New York Times se fend d’un article élogieux. D’autres médias internationaux lui emboitent le pas à une époque où le design suscite plutôt l’écriture de sujets dans les revues spécialisées. Du fait de cette médiatisation internationale, ce siège d’un nouveau genre finit par partir en tournée mondiale. Eero Aarnio commence à voir son nom reconnu. En même temps, il peut se satisfaire de n’avoir pas écorné son intégrité de créateur.

La spécificité d’Eero Aarnio

Bien qu’apprécié, dès ses études, pour ses talents de dessinateur, Eero Aarnio explique parfois l’un de ses projets en traçant juste, presque à la diable, un crobard sur une feuille. Ce qui n’amoindrit pas la force graphique des créations qu’il a réalisé.

Passionné de graphisme et de photographie, Eero Aarnio, supervise volontiers, à l’instar de son confrère danois, Verner Panton, le stylisme des photos de ses produits. Ledit produit doit, selon lui, toujours être lisible. Le designer ne trouve pas intéressant non plus d’insister sur le nombre d’heures passées à peaufiner l’ergonomie.

Malgré ses créations souvent hors des formes traditionnelles, Eero Aarnio est un rationnel attaché à la fonction. Rien d’austère non plus, l’homme n’hésite d’ailleurs pas à transformer ses pièces de mobilier en véritables personnages de la vie domestique. Ces meubles ont d’abord été des personnages sixties ou seventies avant de durer, jusqu’à devenir intemporels.

Aarnio a toujours nourri le désir d’innover. Pour lui, « le nouveau matériau lui-même inspire de nouvelles formes. » C’est comme si rien de ce qui inspire Eero Aarnio n’était extérieur à ce qui fait le produit.

Le designer persiste

Le succès du fauteuil Ballon inaugure au-delà d’une nouvelle sorte de design, une nouvelle façon de s’asseoir, en se lovant tout simplement dans un cocon. Dans les intérieurs chics, chez les gens, au cinéma ou dans la publicité, cela deviendra presque un cliché d’apercevoir le siège de dos, révélant la silhouette d’une femme assise, jambes croisées.

Ce type de personnage a alors vocation à remplacer la dame élégante assise sur une bergère Louis XVI ou n’importe quel siège moderniste. Malgré les apparences, il n’est pas certain qu’Eero Aarnio se soit inspiré de l’esprit Space age ou des débuts du mouvement Pop. Le fauteuil, édité par le fabricant de meubles finlandais Asko, est alors réalisé en polyester et fibre de verre. Si ces matières étaient utilisées par les designers de l’époque, elles sont différemment considérées de nos jours, urgence environnementale oblige.

… et signe

Fort du succès du fauteuil Ballon, qui fait s’envoler sa notoriété, Eero Aarnio rempile avec le fauteuil Pastille. Elle est parfois identifiée au nom de Gyro. Le plastique dont elle est faite a conditionné son succès : il s’exporte jusqu’aux Etats-Unis.

Concrètement, le siège a la forme d’une cacahuète basse, sur laquelle on peut s’asseoir dedans ou dehors. Tant et si bien que Pastille peut aussi faire office de luge. Le plastique conditionne ses formes, rondes, lisses et la brillance donne à ses couleurs, rouge, jaune, vert, orange ou blanc un aspect acidulé.

Pour l’éditeur Asko, pas du tout perçu comme avant-gardiste, produire ce siège est une gageure commerciale, stratégiquement parlant, qui va s’avérer un véritable booster pour les autres produits de son catalogue. Si Ballon a fait la notoriété d’Aarnio, de son éditeur et la coolitude de la période, ces fauteuils deviennent moins prisés au milieu des années 70 car c’est un siège trop emblématique d’une époque pour durer dans le désir des gens.

Revival 60’s-70’s au début des années 90

A gauche, fauteuil Bulle d’Eero Aarnio, à droite, fauteuil Ballon
A gauche, fauteuil Bulle d’Eero Aarnio, à droite, fauteuil Ballon DR

Au début des années 90, en plein règne du post-modernisme, avec le design italien au premier rang, les journalistes des magazines de décoration ainsi que le public que personne ne pensait intéressé par le design, redécouvrent le design des sixties en général et celui réalisé en plastique en particulier. C’est inespéré parce qu’auparavant tout le monde dédaignait les objets de cette période.

Il faut rappeler que dans les années 80, un ourlet de pantalon pattes d’éléphant porté à quelque soit le degré de dérision vous valait illico l’étiquette de « ringard ». Au Danemark, des ouvriers à qui l’illustre éditeur Fritz Hansen avait offert à leur départ de la société des exemplaires du désormais cultissime fauteuil d’Arne Jacobsen, étaient, pour certains revenus les rendre parce que leur moitié les trouvait encombrant et démodé.

Mais au début de la décennie suivante, les stylistes voulant pimenter un shooting d’une note drôlatique, optaient souvent pour un meuble, de couleur vive apportant une touche « pop. » Les stylistes déco se mirent à chiner du vintage, ce que leurs homologues de la mode faisaient sans relâche depuis les années soixante-dix.

Des marchands du Faubourg Saint Germain se rendent comptent que le mobilier d’Eileen Gray acheté à vil prix dans les années 70 est devenu un trésor au moment où les architectes et les designers commencent à encenser Jean Prouvé. Au fond, ces stylistes qui avaient connu les styles Pop où Space Age en direct, déploraient peut-être des pièces comme le fauteuil Ballon d’Aarnio qui leur rappelait à quel point ils étaient depuis longtemps dans leur métier. Tous finirent par promouvoir le mobilier de leur jeunesse et les designers comme Eero Aarnio qui y étaient associés.

D’ailleurs dans ces années 90, très déco, on se reprit d’intérêt pour les designers du passé, puis contemporains. Pour un magazine de décoration, interviewer un designer trentenaire ne devenait plus une curiosité réservée aux magazines de design ou d’architecture.

Le retour d’Eero Aarnio

Dans ce contexte des années 90, Adelta International, un label finlandais édite à nouveau certaines pièces du mobilier conçu Eero Aarnio. Poney, une de ses créations conçue en 1973, ressortie chez Adelta International en 2001, n’a, en revanche, jamais été démodée. Il faut dire que ce siège caracole à bride abattue au-dessus des modes. Aarnio a inventé, si l’on peut dire, le poney à bascule. Mais ses formes sont stylisées à en devenir abstraites.

Sa singularité éclate en vert ou en jaune, proche du fluo. On ne saurait imaginer de compromis entre siège et tabouret plus sculptural. Au Musée des Arts décoratifs à Paris, il est présenté dans l’espace dédié au design pour les enfants. Pourtant un adulte peut s’y asseoir aisément sans être plus décalé qu’un collectionneur posant sur un banc en forme de crocodile des Lalanne.

Ce Poney n’est pas de fantaisie. Il est construit comme n’importe quel siège rembourré à armature de tubes métalliques et rembourré de mousse de polyuréthane, le tout recouvert de tissu stretch. Eero Arnio est formel : « Le designer est libre de donner à un siège la forme qu’il veut du moment qu’il est confortable. » Finalement, le Poney appartient peut-être à la catégorie des sièges d’enfants pour adultes.

L’éternelle jeunesse des produits

Fauteuil Elephant Boot et tabouret Mushroom en rotin e Eero Aarnio
Fauteuil Elephant Boot et tabouret Mushroom en rotin e Eero Aarnio DR

En 2003, l’éditeur de design italien Eugenio Perazza, fondateur en 1976 du label Magis, se met en tête d’offrir une chaise à sa petite-fille. L’offre du marché ne convenant pas à son œil exercé, il finit par lancer une collection de mobilier et d’accessoires pour enfants, qu’il appelle Meetoo.

L’année suivante, Eero Aarnio prototype un siège en polyéthylène auquel il donne la forme d’un petit chien stylisé. C’est à la fois un siège d’enfant qui a l’air d’une petite sculpture sur laquelle les adultes peuvent aussi s’asseoir et un siège qui ne craint pas d’être utilisé outdoor. Régulièrement il est décliné dans de nouvelles versions.

Eero Aarnio, décidément pas à cours de projets, a sorti en 2020, une petite sculpture enfin assumée. Se référant aux félins de son enfance, c’est d’un chat qu’elle prend la forme. Tout en céramique, noir, or ou platine, Kisou est un nouveau personnage arrivant comme un épisode d’une longue saga du design.