Les nombreuses réalisations de Raphael Navot concernent aussi bien l’édition – qu’elle soit autoproduite ou en collaboration avec des marques – que le design de collection, vendu en galerie. Mais ce sont avant tout ses projets d’architecture intérieure qui lui ont valu une reconnaissance précoce. Dernier opus qui confirme, une fois encore, le talent de ce conteur d’histoires : le nouvel Hôtel Dame des Arts, à Paris.
IDEAT : Comment vous situez-vous dans le monde du design ?
Raphael Navot : Ma structure est atypique. Je travaille seul et je réunis ponctuellement autour de moi des équipes indépendantes que je sélectionne selon les projets. Je n’ai pas à nourrir une grosse machine en acceptant des chantiers par nécessité. Cette liberté me permet aussi de choisir mes clients (commanditaires d’hôtels et de restaurants, NDLR). Là où un grand studio devra conduire vingt projets par an, deux ou trois me suffisent. C’est mon luxe.
Je peux faire des choses classiques ou surprenantes, comme des pièces en édition limitée avec ma galerie new-yorkaise, Friedman Benda, conçues à partir de déchets plastique issus des océans. Parce qu’on est plus soucieux d’écologie aujourd’hui qu’il y a vingt ans se posent en effet les questions de comment fabriquer et avec qui. Les artisans sont toujours moins célébrés que les designers alors que, personnellement, chaque fois que j’en rencontre, c’est pendant le développement de mon processus de réalisation, pas à la fin.
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IDEAT : Quelle est votre vision du design comme discipline ?
Raphael Navot : Pour moi, tous les objets – que ce soit un bijou ou une façade – émettent sur une même fréquence. Ce sont autant d’éléments disposés dans le monde, que je vois comme une grande scénographie. Dans mes projets d’hôtel, par exemple, je ne pense pas qu’à l’architecture. Mon travail de designer englobe d’autres aspects. Tout ce qui attire notre œil participe du design : intérieurs, vêtements, parfums… Cette discipline ne se divise pas en catégories.
Quand vous entrez dans une pièce, vous pénétrez dans un film, en captant plein d’informations : l’agencement, la lumière, les objets, les couleurs, les matériaux ou l’artisanat.Le design, selon moi, consiste à créer cette atmosphère. Si je me consacre autant à l’hôtellerie, c’est parce qu’elle accepte la représentation. Avec les résidences privées, c’est différent parce que personne ne veut vivre dans un film vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
IDEAT : L’espace public peut-il toujours être traité comme une scène, avec un décor plein d’émotions ?
Raphael Navot : Oui, d’autant plus que les émotions ressenties dans un espace sont tributaires de son décor. Lorsque le Silencio (sur lequel il a travaillé avec David Lynch, à Paris, NDLR) a ouvert en sous-sol, il y a une dizaine d’années, les gens avaient une idée préconçue concernant l’atmosphère de ce type de club. Or cet espace est doré, il en émane une lumière inattendue. À l’Hôtel National des Arts et Métiers, on se trouvait dans un centre de Paris un peu oublié. Il fallait donc en valoriser tout l’héritage culturel. J’ai téléphoné à une trentaine d’artisans autour de la capitale pour qu’ils travaillent à ce projet.
En fait, je ne développe jamais un concept pour que ce soit « joli ». Je ne suis pas un décorateur ; je ne sais pas comment on embellit un appartement privé. Je bâtis plutôt une histoire, en partie déjà là. C’est la narration et le contexte qui comptent, avec, à la base, l’architecture, sa localisation et l’intention du commanditaire. Même les beaux détails résultent davantage des histoires qui préexistent aux projets plutôt que d’une esthétique personnelle.
IDEAT : Vous dites que vous introduisez des scénarios et des émotions dans des contextes donnés ?
Raphael Navot : Absolument. Et qui parle de contexte parle aussi de contraintes ergonomiques, budgétaires et temporelles. Mais mon imagination doit faire naître une nouvelle forme de réalité. C’est pour cela que j’adore mon métier.
IDEAT : La Design Academy Eindhoven, dont vous êtes diplômé, c’était le temple de l’expérimentation ?
Raphael Navot : Oui, c’est vrai. Mais, plutôt que le design en lui-même, j’y ai étudié sa philosophie, sous la direction de Li Edelkoort. Je ne sais pas si cet enseignement existe toujours. J’ai passé mon diplôme avec deux spécialisations : « L’homme et le bien-être », cours régi par mon mentor, Ilse Crawford, et « L’homme et l’activité », dirigé par Oscar Peña. J’ai quitté l’école non pas en sachant faire du design, mais en sachant comment le penser, ce qui est le plus important pour créer une histoire.
IDEAT : Né à Jérusalem, étudiant à Eindhoven, puis designer à Paris : pourquoi ce parcours ?
Raphael Navot : J’ai des attaches familiales anciennes à Paris. La chanteuse Régine, récemment disparue, faisait partie de ma famille. Li Edelkoort m’avait aussi invité pour faire un stage ici. J’ai alors découvert le merveilleux savoir-faire français. Plâtre, pierre, porcelaine ou verre : les compétences dans l’Hexagone sont incomparables. Des façades haussmanniennes aux moulures des palais, tout illustre ces connaissances. À Paris, j’ai tout de suite travaillé avec de petits artisans. Ce qui m’attirait le plus, c’était le patrimoine, le savoir et les techniques, pas la décoration huppée ou les fantasmes aristocratiques.
IDEAT : Lorsque vous avez fondé votre studio, en 2003, de quoi rêviez-vous ?
Raphael Navot : D’opportunités. Je prenais tous les travaux que je pouvais dans des domaines variés. Si la première partie d’une carrière est faite d’occasions, la seconde procède de choix. Au Silencio, à Montmartre, j’ai travaillé avec Ateliers Gohard pour les dorures et Thierry Dreyfus pour les lumières. Leurs méthodes sont classiques, leurs réalisations, intemporelles.
Je me suis dit qu’il fallait tailler la pierre de manière différente, sans oublier de tirer parti de la technologie. Je voulais m’exprimer autrement qu’avec de la décoration. Il est alors devenu clair pour moi que cet artisanat local convenait pour créer des choses qui résistent à l’air du temps. Ça ne m’intéressait pas de produire un énième restaurant cool ou une jolie boutique.
IDEAT : Le récit de départ, c’est bien, mais jusqu’à quel point cela fait-il le projet ?
Raphael Navot : À l’Hôtel National des Arts et Métiers, par exemple, la technique de l’acier de la verrière faisait très Jules Verne. J’ai retrouvé le parcours de l’ingénieur qui l’avait élaborée ; il concevait des ponts. Dans ce genre de projet, on peut creuser profond pour bâtir une histoire. Trois ans après son achèvement, nous avons en outre obtenu un label environnemental, parce que, même dans un cadre ancien chargé de contraintes, nous avons pensé à chauffer et à climatiser autrement.
Pour le Silencio, c’était Molière, qui est enterré tout près. Non loin, il y a aussi l’ancien bâtiment du journal L’Aurore, qui a publié le « J’accuse… ! » de Zola. C’est un périmètre chargé de récits et de rébellion, parfait pour intervenir. Il est impossible pour moi de raconter une histoire sans m’appuyer sur de tels éléments, qui nous éloignent de nos ennemis contemporains que sont le packaging et le marketing.
IDEAT : Mais qu’est-ce qui fait qu’un projet devient pérenne ?
Raphael Navot : Les matériaux massifs, sur lesquels la patine est toujours la bienvenue : la pierre tient bien dans le temps ; le bois embellit au fil des ans ; le métal, l’acier, la laine, tout cela vieillit merveilleusement. Je ne travaille pas le placage, le stratifié, l’aluminium ou le plastique parce qu’ils vieillissent mal. Je ne suis pas trop non plus dans l’esprit vintage nostalgique, même si j’ai appris beaucoup en m’intéressant à l’histoire des styles. J’aime voir ce qui se faisait avant, notamment en matières de savoir et de tradition. Et à la fois, lorsqu’un nouveau logiciel sort, je suis le premier à m’y intéresser !
IDEAT : La lampe Landscape (Les Ateliers Courbet), le paravent Bruissement (De Gournay), la collection de tapis « Land » (Galerie Diurne) : y a-t-il un fil rouge entre ces créations intemporelles ?
Raphael Navot : Beaucoup de mes projets, de mobilier comme d’espaces intérieurs, participent des mêmes valeurs, qui les rendent très similaires malgré leur spécificité. Mes plus grandes sources d’inspiration, ce sont la géologie et la nature en général. Ne me posez pas de question sur un style de prédilection, je me soucie beaucoup plus de matérialité. Je recherche toujours une certaine forme de confort, au sens physique, mais aussi mental, et que mes projets transpirent l’imagination et la bienveillance, pour faire écho à la psyché des gens.
IDEAT : Vous voulez dire que vous partez du contenu du projet puis que la forme suit ?
Raphael Navot : Tout à fait. Pour moi, l’esthétique intervient à la fin, comme dernière manifestation de l’intention. Au Silencio, par exemple, rien de ce domaine du dessous ne devait ressembler à quoi que ce soit de celui du dessus. Nous avons même redessiné les robinets. Rien ne devait rappeler un autre monde que celui du Silencio, ce qui, je trouve, est typique de l’univers de David Lynch. Il a d’ailleurs fallu que j’utilise ses dessins pour concevoir le mobilier réalisé par Domeau & Pérès.
IDEAT : Les assises des boîtes de nuit sont rarement confortables…
Raphael Navot : Qui voudrait d’un canapé standard dans un night-club ? En revanche, le mobilier que j’ai créé avec la galerie Friedman Benda comprend un ensemble de canapés très confortables, inspirés de la main de King Kong. De grandes assises, douces, qui vous protègent, et dont le toucher évoque un muscle au repos.
IDEAT : Votre relation avec l’hôtellerie contemporaine ?
Raphael Navot : C’est au cas par cas. À l’hôtel Belle Plage de Cannes, par exemple, je me suis à nouveau appuyé sur l’histoire prestigieuse de la ville. Nous avons créé un jardin classique, évocateur des concours floraux à l’anglaise, pour retisser des liens avec le passé. Et le rooftop permet aux gens d’entrer facilement en contact les uns avec les autres. C’est fait exprès.
IDEAT : Et qu’en est-il du nouvel Hôtel Dame des Arts, à Paris ?
Raphael Navot : Avec ses 110 chambres, c’est le plus grand hôtel que j’aie jamais réalisé, mais il n’en reste pas moins doté d’un caractère intime. Il est situé dans le Quartier latin, à Saint-André-des-Arts, épicentre ancien de la capitale. La terrasse sur le toit est incroyable. De là, on peut contempler tout un tas de monuments. Il y a aussi un jardin.
J’ai pensé au Paris de la Belle Époque et à celui de la nouvelle vague, une ville cosmopolite où des liens se nouaient entre art, cinéma et jazz. Il a fallu repenser cette histoire et l’incarner. L’hôtel renferme un millier d’œuvres, je crois, évoquant le cinéma, la philosophie et la littérature. Un projet de trois ans, guidé au début par des intuitions. On l’a appelé « Dame des Arts » en pensant à Notre-Dame, mais aussi pour lui attribuer un nom féminin.