L’appel à la méditation de la créatrice Mathilde de l’Ecotais

IDEAT a posé quelques questions à la photographe, directrice artistique, réalisatrice et designer.

Restaurants, cuisines privées, fonds de piscine, publicités, ses images s’accordent à une multitude d’univers, culinaires ou non, proposant de mystérieux paysages propices à la contemplation. Complice depuis près de vingt ans du chef Thierry Marx, Mathilde de l’Ecotais l’accompagne dans de nombreux projets, livres et lieux, comme récemment le restaurant Onor, dont elle a imaginé tout l’espace. Avec pour seul fil conducteur son regard singulier sur la nature, elle navigue entre photographie, vidéo, design d’intérieur, installations artistiques… Rencontre.


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IDEAT : De quelle manière avez-vous rencontré la matière culinaire ?

Mathilde de l’Ecotais : J’ai été photo-reporteur pendant dix ans. Un jour, alors que je travaillais à Los Angeles à illustrer un sujet sur les gangs, une balle s’est logée dans mon gilet pare-balles. Le policier avec qui j’étais a tiré sur celui qui nous avait visés… un gamin de 15 ans. J’aurais pu mourir, mais c’est un môme qui a été tué… Je n’ai jamais pu y retourner.

Mathilde de l’Ecotais maîtrise plusieurs disciplines. De la photo au design d’espace, son travail magnifie la matière vivante qui, souvent, entre en résonance avec le monde de la gastronomie.
Mathilde de l’Ecotais maîtrise plusieurs disciplines. De la photo au design d’espace, son travail magnifie la matière vivante qui, souvent, entre en résonance avec le monde de la gastronomie. DR

Revenue à Paris, j’ai croisé la route d’Alain Ducasse, qui cherchait un photographe. Et ce monde de la gastronomie, que je ne connaissais pas, m’a beaucoup apaisée. J’ai découvert le travail des grands chefs, je me suis intéressée à leur « matière » et, de fil en aiguille, à toutes les matières vivantes. C’est très apaisant d’évoluer dans des univers dont le design est celui de la nature, dans une répétition de motifs qui s’en rapprochent.

IDEAT : Comment la rencontre avec Thierry Marx a-t-elle enrichi cette démarche ?

Mathilde de l’Ecotais : Premièrement, parce qu’il m’a fait confiance, me laissant ma part de création. Deuxièmement, parce qu’il faisait une cuisine différente, donc lui donner une image à part était très important pour moi. Aucune raison que l’univers de Thierry Marx soit le même que celui d’Alain Ducasse. Et c’est parce qu’il m’a laissé toute cette place que j’ai pu m’exprimer, d’abord dans un livre, puis en réponse à d’autres demandes.

Les ravioles « bras croisés » servies au restaurant Onor, de Thierry Marx (anciennement La Marée). Un décor pensé par l’artiste en accord avec la carte.
Les ravioles « bras croisés » servies au restaurant Onor, de Thierry Marx (anciennement La Marée). Un décor pensé par l’artiste en accord avec la carte. Mathilde de l'Ecotais

IDEAT : Quand vous avez commencé ce travail de macrophotographie, qui sert encore de fil conducteur à beaucoup de vos œuvres, sentiez-vous tenir quelque chose d’essentiel ?

Mathilde de l’Ecotais : D’essentiel pour moi, parce que cela m’a donc beaucoup apaisée. Et puis j’ai découvert un monde qui me fait voyager continuellement, en contact ou à proximité de matières visuelles absolument incroyables. Le poulpe, par exemple, est hallucinant. J’en ai fait une exposition en 2018 qui s’appelait « Poulp fiction ». Actuellement, je travaille sur un décor qui part d’un détail de sa peau quand il est hors de l’eau. C’est une découverte sans fin.

Restaurant du grand hôtel Le Garibaldi, à Nice.
Restaurant du grand hôtel Le Garibaldi, à Nice. DR

IDEAT : Comment s’est fait le passage de la photo au design et à l’aménagement d’espaces ?

Mathilde de l’Ecotais : Mon travail de photographe consiste à dessiner avec la lumière. Et c’est la même chose pour les lieux, quelle que soit l’échelle. Je me suis aperçue, en me rapprochant de la matière, qu’effectivement l’infiniment petit ressemble à l’infiniment grand. À partir de là, je me suis dit: pourquoi pas des fonds de piscine ou des crédences de cuisine ? Mais ce fut d’abord par désir de vivre dans des endroits originaux. J’avais l’impression que la décoration et le design étaient une suite de modes et que, finalement, tous les designers s’imitaient. Or, lorsque le point de départ est une photographie de la nature, ça ne peut jamais se répéter.

Pour l’hôtel 5 étoiles Les Sources de Caudalie, à Martillac (Gironde), Mathilde de l’Écotais, a réussi à transformer une photo en revêtement. Il s’agit d’ailerons de fugu reproduites sur 60 plaques d’aluminium, uniques et numérotées, qui tapissent le fond de cette piscine de 12 x 5 mètres.
Pour l’hôtel 5 étoiles Les Sources de Caudalie, à Martillac (Gironde), Mathilde de l’Écotais, a réussi à transformer une photo en revêtement. Il s’agit d’ailerons de fugu reproduites sur 60 plaques d’aluminium, uniques et numérotées, qui tapissent le fond de cette piscine de 12 x 5 mètres. DR

IDEAT : Mais, dans ce cas, quand votre travail de designeuse commence-t-il ?

Mathilde de l’Ecotais : À partir du moment où je dessine des choses qui n’ont pas forcément à voir avec la photographie de départ. En essayant le plus souvent possible d’y associer de nouvelles technologies. Pour Onor, j’ai dessiné des tables lumineuses fabriquées à partir de bouteilles recyclées, les portes d’entrée sont en déchets de cuir compressés, les tables sont recouvertes de cuir imprimé. Ça n’avait jamais été fait. Je travaille en ce moment sur la nageoire et réfléchis à comment l’utiliser pour créer des tables, des murs… Une fois photographiée, je la rends pérenne pour en faire autre chose. Un artisanat de très haut vol, c’est ça aussi: du très grand luxe produit à partir de déchets de poissonnerie !

Installation Table dynamique à la galerie Au fond de la cour (Paris VIe).
Installation Table dynamique à la galerie Au fond de la cour (Paris VIe). Mathilde de l'Ecotais

IDEAT : Concevoir un restaurant implique de respecter de nombreuses règles en matière de circulation, de confort, de lumière…

Mathilde de l’Ecotais : Il ne doit pas y avoir de conflit entre le beau et l’utile. Il faut pouvoir se parler sans que les gens de la table d’à côté entendent, être bien assis, que l’on fasse 1,65 mètre ou 1,80 mètre. Il est aussi nécessaire d’éclairer sans éblouir, de diriger le regard… C’est la fonction qui guide, mais à partir de là, je laisse libre cours à mon imagination. Je ne me demande pas si c’est possible, je cherche les gens qui vont m’aider à y parvenir. La mise en espace vient essentiellement de la lumière, de la fonction ou de l’histoire que l’on veut raconter.

Pour une cuisine privée, décor photographique représentant un aileron de fugu.
Pour une cuisine privée, décor photographique représentant un aileron de fugu. DR

Auparavant, le lieu où se trouve Onor s’appelait La Marée. Un restaurant avec une âme, que Thierry Marx connaissait depuis longtemps. Comment faire en sorte que ce passé devienne un trésor plutôt qu’un poids ? J’ai pensé à la carapace du crabe, ce qui m’a conduite à utiliser des matériaux nobles comme le bois et à des courbes. Et puis je me suis fait aider pour trouver les bons textiles en matières recyclées. Mais pour que tout soit fluide, il faut aussi collaborer avec les gens qui travaillent quotidiennement dans le restaurant, ce qui implique des heures passées sur le terrain. La cuisine était déjà ouverte, mais je l’ai agrandie et j’ai fait en sorte, avec une mise en scène théâtrale de la lumière, que le chef et ceux à qui il transmet son savoir et ses directives soient extrêmement visibles.

Dans la salle du restaurant Onor de Thierry Marx.
Dans la salle du restaurant Onor de Thierry Marx. Mathilde de l'Ecotais

IDEAT : Quel sens a pour vous une « expérience » au restaurant ?

Mathilde de l’Ecotais : La découverte de la cuisine d’un chef est une vraie parenthèse dans le temps. Passer à table devrait inciter à laisser de côté son portable. Le restaurant est encore l’un des seuls endroits où l’on se pose pour échanger. Et surtout quand il est gastronomique et qu’on paye cher, il mérite une attention particulière et un certain respect.

Quand on pousse sa porte, il faut être prêt à vivre une expérience. Et lorsque le lieu est en harmonie avec la cuisine et que tout fonctionne, il restera au client, plus tard, en fermant les yeux, une impression globale de ce voyage.

> Mathildedelecotais.com


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