Antxón Gómez, le décorateur des films d’Almodóvar

Rencontre avec le décorateur qui se cache derrière les chefs d'oeuvres du réalisateur espagnol.

On lui doit les plus beaux décors des films de Pedro Almodóvar. Passionné de design, nourri de pop art, capable des mélanges les plus audacieux, ce chef décorateur orchestre à chaque fois une fiesta visuelle qui fait danser les pupilles. Bienvenue dans le monde merveilleusement intense du décorateur d’Almodóvar, Antxón Gómez !


À lire aussi : Alain Adler, photographe de cinéma exposé à Paris


Antxón Gómez aime mélanger les styles et les couleurs, c’est la signature de ses décors.
Antxón Gómez aime mélanger les styles et les couleurs, c’est la signature de ses décors. DR

IDEAT : Depuis 1997, vous exaucez les rêves les plus fous de Pedro Almodóvar. Comment naissent les décors de vos films ?

Antxón Gómez : Il y a généralement une idée dans le scénario, à partir de laquelle j’imagine des choses, puis je les propose à Pedro, qui décide. Nous avons fait en tout une dizaine de films ensemble. Pour Strange Way of Life, le court-métrage présenté en Sélection officielle au Festival de Cannes cette année, le travail a été différent, car nous n’avions jamais réalisé de western. Les extérieurs ont été tournés à Almería, en Espagne, dans un village créé par Sergio Leone, que nous avons reconstruit, et les intérieurs ont été filmés en studio. C’est l’esprit du western, mais pas celui de l’Ouest américain.

IDEAT : Dans chaque film de Pedro Almodóvar, le décor est un personnage à part entière…

Antxón Gómez : En effet, tous les deux, nous travaillons cet aspect avec beaucoup de délicatesse. Le décor est un personnage haut en couleur parce que lui et moi avons vécu l’époque du pop art, c’est notre culture. Tout y est exagéré comme en Espagne, l’intensité des couleurs, la luminosité… Si on parle de rouge à Pedro, ça marche toujours. (Rires.) Cette outrance, c’est sa signature.


À lire aussi : Ce cinéma Art Déco est le vrai héros du film Empire of Light de Sam Mendes


Pedro Almodóvar sur le tournage d’Étreintes brisées (2009), avec Penélope Cruz
Pedro Almodóvar sur le tournage d’Étreintes brisées (2009), avec Penélope Cruz

IDEAT : C’est vous qui avez fait entrer le vert dans les décors du réalisateur espagnol…

Antxón Gómez : La première fois que j’ai utilisé cette couleur dans un film, c’était pour En chair et en os (1997). C’était un vert un peu gris. Ensuite je l’ai repris souvent, jusque dans le dernier, Strange Way of Life, dans lequel le bureau du shérif affiche ce même vert grisé.

IDEAT : Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Antxón Gómez : Un peu tout, car nos choix sont éclectiques. Je peux associer une chaise au design du XXe siècle avec un botijo espagnol (une cruche traditionnelle, NDLR), c’est le mélange des genres et des époques qui est intéressant. Dans le film Étreintes brisées (2009), pour lequel beaucoup de décors ont été construits en studio, on a réalisé de faux tableaux d’Andy Warhol. Sur une terrasse, j’ai mis des sièges d’Harry Bertoia et un fauteuil Tropicalia, en fil de scoubidou, de Patricia Urquiola ; dans l’un des intérieurs, un fauteuil Utrecht, de Gerrit Thomas Rietveld, et des chaises d’Ico Parisi.

J’aime beaucoup le travail de cet architecte et designer. Il a fait des choses très différentes. J’adore, par exemple, son lampadaire Iride, créé en 1970. J’ai ajouté l’affiche La Mela e la Pera (La Pomme et la Poire) d’Enzo Mari. En matière d’architecture, tout m’intéresse, d’Adolf Loos à Antoni Bonet Castellana en passant par Juhani Pallasmaa, Oscar Niemeyer, Álvaro Leite Siza, Ico Parisi, Enric Miralles… Je n’ai pas de préférence.


À lire aussi : Six Senses Rome : Patricia Urquiola signe le premier hôtel urbain du groupe


Le décor de La Piel que Habito  (2011) fait dialoguer du mobilier de toutes les époques. La grande suspension centrale est inspirée des années 7
Le décor de La Piel que Habito  (2011) fait dialoguer du mobilier de toutes les époques. La grande suspension centrale est inspirée des années 7

IDEAT : Les créations de Patricia Urquiola sont souvent présentes dans vos films…

Antxón Gómez : J’aime l’ironie que je perçois dans son travail, et Pedro l’adore. Elle a d’ailleurs conçu les portes vitrées de sa propre cuisine. Et dans Douleur et Gloire (2019), nous avons copié le dessin de la designeuse pour l’ensemble de la cuisine du protagoniste, l’appartement de Salvador, comme dans la maison d’Almodóvar.

IDEAT : Quel souvenir gardez-vous du décor de La Piel que Habito (2011) en tant que décorateur d’Almodóvar ?

Antxón Gómez : Ce film, ce fut de la folie ! Nous avons fabriqué une grande suspension centrale avec de nombreuses boules lumineuses dans l’esprit des années 70 et un tapis de onze mètres, façon constructivisme russe ; j’ai ajouté des fauteuils de Carlo Mollino, une étagère Art déco et la table Paralelas de Jaume Tresserra. Ce Catalan présente une vraie inclination pour le bois : un peu comme une relecture actualisée du travail de Pierre Charron. Ça m’inspire.


À lire aussi : Les 10 plus beaux cinémas au monde


Dans Tout sur ma mère (1999), Antxón Gómez a choisi un papier peint très 70’s dont les motifs évoquent des yeux grands ouverts.
Dans Tout sur ma mère (1999), Antxón Gómez a choisi un papier peint très 70’s dont les motifs évoquent des yeux grands ouverts.

IDEAT : Vous avez une fabuleuse collection de papiers peints vintage…

Antxón Gómez : Je possède environ 1 500 rouleaux, qui s’étendent des années 20 aux années 70 : du géométrique, de l’Art déco, des fleurs… J’ai de tout ! Certains ont été fabriqués par l’usine belge Peters-Lacroix, qui produisait ceux de Magritte. Quand on met du papier peint dans un film, on a besoin de moins de décor, car ça donne déjà beaucoup d’informations, notamment sur l’époque. Dans Tout sur ma mère (un film de 1999 sur lequel Antxón Gómez s’occupe de la direction artistique, NDLR), on a choisi un papier géométrique des années 70 présentant des motifs qui sont comme des yeux qui regardent…

IDEAT : Il y a toujours beaucoup d’objets dans les films d’Almodóvar. D’où viennent-ils ?

Antxón Gómez : Les petits objets sont apportés par Pedro lui-même, qui les prend chez lui, et il en achète aussi un certain nombre lors de ses voyages. C’est sa passion. Selon l’époque durant laquelle se déroule le film, on discute ensemble de ce qui peut convenir ou pas. Pedro introduit parfois des objets très emblématiques, comme la machine à écrire sur laquelle il a commencé à écrire ses scénarios. Celle-là, c’est une véritable icône ! 


À lire aussi : Séries, cinéma : le design à l’écran