Lorsque Tom Dixon a dû quitter Portobello Dock, dans l’ouest de la ville, il a d’abord cherché un endroit lumineux et ultramoderne. Après avoir fait le tour de Londres pendant des mois, il a enfin trouvé son bonheur : un ensemble de bâtiments victoriens en brique le long de Regent’s Canal, derrière la gare de Saint-Pancras, à presque 8 kilomètres de ses anciens locaux…
Lui qui, dans ses créations, a donné au style industriel une touche sexy en rendant hommage au passé ouvrier de la capitale britannique, en a finalement respecté l’histoire : « À la fin de notre bail, je rêvais d’un espace blanc, complètement clinique, avec de grands volumes… Et pour finir, nous nous retrouvons dans un vieux bâtiment en brique ! Autrefois, ce haut lieu de la drogue et de la prostitution londonienne était très mal famé, comme c’est le cas autour des gares du monde entier. Jusqu’au renouveau récent, personne ne venait ici. Or, j’aime ce secteur, car c’est un parfait équilibre entre notre héritage et le futur, entre la grandeur de l’industrie victorienne et les nouvelles architectures qui jouxtent nos bureaux, comme l’énorme bâtiment de Google de Thomas Heatherwick et Bjarke Ingels. Le développeur du quartier a eu la bonne idée d’y injecter du changement tout en conservant son caractère. »
Avec la proximité immédiate des gares de Saint-Pancras et King’s Cross, le siège de Tom Dixon, baptisé The Coal Office (« le bureau du charbon », parce qu’il s’agit effectivement d’un ancien entrepôt bâti en 1851), est autant connecté à Paris qu’au nord de l’Angleterre. Et c’est un carrefour pour ses clients : « Il est aussi important pour nous d’attirer les professionnels (décorateurs, architectes…), que l’on trouve plutôt à l’est et au centre, que les consommateurs. Or, il est de plus en plus difficile de faire sortir les décorateurs de leur bureau ! »
Il fallait bien ce lieu suffisamment spectaculaire pour leur donner envie de quitter leur planche à dessin. L’autre grande qualité du Coal Office tient dans sa situation, à côté de la Central Saint Martins School. « Cela m’a convaincu que je ferais partie de ce cœur battant de l’innovation. C’est la plus célèbre école d’art, de design et de mode d’Europe. Sans compter la présence de LVMH et Google. » Une question d’émulation pour le maître, ainsi qu’un vivier de jeunes talents à disposition…
Comme à Portobello Dock, outre des bureaux et une boutique, un restaurant vient d’ouvrir ses portes. Lorsque Tom Dixon a investi cette coquille vide de l’ère victorienne – qui a failli devenir le siège du télégénique chef Jamie Oliver –, seuls avaient étaient réalisés les aménagements de base (fenêtres, portes…) au-delà d’une restructuration générale opérée par l’architecte David Morley, après que cet édifice a abrité une boîte de nuit de longues années durant.
Tom Dixon a agencé l’intérieur, tout en préservant l’esprit brut des lieux : « Nous avons conservé les murs en l’état, en laissant la brique apparente. Puisque nous aménageons beaucoup de bureaux, j’ai appliqué ma philosophie à ma propre agence. Nous évitons les postes fixes, nous invitons les gens à collaborer dans des espaces communs ou à travailler par projet. Nous utilisons les salles de réunion de façon plus fluide qu’auparavant. » À l’entrée de ces dernières – elles ont investi tous les recoins du bâtiment –, un écran a par exemple été installé. Relié à chaque employé, il permet de visualiser la disponibilité des lieux depuis l’arrière de la boutique, face au canal, jusqu’aux espaces plus classiques des étages.
La boutique, aussi, est une zone fluide, divisée en plusieurs sections, avec notamment des corners « Made a Mano » ou « The Rug Company » : « Comme à Milan l’année dernière, où nous avions accueilli plusieurs marques dans notre espace temporaire », rappelle Tom Dixon. Mais le coin le plus intéressant, c’est le laboratoire, un atelier mitoyen de la boutique où sont réalisés, en public, les prototypes des lignes à venir. « On élabore ici les collections de l’année 2020. Ce n’est pas secret, il me semble essentiel que les gens voient nos créations dès leur genèse et que l’on recueille leur avis. C’est d’ailleurs un retour à ce que je faisais à mes débuts, dans mon atelier ouvert à tous, où je ne cachais rien. Avoir un magasin de mobilier poussiéreux, ce n’est vraiment pas l’avenir. C’est la fin de ce type de commerce. Il faut de la vie et de l’énergie ! Je pense qu’il est important de montrer notre petite cuisine interne. Pour moi, le business model du moment, c’est Kickstarter ou Instagram, où se dévoilent les processus créatifs, notamment ceux des jeunes. » Tom Dixon poursuit donc de façon très cohérente sa carrière d’autodidacte.
Artisan d’abord, designer indépendant ensuite, il a dirigé le studio de design de Habitat pendant dix ans (1998-2008), ce qui ne l’a pas empêché d’ouvrir sa propre agence, aussi maison d’édition, en 2002. Il y maîtrise toute la chaîne, de la création à la distribution. Un véritable entrepreneur. Tout au bout de cet édifice en longueur, c’est encore une volonté de transparence qui a guidé la conception du restaurant, puisque le chef cuisinera au milieu de la salle. « Le bâtiment est compliqué, on a voulu le fluidifier, abolir les frontières et retrouver le plaisir de travailler et de consommer. Même si la réglementation n’est pas encore prête ; il est difficile d’obtenir les autorisations nécessaires. Par exemple, nous n’avons pas le droit de laisser le grand public accéder aux bureaux. »
Dans ce petit phalanstère, 120 personnes s’activaient déjà avant l’ouverture du restaurant ; à terme, ils devraient être plus de 200… Un service que Tom Dixon aimerait rendre accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre : « Pourquoi ne pas imaginer une boîte de nuit ? À l’heure où les villes sont tellement denses, où l’on traque le moindre espace, il faut trouver une façon de rentabiliser les lieux. » Finalement, cette flexibilité, Tom Dixon l’a volontiers épousée. S’il possède une table dans une vaste pièce lumineuse avec quelques collaborateurs, il a déjà déniché son futur spot : « Mon bureau, ce sera le restaurant. J’ai appris avec les Italiens que les meilleures décisions se prennent autour d’un plat de pâtes et d’un café. Et c’est aussi une façon de ne pas me figer, de montrer l’exemple », s’amuse-t-il en abandonnant la table de l’interview pour glisser au fond du couloir, vers une salle de réunion. Signe qu’il a déjà pris le pli.