Que dire aux gens qui vous assignent encore uniquement à la mode ?
Ann Demeulemeester : Je ne me sens absolument pas assignée à quoi que ce soit ! Et je suis très heureuse que les gens soient toujours fans de ce que j’ai fait dans la mode. Cela représente quand même trente-cinq ans de ma vie et j’y travaillais jour et nuit. Le label « Ann Demeulemeester » vient juste de présenter sa nouvelle collection à Paris. La maison est maintenant aux mains de Claudio Antonioli, l’un de mes plus anciens clients et fans, qui est en train de créer un nouveau futur pour la marque dont la production a déménagé en Italie. Qualité optimale, beaux projets : j’en suis vraiment heureuse.
« Il me reste tellement de domaines à investir… »
Qu’avez-vous éprouvé en recevant en Belgique un Van de Velde Award pour l’ensemble de votre carrière ?
Cela m’a rendu très heureuse. Comme si ce prix démontrait que j’étais prise au sérieux comme designer et pas uniquement comme créatrice de mode. Si l’on pense à Henry Van de Velde lui-même (1863-1957), il était architecte mais produisait aussi de la porcelaine, de l’argenterie et de la peinture. C’était un créateur protéiforme, ce qui n’est pas si courant. En même temps, je ne pense pas qu’un prix reçu pour l’ensemble de mon œuvre sonne comme un glas. Il reste tellement de domaines que je pourrais investir… Ce prix, c’est comme si on me tapait sur l’épaule en me disant : « Continue et essaie de nouvelles choses. »
Quel est votre plus ancien souvenir de design ?
En réalité, mon premier amour, c’est l’art. Et mon tout premier souvenir d’émotion artistique, ce sont les sculptures dans les églises que je visitais avec mes parents. J’étais hypnotisée… Ensuite, j’ai évolué vers l’art de façon plus générale, avec de plus en plus d’arts appliqués. J’ai ensuite réalisé qu’on pouvait avoir des objets beaux et utiles. Qu’il s’agisse d’une maison ou d’une table.
« J’étais phagocytée par la mode »
A-t-on toujours besoin de créateurs pour les objets autour de nous ?
Ann Demeulemeester : Bien sûr. Tous les objets que vous prenez en main, quelqu’un les a conçus. Designer est à mon sens une belle profession.
Etes-vous passé de la mode au design de façon planifiée ?
Planifiée, non… Le problème est que la mode me prenait tout mon temps même si j’avais déjà fait quelques pas de côté : une petite collection de tables dans les années 1990, un banc pour la ville d’Anvers et plusieurs expositions. Au moment où j’ai décidé de quitter la mode, j’ai eu tout à coup du temps pour tout (rires). Un sentiment incroyable ! J’ai commencé par me construire un bel atelier sans avoir de projet défini. Le plus grand luxe, c’était pour moi d’avoir un lieu où travailler seule, jusqu’à ce que l’idée que j’avais en tête soit claire et que je puisse la réaliser de mes propres mains. C’est ce que j’ai fait !
« Dans le design, je ne ressens pas la même pression »
Quelle différence entre le temps de la création en mode et celui du design ?
D’un point de vue pratique, la mode exige beaucoup. Vous devez par exemple faire quatre collections par an et dessiner des centaines de modèles. Je travaillais dans un certain rythme parce que je suivais ce calendrier. Dans le design, je ne sens pas la même pression. C’en est même libérateur.
Quelle place pour l’émotion et la poésie dans les objets du quotidien ?
Je pense que dans le bon design, vous pouvez percevoir l’âme du designer. Je ne suis pas la seule à sentir tout de suite si quelque chose a été créé avec amour ou avec une vision. Cela tisse un bel échange entre les créateurs et les personnes à qui ils s’adressent.
De l’influence d’ un Le Corbusier sur Ann Demeulemeester
Les objets peuvent-ils dégager une énergie ?
Ann Demeulemeester : Bien sûr ! J’en suis même persuadée. J’ai vécu pendant plus de trente ans dans une maison de Le Corbusier et cette beauté-là a vraiment influencé ma vie. Je pouvais m’y enthousiasmer des plus petites choses, des fenêtres aussi bien que de la façon dont la lumière y entrait. C’était tellement inspirant pour faire moi-même quelque chose de beau… J’éprouve de la reconnaissance envers les designers et architectes qui peuvent influencer jusqu’à la façon dont vous vous sentez, agissez ou travaillez.
Peut-on définir des éléments récurrents dans votre vocabulaire de designer ?
Je ne pense pas. C’est très difficile de s’analyser soi-même. J’ai travaillé toute ma vie à trouver mon propre chemin, à créer mon propre style. Ce n’est pas si difficile. Si vous avez votre propre voix, il faut qu’elle soit entendue.
« J’aime tout dans la sculpture »
Le critique de design belge Max Borka a souligné le rôle des socles dans vos créations…
Cela nous ramène à mon amour de la sculpture. J’aime tout dans cet art, y compris les socles. C’est une très belle chose de mettre une création en valeur, un peu comme de ceindre votre travail d’un diadème. Pour moi, même le motif sur la porcelaine d’un plat est une façon de rehausser la nourriture sur un piédestal. Mon dessin sur le service « Dé » peut être aussi vu comme une sorte de couronne peinte autour des aliments. Et d’un socle de vase peut surgir de la lumière.
Observez-vous le design actuel ?
Pas du tout ! Je ne regarde jamais le travail des autres parce que cela me perturbe. Je reste concentrée sur mon travail. Cela peut sembler étrange mais pour moi, c’est la seule solution. Quand je faisais de la mode, je ne regardais jamais ce que produisaient les autres, n’assistant à aucun défilé, jamais.
« Je suis très exigeante, difficile, perfectionniste… »
Avant la production industrielle, fabriquez-vous vos prototypes, comme les makers ?
Ann Demeulemeester : Oui, pour ma collection de porcelaine, j’ai fait tous les prototypes moi-même. C’était vraiment fantastique mais j’ai dû apprendre pendant quelques années pour y parvenir. Il y a des choses que je ne peux pas faire seule, comme la coutellerie ou le travail de l’acier. Je fournis donc des dessins terriblement précis, avec des vues sous tous les angles, pour montrer tous les paramètres de l’objet. A ce stade, je peux le laisser partir. Je suis très exigeante, difficile, perfectionniste… Quand je collabore avec des gens, je les préviens : « Vous êtes sûr ? Parce que je suis vraiment difficile. » (Rires) Mais à la fin, quand on a fait quelque chose de vraiment beau ensemble, on en éprouve des deux côtés une grande satisfaction.
Choix et traitement des matériaux sont-ils de votre seul ressort ?
Oui, parce qu’il y a des idées, des émotions, des matériaux qui, à la fin, donnent un objet unique. Tout est lié et passe par moi.
« Il y a de l’âme dans tout cela »
Votre service de table « Dé » a fait sensation. A votre avis, pourquoi ?
Faisant tout toute seule, j’avais une idée précise de ce que je voulais. Le jour où j’ai ouvert mon four et que j’y ai vu exactement ce que je cherchais, j’étais très fière. Il fallait ensuite trouver les bonnes personnes pour le produire. Ce n’était pas facile mais j’ai eu l’aide formidable de Serax. Ils ont trouvé la manufacture adéquate, capable de peindre chaque plat à la main, de la façon dont je l’avais fait. J’aime aussi l’idée que chaque plat soit différent. Il y a de l’âme dans tout cela. Je continue à en recevoir des commentaires presque tous les jours.
Quel est le principe de cette troisième collection avec Serax ?
Je précise que la collection Ann Demeulemeester est une collection à part, réalisée sous le parapluie de Serax. Je ne travaille pas pour eux, ce n’est pas non plus une collection « by Serax ». C’est une entité à part entière que Serax réalise avec des artisans chinois, seuls à maîtriser cette peinture à la main. Ce sont de grands spécialistes qui appliquent notamment leurs techniques sur des vases en porcelaine. En même temps, je n’ai rien contre le design industriel sans lequel – je le redis – je n’aurais pas pu faire de coutellerie, par exemple.
« Une sculpture qui donne de la lumière »
A chaque nouvelle création correspond donc un savoir-faire ?
Ann Demeulemeester : Oui, pour les vases lumineux, j’ai recouru aux technologies propres aux luminaires même si j’avais en tête la lumière de la bougie. Je voulais aussi, pour le contraste, travailler le cristal. Cela nous a pris un an pour élaborer les quatre formes de mes vases dans lesquels on insère une bougie dans un cylindre transparent. Brusquement, cela devient une sculpture qui donne de la lumière. On ne voit que le mouvement de la lumière, même pas la bougie. Il y a aussi la lampe Eo, fine comme un insecte. Nous avons juste mis un abat-jour en papier dessus. Mon mari en a peint un. Nous étions comme deux enfants en train de jouer.
Vouliez-vous avec la lampe Eo faire un nouveau type de luminaire ?
Disons plutôt que c’est comme si je disais : « Voilà ce que j’ai fait, à vous d’y apporter votre touche. » Tous ceux qui vivent au contact d’enfants voient très bien ce dont je parle. Qu’ils dessinent sur l’abat-jour et l’objet se charge illico d’émotions.
La lumière pour créer une atmosphère
La baladeuse Lex est une lampe pratique par contre…
Certes, vous pouvez aller partout avec, même à l’extérieur. Une fois rechargée, pas besoin de prise. J’ai choisi le verre que je voulais et j’ai ajouté un variateur. C’est aussi l’idéal pour une veilleuse de chambre d’enfant. Mais avec elle, vous allez pouvoir créer une atmosphère où vous voulez. La lumière influence ce qu’on ressent d’un espace.
« L’origine influence toujours un peu »
Dorian est présenté comme un cadre, mais c’est surtout un miroir…
Ann Demeulemeester : C’est à première vue un cadre à poser au mur. J’ai imaginé quelqu’un obligé par la forme de l’objet de s’en approcher en croyant qu’il s’agit d’une œuvre encadrée. La personne s’approche… et elle se voit elle-même. J’aime beaucoup cette idée. Cela correspond à une image assez primitive, une réminiscence de Blanche-Neige. Je pensais évidemment aussi au Dorian Gray d’Oscar Wilde. On regarderait ce miroir sans jamais vieillir ! (Rire).
L’influence de la Flandre sur les designers belges, vérité ou cliché ?
Je ne sais pas… C’est une tradition flamande de travailler avec les pieds sur terre et du mieux possible, durement s’il le faut. Je ne ne m’avancerai pas plus. Je peux certainement parler de l’influence des grands maîtres de la peinture flamande. Si j’entends clair-obscur, cela me parle évidemment, même si je le réinterprète. Nous sommes au Nord, peut-être plus sévères. L’origine influence toujours un peu. Mais ce sont des règles qui se brisent, sinon ce serait des carcans. Je préfère de loin l’imprévu. C’est ce qui fait la beauté de la création…
> Les « Collections par Ann Demeulemeester – Serax » seront disponibles à partir de mai 2021 sur le site de Serax et dans ses nombreux points de vente.