Réalisateur, scénariste, producteur, François Ozon est aussi l’un des rares cinéastes français à accorder autant d’importance aux décors de ses films. À raison d’un long-métrage par an, ou presque, il a exploré tous les genres, en s’entourant des plus grands chefs décorateurs. Qu’il s’agisse de l’ambiance kitsch des années 70 dans Potiche, de l’esprit hollywoodien de 8 Femmes ou du faste des intérieurs Art déco de Mon crime, il considère chaque film comme une maison dont il a la clé. Visite guidée par cet esthète inspiré.
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IDEAT : Comment naissent les décors de vos films ?
François Ozon : J’ai besoin de visualiser les choses en écrivant mes scénarios. J’ai souvent en tête des lieux que je connais déjà. Quand c’est, par exemple, l’appartement d’un couple d’aujourd’hui, je peux imaginer le mien ou celui d’un ami. Parfois, ce sont des éléments de décor très précis qui ont une signification dans la dramaturgie. Mais, dans le cas d’un film d’époque, c’est plus abstrait. Je fais partie des réalisateurs qui, lors des repérages, sont ouverts à toute proposition.
IDEAT : Pourquoi accordez-vous une telle importance aux décors ?
François Ozon : Pour moi, le décor est un aspect narratif du film, il raconte le personnage, l’histoire, le milieu social. À travers lui, de nombreuses choses peuvent être induites. Je trouve que, dans le cinéma français, les décors sont souvent inexistants, il n’y a pas vraiment de travail à ce niveau-là. Même si c’est un film contemporain, je me pose beaucoup de questions : sur quel genre de canapé il s’assied, quel genre de télévision ils ont…
IDEAT : D’une manière générale, comment travaillez-vous avec les chefs décorateurs ?
François Ozon : C’est un échange, les techniciens sur un film sont comme les acteurs, il faut les mettre en scène. Ils connaissent bien plus de choses que moi en matière de décoration et de style. Moi, j’ai des intuitions et des idées. Quand je tourne un film qui se passe à une époque précise, j’ai d’abord besoin de partir du réel – photos, magazines, films – pour voir concrètement comment étaient les décors, avant de faire un choix : respecte-t-on cette réalité ou prend-on des libertés ?
IDEAT : C’est ce que vous avez fait pour Mon crime (2023), qui se passe dans les années 30 ?
François Ozon : Oui, j’ai posé des questions sur les styles Art déco et Art nouveau au chef décorateur Jean Rabasse, qui est venu avec une grosse documentation. Sur ce film, nous nous sommes inspirés des années 30 en France, mais vues par les Américains, en étant plus dans l’ordre du symbole que du réalisme. C’est stylisé. Je ne pense pas qu’à l’époque tout le monde était entièrement meublé Art déco, c’était un mélange de choses, comme aujourd’hui d’ailleurs.
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IDEAT : Dans Mon crime, la villa du producteur, interprété par Jean-Christophe Bouvet, est une pépite Art déco…
François Ozon : J’avais envie d’une villa hollywoodienne, pas d’un immeuble haussmannien. Nous l’avons trouvée en Belgique où il y a encore un grand nombre de bâtiments Art déco, contrairement à la France. Il s’agit de la villa Empain, construite au début des années 30 par l’architecte suisse Michel Polak, à la demande du baron Louis Empain. Quand on la voit avec sa piscine, on est vraiment à Hollywood, c’est magnifique et ça dépeint tout de suite la grandeur du personnage.
IDEAT : Avez-vous fait appel à vos goûts personnels pour ce film ?
François Ozon : Non, mais ça raconte bien l’époque et c’est très beau à filmer. Je vous avoue que mes goûts en matière de décoration me portent plutôt vers le confort. (Rires.) Je ne suis ni matérialiste ni collectionneur. Je m’investis davantage dans les décors de mes films que dans mes décors personnels. C’est souvent comme ça chez les artistes.
IDEAT : Le design infléchit-il parfois votre travail ?
François Ozon : J’apprécie la géométrie, les lignes, donc, d’un point de vue graphique, c’est important. J’ai besoin de filmer des décors que j’aime comme j’ai besoin de filmer des acteurs que j’aime. Il y a quelque chose de l’ordre de la beauté qu’il m’est nécessaire de reconnaître. Ça a été un vrai plaisir de reconstituer les décors années 30 de Mon Crime.
IDEAT : Pour créer le bureau d’André Dussollier dans l’usine de pneumatiques, Jean Rabasse s’est inspiré de Jacques-Émile Ruhlmann (1879-1933), André Arbus (1903-1969), Eugène Printz (1889-1948)…
François Ozon : Tout est restitué en studio. On a emprunté aux usines des années 30, notamment au film Les Temps modernes (1936), de Charlie Chaplin, avec le patron (André Dussollier, NDLR) qui surveille les ouvriers derrière une grande baie vitrée. Je voulais un bureau majestueux. Jean Rabasse a travaillé les verts et les marbres ; il y a eu un gros investissement sur ce décor.
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IDEAT : Le film réunit des meubles de Jules Leleu et de Maurice Dufrène, une sculpture de Chana Orloff, des vases Lalique et Daum, une reproduction de l’ours polaire de François Pompon… Vous souhaitiez que ce soit d’une grande richesse visuelle…
François Ozon : Oui, car l’action se passe dans peu de lieux, le film est tiré d’une pièce de théâtre où les scènes sont assez longues, je craignais de m’ennuyer sans cette richesse visuelle. Philippe Cord’homme, ensemblier * spécialiste des années 30, a proposé, sous la direction de Jean Rabasse, énormément de choses.
IDEAT : On retrouve aussi les appliques Art déco présentes dans L’Amant double (2017)…
François Ozon : Absolument, je m’en suis rendu compte en les filmant ! (Rires.) Nous les avions en effet déjà louées pour essayer d’avoir ce côté années 30 dans L’Amant double. Ces appliques sont des reproductions d’un modèle des années 30-40.
IDEAT : Vous avez aussi tourné dans la grande salle Youssef Chahine, du cinéma Louxor, à Paris…
François Ozon : C’est l’une des rares salles à avoir conservé cet esprit Art déco. Elle est très belle avec son style égyptien, très représentative de ce qui se faisait. Quant à la salle de bains en mosaïque, nous l’avons trouvée à Bordeaux, elle est inspirée des salles de bains orientales de l’époque.
IDEAT : Pour le film Potiche (2010), quel a été votre parti pris ?
François Ozon : Avec Katia Wyszkop, la cheffe décoratrice, nous sommes partis de la réalité des années 70 et avons regardé beaucoup de films. La façon de filmer les décors était très différente. On mettait le projecteur en pleine gueule, tout était éclairé, on voyait le moindre détail, ce qu’on ne fait plus aujourd’hui : on laisse souvent des parties du décor dans l’obscurité.
On a travaillé sur des aplats de couleurs et on a ressenti une certaine jubilation à retrouver le design de toutes sortes d’accessoires, comme le téléphone habillé de moquette avec des petits glands, le même que celui de ma grand-mère. C’est les années 70 un peu moches, où l’on peut avoir du Louis XV mélangé avec des objets modernes. Il a fallu faire le bon dosage pour ne pas tomber dans le cliché.
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IDEAT : Dans Potiche, Catherine Deneuve passe d’un décor bourgeois à un autre, nettement plus moderne. Vous vous êtes inspiré du mobilier d’Eero Saarinen et de Roger Sprunger pour l’usine de parapluies ?
François Ozon : Oui, l’idée était de montrer que le personnage de Catherine Deneuve, à partir du moment où il prend le pouvoir dans l’usine, est en phase avec son époque et le design des années 70. On peut se permettre des libertés avec le design et les décors quand on est dans une comédie, c’est agréable.
IDEAT : Et pour le film 8 Femmes (2002) ?
François Ozon : Là, c’est l’artifice total, dont j’assume le côté carton-pâte et studio. Avec le chef décorateur Arnaud de Moléron, on a voulu une ambiance très hollywoodienne. Ça ne ressemble pas du tout à la France des années 50, mais à des décors américains des années 40 en Technicolor. C’est un peu une maison de poupées. Le travail est surtout sur les couleurs et les costumes. Le décor est davantage un espace dans lequel les personnages sont enfermés.
IDEAT : Dans Peter von Kant (2022), film inspiré des Larmes amères de Petra von Kant (1972), de Rainer Werner Fassbinder (1942-1982), vous montrez une tout autre facette des années 70…
François Ozon : Oui, c’est très différent de Potiche. J’ai demandé à Katia Wyszkop les belles années 70. J’avais beaucoup aimé son travail sur le film Saint Laurent (2014), de Bertrand Bonello, avec des meubles laqués et des œuvres d’art. Elle montrait ces années 70 qui nous plaisent encore aujourd’hui. On a choisi un décor plus sophistiqué, qui raconte ce personnage vivant dans une sorte de loft, un peu à la Factory (atelier ouvert par Andy Warhol, à New York, en 1964, NDLR), où l’on peut à la fois travailler, dormir, faire du montage de film…
IDEAT : Ici, le décor est un marqueur fort des sentiments et de la sexualité ?
François Ozon : Oui, car le personnage passe son temps dans son lit. Le film original de Fassbinder se déroulait uniquement dans une chambre. Moi, j’ai voulu qu’on puisse déambuler autour de cette pièce, mais tout tourne quand même autour du lit.
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IDEAT : Le choix du carrelage sombre sur les murs et des teintes sourdes est surprenant…
François Ozon : On avait envie de casser cette image des années 70 colorées. On a travaillé avec Katia et le chef opérateur sur l’idée des brillances, des reflets. C’est un film sur le narcissisme d’un personnage. Il fallait qu’il y ait des miroirs, que les murs soient laqués, qu’on puisse se voir dedans.
IDEAT : D’où viennent les statues rouges du salon ?
François Ozon : Elles étaient dans le bureau de Katia. Je crois qu’elles faisaient partie du film Saint Laurent, d’ailleurs. C’est un hasard. C’est souvent comme ça aussi que l’on construit un décor.
IDEAT : Vous arrive-t-il de glisser des éléments personnels dans vos décors ?
François Ozon : Oui, c’est le cas dans Peter von Kant, quand Isabelle Adjani voit sur l’étagère les prix que Peter a gagnés dans des festivals, ce sont les miens. Il m’est arrivé aussi de mettre des tableaux, des costumes ou un de mes pulls. En matière de décor, l’idée de la maison me plaît. J’ai d’ailleurs réalisé un film qui s’appelle Dans La Maison (2012).
J’aime la représenter comme un espace mental qui raconte le personnage. Chaque film pourrait être décrit comme une maison parcourue d’un style en soi : Dans la maison, c’est le petit pavillon de banlieue un peu à l’américaine, Mon Crime, c’est la villa hollywoodienne, 8 Femmes, c’est le manoir anglais des années 50…
IDEAT : Quelle serait votre pièce de vie idéale ?
François Ozon : J’aime un aspect monacal pour la chambre. C’est très important pour moi de dormir dans une chambre qui n’est pas chargée, ma tête l’est déjà suffisamment. (Rires.) Il ne faut pas de choses trop pesantes pour être sûr de bien dormir.
IDEAT : Et votre prochain film ?
François Ozon : Il sera très différent de Mon crime, plus naturaliste et taiseux. Mon crime est bavard et très stylisé. Je vais ancrer le prochain davantage dans la réalité et la nature, je pense. Ce sera plus un film d’extérieur que d’intérieur.
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