S’extraire de sa routine, élargir sa focale, dépayser ses sens, hybrider son langage : voilà ce que visent tous les artistes, quelle que soit leur discipline, lorsqu’ils entrent en résidence. Voici donc sept résidences pour designers parmi les plus inspirantes du moment.
À la Villa Médicis, la plus fameuse d’entre toutes, les critères d’entrée, hyper-sélectifs, sont contrebalancés par une non obligation de résultat. Le luxe offert aux créatifs étant avant tout celui du temps de la réflexion et du tâtonnement, si rare dans une société qui valorise le rendement.
À la différence des écrivains, des cinéastes, voire de certains plasticiens, les designers ont la particularité de travailler sur des objets « en dur » et il leur faut des machines sophistiquées pour donner forme au bois, au verre, voire à des composés plus complexes. Certaines des résidences référencées ici se focalisent d’ailleurs presque exclusivement sur une technique et une matière.
Les plus belles résidences pour designers à travers le monde
1. La Villa Albertine aux États-Unis
À la différence de ses consœurs – la Villa Médicis à Rome, la Villa Kujoyama à Kyoto ou la Casa de Velázquez à Madrid –, la Villa Albertine, quatrième résidence sous tutelle de l’État français à l’étranger, lancée en 2021, n’opère pas dans une ville ni une bâtisse déterminée, mais elle dissémine ses pensionnaires sur tout le territoire des États-Unis. Une souplesse et un rayonnement tous azimuts, c’est ce dont elle s’assure !
Par exemple, en 2023, le plasticien Paul Maheke oscillera entre Chicago et Las Vegas pour étudier l’héritage du roller disco, tandis que la romancière Nina Leger explorera Oroville (Californie), ville symbole de la conquête de l’Ouest.
Côté design et métiers d’art toutefois, les six prochains pensionnaires, mécénés par la Fondation Bettencourt Schueller, se concentrent sur New York, à l’exception de Chloé Bensahel, dont les travaux textiles iront s’enrichir auprès du MIT, à Cambridge, près de Boston, la meilleure université du monde en matière de technologie. C’est que Big Apple demeure, plus que dans les autres domaines artistiques, la capitale incontestée des arts décoratifs américains.
C’est d’ailleurs à New York que les Françaises Odile Hainaut et Claire Pijoulat ont fondé, en 2011, WantedDesign, une plate-forme de promotion du design à laquelle s’associe la Villa Albertine pour accueillir trois des six designers de la promo 2023 : Ève George (qui est aussi souffleuse de verre), Gala Espel (également scénographe) et Felipe Ribon travailleront pendant quelques mois à Industry City, énorme complexe anciennement manufacturier de Brooklyn qui, depuis 2010, vit au rythme des industries créatives.
Collaborer avec les dizaines d’artisans qui ont ici leur atelier, façonner des œuvres à l’aune de l’histoire et des esthétiques new-yorkaises, voilà à quoi, guidés par WantedDesign, ils s’emploieront.
2. Le Nordisk Kunstnarsenter Dale en Norvège
Pour les contemplatifs, les épris de silence, les presque ermites, les adorateurs du vivant, voilà une résidence de rêve ! À trois heures de route au nord de Bergen, le micro-village de Dale embrasse le fjord homonyme dans toute sa minéralité spectaculaire.
C’est là que, dans les années 70, le député travailliste Oddleif Fagerheim et son épouse Thora Nitter ont fait construire la villa Lidskjalv, petit bijou fonctionnaliste comme la Scandinavie en a le secret, pensé par l’architecte Peder A. Riestesund.
Cette résidence pour designers de pierre et de bois tout en angles, ils en ont fait don en 1998 au Conseil nordique des ministres, organisation intergouvernementale qui rayonne au-delà de la stricte Norvège, afin qu’un centre d’art y voie le jour. Alors autour, des bungalows aux lignes pures ont été érigés pour loger des créateurs que les finistères n’effraient pas : ici, on reste trois mois minimum ; il y fait très froid et très nuit une bonne partie de l’année.
On entre là sur candidatures. Une fois sélectionnés, les heureux élus reçoivent 1 000 euros de défraiement par mois environ. Ils disposent d’un studio dernier cri où ils travaillent le bois, le textile, voire les composés chimiques, derrière de grandes baies vitrées orientées plein nord.
Parmi les designers remarquables passés par là, quelques Allemands (Millia Seyppel, en 2013), des Anglais (Peter Marigold, en 2009), mais surtout, bien sûr, des Scandinaves : la Danoise Else-Rikke Bruun, experte en pliages de bois, vint en 2015 ; la Norvégienne Vilde Hagelund, styliste de l’épure, en 2021. Comme une preuve supplémentaire que Grand Nord et grand design, décidément, font la paire.
3. L’Atelier Pierre Culot en Belgique
Ses assiettes, plats et pichets figurent toujours en bonne place dans les vaisseliers des familles belges. Le potier Pierre Culot (1938-2011) façonnait ses objets et sculptures dans le Brabant wallon, à Roux-Miroir pour être exact, où son atelier jouxtait joliment sa maison. Un lieu tout à la gloire de la céramique que son fils, Joseph Culot, mû par le désir de faire vivre l’œuvre paternelle, a transformé en micro-résidence en 2017.
Des créateurs à la lisière du design, de l’art et de l’artisanat, dûment sélectionnés par le directeur artistique Dimitri Jeurissen, ont alors rallumé le four et redonné vie à l’outillage du maître, tandis que Pascal Slootmakers, ancien assistant de Culot, les assurait de sa supervision technique.
Ainsi, la résidence pour designers a accueilli le céramiste belge Éric Croes, dont l’œuvre artistique et décorative a des airs de joyeux bestiaire, mais aussi le duo anglo-français Daniel Dewar et Grégory Gicquel, qui sculpte la bizarrerie comme personne.
Depuis, la Covid-19 est passée par là. Si Jeurissen a pris la tangente, Joseph Culot est, lui, bien décidé à relancer la machine cette année : une architecte et designer a été approchée pour séjourner et travailler à Roux-Miroir en 2023. De ces résidences, s’étalant de quinze jours à trois mois au gré des envies, naissent évidemment des pièces.
Chaque artiste/designer en laisse une sur place, laquelle décorera l’intérieur de la demeure de brique, voire le jardin attenant, où les sculptures de Culot scandent poétiquement la déambulation. Les autres pièces, à l’issue de la résidence, sont vendues sur place. Et le bouche-à-oreille aidant, il n’en est jamais resté beaucoup.
4. Le Domaine de Boisbuchet en France
Plus qu’une résidence, c’est un campus bucolique où le design reprend des couleurs tous les étés. Les générations s’y suivent. On y réseaute joyeusement.
Au fin fond de la Charente, sur la commune de Lessac, le collectionneur allemand Alexander von Vegesack – par ailleurs cofondateur du Vitra Museum, à Weil am Rhein (Allemagne) – s’est entiché en 1986 du riant domaine de Boisbuchet où se dressent, outre un château-gentilhommière du XIXe siècle, un vieux moulin, des corps de ferme, des arbres par milliers…
Un rêve de ruralité sur lequel fondent des cohortes de jeunes designers du monde entier pour expérimenter leur art à leur aise : four à céramique, atelier de soufflage de verre, machines pour travailler le bois, le métal ou le plastique, tout est là pour voguer de médium en médium ou pour, au contraire, approfondir une pratique.
Sélectionné sur CV, lettre de motivation et entretien en visio, on réside là sept jours au moins – en s’acquittant des frais d’hébergement (660 euros la semaine, puis prix dégressifs).
En plus des résidences, Boisbuchet organise aussi des ateliers de prestige au cours desquels des sommités de la création dispensent aux stagiaires leurs savoirs et savoir-faire : l’été dernier, la Britannique Faye Toogood y partageait sa science de l’épure ; le Néerlandais Lex Pott, son art du mobilier miniature. À la manière d’un phalanstère du design où l’émulation serait le maître mot.
5. L’International Design Expeditions à travers le monde
Mathilde Bretillot, designer et professeure à l’école Camondo, conçoit ses International Design Expeditions (IDE) comme des équipées immersives.
Huit semaines durant, elle invite des créateurs à se connecter à un terroir qui leur est (la plupart du temps) étranger : à eux de greffer leur imaginaire aux savoir-faire, aux pratiques culinaires et à l’histoire du cru. Elle les sélectionne parmi les designers en herbe à qui elle a dispensé ses enseignements ou bien, forte d’un réseau mondial de commissaires, parmi des professeurs ou des artisans, sur recommandation.
La première IDE, en 2019, fit route vers les Pouilles, dont le patrimoine, matériel comme immatériel, est bien connu des bons vivants : la Française Marta Bakowski y a imaginé des presse-citrons et des distributeurs d’huile d’olive asymétriques.
Puis c’est en Pologne, où le graphisme et la céramique ont de solides attaches, que l’IDE n° 2 posa ses valises : le Chinois Zhuo Qi y a sculpté des vases poignants, comme pour dire les affres de l’histoire communiste.
Cap enfin, à l’automne dernier, sur le Cambodge, où les designers en goguette ont étroitement collaboré avec des céramistes de Siem Reap, la ville autour de laquelle les grands sites archéologiques du pays se concentrent : la Polonaise Alicja Patanowska y a façonné des bols à épices empilables qui font écho aux piliers du temple d’Angkor (voir notre série « IDE pour IDEAT », sous forme de journal de bord de cette dernière expédition, sur Ideat.fr).
Sinon la jeunesse, ces voyages forment des silhouettes inédites, des usages détournés, des pas de côté conceptuels. Des objets comme des précipités des rêves, échanges et hybridations que les IDE suscitent.
> International-design-expeditions.com
6. Le Cirva en France
La liste de celles et ceux qui sont passés par ces fours torrides donne le tournis. Hella Jongerius, les frères Bouroullec, Ettore Sottsass, Jasper Morrison… Et encore, on ne vous parle que des designers, car les plasticiens d’envergure ont aussi défilé ici.
Le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva) accueille depuis près de quarante ans les créateurs qui des textures et transparences du verre veulent faire œuvre.
Pour les chaperonner, des souffleurs et polisseurs de haut niveau : à toutes les élucubrations possibles, ils donnent corps et concavités, si bien que la collection du centre, riche de plus de 800 pièces créées au gré des collaborations, n’a pas d’équivalent.
C’est dans le quartier de La Joliette, à Marseille, que la résidence pour disgners turbine : il y occupe un ancien bâtiment industriel, ouvert sur la rue et à la vue des passants. Cette année, le directeur, Stanislas Colodiet, a invité la designer Wendy Andreu (qui développe depuis les années 2010 des pièces graphiques anguleuses) à travailler sur l’usage des chutes, au regard de tous ces « déchets » de verre que le Cirva produit.
Quant à Claire Pondard et Léa Pereyre, dont les objets connectés poétisent la tech, peut-être façonneront-elles dans le verre de frémissantes créatures ? Une référence à celles, en plastique, qui ont emballé la Design Parade 2022 à la villa Noailles et remporté tous les suffrages.
Cependant, leur cahier des charges est précis : comme tous les lauréats de la manifestation varoise depuis douze ans, le Cirva accueille les deux designers pour une résidence d’un an afin qu’elles réalisent un vase d’exception.
> Cirva.fr
7. Le Schloss Hollenegg en Autriche
Coiffant délicieusement les côteaux sud de la Styrie, Land autrichien vallonné, ce château médiéval rococo de 52 pièces abrite derrière ses murs épais un incubateur à designers épris d’histoire et aptes à entremêler les genres. Pour y résider, il faut avoir moins de 35 ans, trois ans d’expérience au minimum et un portfolio à haute teneur conceptuelle.
Une fois sur place, il faut s’inspirer des centaines d’objets précieux et détails d’architecture qui ornent les lieux – potiches chinoises du XVIIIe, moulures baroques, chaises autrichiennes du XIXe… – afin d’imaginer des pièces en puisant dans le vocabulaire des merveilles présentes comme dans celui des artisanats de pointe.
Celles-ci seront exposées in situ durant le Designmonat Graz, ce « mois du design » qui bat son plein en mai, à 50 kilomètres de là, dans la ville de Graz.
À l’origine de cette résidence pour designers fondée en 2015, il y a la commissaire italienne Alice Stori Liechtenstein, qui vit dans une aile de la bâtisse avec son mari (à la famille duquel le château appartient depuis des lustres) et ses enfants.
Avec les résidences, mais aussi les expositions et symposiums qu’elle organise, elle a fait de son logis d’un autre âge la place forte incontournable du jeune design européen.
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