Voyage dans le design (6/6) : bilan de la résidence design au Cambodge

«IDE pour IDEAT» (6/6) : Dans une série d'articles, la rédaction suit, en direct, l'immersion de trois designers internationaux au Cambodge. L'initiative, portée par la designer Mathilde Bretillot, prend la forme d'un workshop au concept inédit qui associe la découverte d’un territoire à l’expérimentation de savoir-faire locaux par des designers. Dans le dernier épisode, l’équipe revient sur cette aventure de six semaines.

« Voit-on que ces objets viennent du Cambodge ou d’ailleurs ? » Mathilde Bretillot regarde les photos des céramiques une à une sur son ordinateur et se refait le film. « Chacune témoigne-t-elle de son histoire ? » Alors que l’International Design Expedition au Cambodge vient de s’achever, l’heure est au bilan.

Épisode 6 : et maintenant ?

Chacun est rentré chez soi, dans le froid parisien. Alicja Patanowska a retrouvé son atelier, en Pologne. Ce dimanche-là, Anne Xiradakis et Camillo Bernal ont rejoint la directrice artistique de IDE dans son appartement parisien. Ils se replongent ensemble, non pas dans les paysages et les anecdotes de voyage, mais dans l’inventaire des œuvres produites qu’ils observent désormais avec un regard changé.

Durant six semaines, Mathilde Bretillot et les trois designers qu’elle a embarqués dans son expédition créative, ont investi deux ateliers de céramique de Siem Reap, tout près des temples d’Angkor. « IDE est un voyage dans le design et l’humain, martelait Mathilde avant le départ. Leurs créations seront uniques, témoins à la fois de qui ils sont, des traditions du pays, de ses artisans et de l’époque. »

L’attention aux détails d’Anne Xiradakis

A gauche, la céramiste Anne Xiradakis pose aux côtés de Sayhak, l’un des artisans qui encadre les ateliers au Cambodge. A droite, carafe et verre par Anne Xiradakis.
A gauche, la céramiste Anne Xiradakis pose aux côtés de Sayhak, l’un des artisans qui encadre les ateliers au Cambodge. A droite, carafe et verre par Anne Xiradakis. Valentin Hochet ; DR

Anne Xiradakis s’arrête sur un vase bleuté dont les poignées forment des nœuds gracieux élevés vers le ciel : « Ce qui m’importe, c’est le détail qui va emmener la main à prendre l’objet. C’est dans ces éléments saillants de préhension que j’ai mis des ornements inspirés du Cambodge. Les poignées lacées renvoient à la façon de nouer les feuilles pour en faire des paquets, mais aussi aux coiffures des Aspara, les nymphes sculptées à l’entrée des temples. »

Dans la production d’Anne, il y aussi un pichet émaillé de couleur verte. On dirait une simple feuille de bananier savamment pliée, le bord juste pincé pour former le bec verseur. La hanse est comme une petite liane ou un serpent qui se tortille librement autour du pot. « Je ne fais pas ce genre de choses d’habitude, cet objet est un exemple de lâcher-prise pour moi, je me suis transformée au contact du travail des autres. »

Dans l’esprit de ses concepteurs, ce qui se noue lors de l’Expédition prime autant que le résultat formel final. « En dehors de toute individualité, c’est le mélange entre les designers et le lieu qui font le projet, reprend Mathilde Bretillot. C’est de l’impro en direct, du jazz, une famille, un orchestre. Il faut regarder la cohérence de la collection pour se faire une idée. Ici, elle est orientaliste. Ce n’est pas de l’ethnologie, ni du folklore, ni du design, c’est une troisième voie. »

Camillo, Alicja et Anne n’avaient jamais vécu de telle expérience de travail en groupe, la création en direct et en continu durant plusieurs semaines. A cela s’ajoute l’hybridation avec les mains des artisans locaux. « Depuis que je suis rentrée, j’ai tous les designers en tête, raconte Alicja. Chacun a des qualités différentes, sa façon de travailler, ses expressions. C’est encore une inspiration très vivante pour moi, quand j’y pense je souris, c’est le trésor que je rapporte de notre expédition. » « Cette expérience était riche car nous échangions à propos des questions qui se présentaient à tous, raconte Camillo Bernal. La couleur de l’émail par exemple. On a abandonné l’émail rouge, puis chacun a fait à sa façon. C’est de l’intelligence collective. »

L’influence de la nature pour Alicja Patanowska

Alicja Patanowska en plein processus de création au Cambodge. A droite, dessous d’un bol pensé comme la pierre de lave visible sur les murs du temple d’Angkor.
Alicja Patanowska en plein processus de création au Cambodge. A droite, dessous d’un bol pensé comme la pierre de lave visible sur les murs du temple d’Angkor. Valentin Hochet

Camillo opte pour le noir. Alicja choisit de laisser la terre parler. «  J’aime les couleurs naturelles, dit-elle. Ici, le sol est rouge, on voit cette couleur partout, sur les chemins, à la campagne. Cuit, l’argile devient jaune orangé. La majorité de mes pièces sont comme ça, nature.» L’une des pièces maîtresse de la céramiste polonaise est une série de bols de forme très organique. Le dessous est percé d’une multitude de petits trous, leur donnant un faux air d’éponge naturelle. La référence est en fait la pierre de lave, avec laquelle sont construits les murs du temple d’Angkor. « Les petites cavités sont des abreuvoirs pour les puces d’eau, les papillons, les insectes. Ici, les animaux ont une grande importance, l’animisme est très présent. J’ai voulu interpeler sur le changement climatique, qui raréfie l’eau, et fait disparaître des populations entières de puces d’eau. »

Son deuxième grand projet évoque l’architecture des villages Khmers, faite de rien. « Les campagnes m’ont impressionnée, avec cette capacité à rendre fonctionnels des petits bâtons qui, assemblés, forment un chemin en pilotis par exemple. J’ai dessiné un vase et une assiette, très simples. Juste deux formes rondes, l’une horizontale, l’autre verticale. Elles sont traversées en leur centre par un alignement de baguettes de bois. En termes d’usage, cela divise le contenant en deux. Du côté du vase, on peut faire différentes compositions de fleurs. Dans l’assiette, on sépare les sortes de fruits. Ils fonctionnent aussi très bien seuls. Et le plus important, le design est très simple à reproduire. »

Les créations de Mathilde Bretillot sont marquées par la nature. Feuilles de lotus, de bananier… « J’ai pris le parti de regarder de plus près ces feuilles et ces fleurs où tout se mange. J’aimais bien l’idée faire des objets qui forment une sorte de « bouquet d’abondance ». »

A Paris, Mathilde a invité un compagnon de longue date à poser son regard sur la collection khmer. Pierangelo Caramia est architecte, designer et membre de l’équipe d’International Design Expeditions. « Il ne s’agit pas ici de remplir des trous dans un catalogue, analyse-t-il. Les membres de IDE créent par nécessité. Nous allons à la source de la création. » La philosophie de IDE vient de loin. Pierangelo lève le voile sur un idéal.

Mathilde Bretillot et Pierangelo Caramia se sont rencontrés en Italie, dans les années 80. «  Les designers se précipitaient à Milan pour travailler dans les agences, raconte l’architecte. Mathilde travaillait avec Martine Bedin, et faisait partie du groupe SOLID monté par Michele de Lucchi. J’étais chez Starck. Nous étions proches du groupe Memphis, c’était la grande époque d’Ettore Sottsass, Alessandro Mendini, Achille Castiglioni, Andrea Branzi. Tous les assistants se retrouvaient dans un bar, la Nave. C’était la douceur et la poésie. Dans ce bar, nous étions tous habités par l’utopie, une mer d’utopie, de beauté et de curiosité. Elle nous baigne toujours. L’aventure Memphis nous a beaucoup marqués, Mathilde et moi. C’était un réseau électif. Le design c’est avoir un grand rêve et le poursuivre toujours. IDE est une ambition géopolitique, une recherche commune de la beauté, un franchissement des frontières

Les animaux chimériques de Camillo Bernal

Sayhak et Camillo Bernal (de dos) en train de réaliser des pièces lors de la résidence. A droite, saucière Sros, du nom de l’artisan qui a beaucoup travaillé avec Camillo Bernal.
Sayhak et Camillo Bernal (de dos) en train de réaliser des pièces lors de la résidence. A droite, saucière Sros, du nom de l’artisan qui a beaucoup travaillé avec Camillo Bernal. Valentin Hochet ; Roman Koening

Camillo Bernal dévoile alors une pièce incroyable, comme un animal reptilien tout droit issu d’une jungle exotique. Sa saucière « Sros » présente un émail craquelé luisant comme une peau de serpent. Sros est le nom de l’artisan khmer avec lequel il a le plus travaillé. « Je me projetais sur un résultat très différent, raconte le designer, et c’est sorti du four comme ça, avec cette peau d’astrakan ! Avec le recul, je me rends compte que c’est l’identité de cette pièce, qu’elle n’aurait pas pu être faite ailleurs, sans cet émail, sans ce four. »

Les objets de Camillo Bernal sont des animaux aux formes chimériques, dotés de grandes hanses pour le service, donnant l’impression qu’ils sont en mouvement. Tous les objets sont imprégnés de spiritualité bouddhiste, comme ce coquetier formé de sept anneaux pour sept ciels, couronné par un œuf « le début et la fin de tout ». « Le moment le plus incroyable, raconte Mathilde, c’est quand j’ai vu Serak, le modeleur, fabriquer un petit éléphant, qui, manifestement portait en lui tout l’échange de langage plastique qui avait eu lieu le temps de l’expédition. On a rapporté ce petit éléphant car il est la preuve que dans cet atelier le travail change le regard et porte vers une expression contemporaine. C’est assez merveilleux. »

« Le pari c’est d’être dans l’inhabituel » rappelle Pierangelo Caramia. « Ca libère tout d’être à l’étranger, » complète Mathilde. On se souvient de l’image employée par Mathilde pour définir International Design Expeditions avant le départ : « Nous sommes une flottille d’explorateurs, nous allons fouiller les petites criques pour nous inspirer, à l’écart des gros paquebots. » Les petits chalutiers naviguent dans le sillage des utopies rêvées dans un bar milanais. Et la Nave va.