Mais quel est donc ce matériau qui semble prendre d’assaut toutes les tables de bon goût ? Le verre borosilicate, une matière magique qui n’a pas fini d’inspirer la création contemporaine. Décryptage d’un phénomène.
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Dans son atelier parisien du 17e arrondissement, à Paris, Margot Courgeon, souffleuse de verre et créatrice d’Ulysse Sauvage, travaille avec un ustensile qui pourrait surprendre les néophytes. Baptisée chalumeau, cette machine dorée qui semble ancestrale, pourrait facilement avoir le double de son âge. Équipée de plusieurs buses appelées “râteau ou canon”, comme le précise la créatrice, elle produit différentes flammes, lui permettant de façonner le verre et de donner naissance à des pièces délicates et romantiques, à l’instar du gobelet Tulipe, hit de son répertoire. Le verre en question ? Le borosilicate, un cousin du pyrex nécessitant moins d’équipement.
« C’est une invention de la toute fin du XIXe siècle, par la firme allemande Schott, raconte Alexandre Mouillet, responsable d’atelier du Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva). Contrairement au verre sodocalcique que l’on utilise principalement, il est chargé d’oxyde de bore, avec de la silice. C’était à l’époque une vraie prouesse technique, parce que le monde de la chimie évoluait et avait besoin de contenants pouvant supporter des écarts de températures assez forts. C’est son tout premier usage. Encore aujourd’hui, il est présent dans le monde de la verrerie scientifique, mais aussi dans des applications de pointe, comme dans l’industrie nucléaire. »
Un savoir-faire taillés pour les esprits indépendants
Margot Courgeon a d’ailleurs fait ses armes dans le monde du laboratoire. “Après la fac d’Arts Plastiques à Paris, puis les Beaux Arts de Bruxelles en sculpture, j’ai déménagé à Berlin où j’ai pris des cours de soufflage de verre à la canne. Comme il s’agit d’un savoir-faire qui demande beaucoup de temps s’il on veut le maîtriser, je suis partie faire un CAP souffleur de verre scientifique.” Et dans cet univers, la canne est laissée au placard. “Ce que je souhaitais avant tout, c’était savoir utiliser un chalumeau et être indépendante. Le soufflage de verre à la canne nécessite d’être équipée de plusieurs fours, qui peuvent aller jusqu’à 15000 euros pièce. Ils ne peuvent pas être déménagés à l’envie, on doit forcément travailler avec d’autres souffleurs de verre… bref, c’est tout une organisation. Alors que le chalumeau permet de travailler en autonomie.”
Et Stanislas Colodiet, directeur du CIRVA, d’ajouter : “Les ateliers qui ont recours à cette matière vont manipuler un produit semi fini. Ils ne produisent pas eux-mêmes leur verre, mais travaillent des tiges, des tubes de verre. Et c’est pour cela que dans le champ du design, on en trouve de plus en plus aujourd’hui, parce que les coûts à l’entrée sont moins élevés que pour le verre sodocalcique, que l’on travaille au CIRVA, pour lequel il faut un four de fusion, un four de réchauffe et un four de recuisson, trois fours nécessitant des quantités importantes de verre.”
Une technique qui fait des émules
Plus accessible que l’art de la canne, le travail du verre borosilicate, au chalumeau donc, a su charmer d’autres designers que Margot Courgeon. Parmi eux, les Milanaises de Studionotte, qui ont su le mettre en avant à travers leur service Sio2. Celui-ci se compose d’une salière et d’une poivrière, mais aussi de vases, saucières, et autres bougeoirs clairement inspirés par l’univers du laboratoire. Pouvant être connectés les uns aux autres, ils évoquant ainsi un véritable montage de verreries scientifiques. “L’objectif était de créer un ensemble de cuisine qui, avec ses processus et ses transformations, est une question de chimie, précise le duo formé par Luisa Alpeggiani et Camila Campos. Cela a conduit à des recherches sur des outils de laboratoire caractérisés par des formes douces et, bien sûr, sur le matériau des flacons, qui est historiquement du verre borosilicate. Ce matériau est couramment utilisé en cuisine en raison de sa durabilité. Grâce au verre borosilicate, il est possible de créer des pièces fines mais avec une excellente résistance.”
La résistance et la finesse, deux vertus du borosilicate aussi appréciées par Sophie Lou Jacobsen : “Ce matériau correspondait aux besoins de ma première collection de verrerie; que je voulais colorée, délicate et résistante. C’est ainsi que j’ai commencé à le travailler et une fois que j’ai commencé à le manipuler et à le comprendre, j’ai continué à concevoir des pièces adaptées à ce type de verre. La façon dont il est manipulé, à travers un processus appelé « travail à la flamme », permet également d’obtenir des formes extrêmement précises.”
Le Lego de l’art verrier
Basée à Barcelone, la Française Justine Ménard se rappelle: “J’ai commencé à travailler ce verre pour la première fois avec l’artiste Agustina Ros, au sein de la ville espagnole. Je n’en avais jamais entendu parler et j’ai d’ailleurs appris à le manipuler et le travailler de manière organique et intuitive avant même de conscientiser ses caractéristiques et ce qu’il pouvait apporter. C’est en travaillant à la fois verre borosilicate et sodocalcique, dit Murano, que j’ai affiné mes ressentis et compris ses caractéristiques spécifiques. Il m’a permis de découvrir tout un langage et un vocabulaire artistiques qui ne cessent de se renouveler. Ce verre est une porte vers nos mondes intérieurs. De sa forme initiale, un tube de verre transparent, il devient une manifestation de nos expressions artistiques, de nos réalités conscientes ou inconscientes.”
Ce fameux tube peut cependant poser problème. “Il est comme un module et cela limite énormément le champ des possibles. Le borosilicate, c’est un peu le Lego du verre, ce sont des pièces cylindriques assez simples que l’on va assembler. Après, on peut les ouvrir pour faire des formes, mais pas comme le sodocalcique, qui peut être sculpté à chaud, ni comme le cristal avec des formes inattendues en plein, et avec lequel on peut tout faire en fonction de la virtuosité du verrier”, insiste Stanislas Colodiet. Ce qui déplaît à l’un plaît à Valentina Cameranesi Sgroi, designer romaine basée à Milan : “J’aime le fait qu’il s’agisse de réformer des éléments de fabrication industrielle. La conception d’un objet est issue d’une déformation et de connections d’éléments. Je pense que cela aide à formuler un vocabulaire visuellement riche et organique. Je pense que ces “limites” sont d’une grande aide pour un designer.”
Le directeur du CIRVA souligne par ailleurs que le borosilicate permet une très grande précision dans le travail du verre. “Il est possible de le chauffer localement avec une flamme très chaude, en précision.” Et comme notre fameux verre résiste aux températures élevées, des flammes tout aussi chaudes sont nécessaires pour le travailler. “Ainsi, les parties en dehors du champ de la flamme ne vont pas réagir et rester solides”. En effet, Margot Courgeon, fondatrice d’Ulysse Sauvage, travaille avec une flamme qui avoisine les 1400 degrés, obtenue grâce à un mélange de gaz et d’oxygène, alors que le verre classique ne nécessite que quelque 900 degrés. Pour optimiser son travail, elle chausse d’étonnantes lunettes qui lui permettent de voir le cœur de la flamme, prenant l’allure d’une gerbe bleue, au centre de la flamme jaune (voir vidéo ci-dessous). “Contrairement au verre à la canne, je travaille en précision grâce à mon chalumeau. En formation, on nous apprend à produire des récipients dont l’épaisseur doit être la même partout, et qui répondent à des normes précises.” Pas de place à l’erreur possible.
De rat de laboratoire à fragment poétique
Ce fameux matériau a donc tous les attributs d’un grand scientifique. Et pourtant, c’est plutôt pour ses qualités de grand romantique que Margot Courgeon n’a pas l’intention de lâcher pour un autre verre. Avec beaucoup d’enthousiasme, elle raconte : “Quand le verre fond, des couleurs apparaissent, du rose, du bleu pâle, du pêche… C’est si beau, si poétique ! Je ne me lasserais jamais du verre en fusion. Il est aussi très capricieux, et cela peut prendre du temps pour comprendre cette matière, savoir quand on peut la contraindre, et quand on doit la laisser faire. Je travaille beaucoup sans outils, parce que j’adore que le verre prenne sa forme tout seul. Je ne le force pas trop, j’essaie de ne pas prendre trop de pinces. Quand il est dans la flamme, il change de forme avec l’air que je souffle, mais je le laisse faire. Pour ce qui est des pieds, j’utilise la force centrifuge, je tourne le verre très vite, et il s’écarte tout seul. Pour obtenir cette forme plate, je n’ai pas à le contenir. C’est fou ! Il y a plein de choses que le verre fait lui même. À l’inverse, si je suis un peu fatiguée, pas dedans, il me résiste et je n’arrive pas au résultat attendu. Par exemple, il y a deux semaines, j’ai cassé huit pièces d’affilée en une journée, les plus faciles à faire. J’y vois aussi une forme de communication très poétique, comme si la matière me disait : “ok ce n’est pas ton jour, mais ça ira mieux demain.”
Daniel Nikolovski, fondateur de Traga, rejoint la créatrice sur cette facette poétique. “La clarté et la capacité du borosilicate à capter et à réfléchir la lumière évoquent magnifiquement un sentiment d’élégance et de délicatesse. En même temps, sa robustesse raconte une histoire de résilience et de force. Cette dualité le rend enchanteur et idéal pour créer des pièces non seulement fonctionnelles mais aussi artistiquement inspirantes. De plus, les couleurs standard du verre borosilicate, bien que limitées, permettent des combinaisons créatives et un dialogue entre les couleurs de verre classiques et traditionnelles, qui correspondent à ma philosophie de conception.” Le verre borosilicate n’a pas fini de garnir nos tables.
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