À contre-courant d’une société toujours plus productiviste, le « bed rotting » – comprendre littéralement, pourrir au lit – se veut acte de résistance d’une génération qui rejette les injonctions. Et, au centre de cette tendance, le lit se réinvente et invite à la sociabilité, entre reconquête domestique, effervescence créative et paresse jouissive.
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Le lit, star des Design Weeks, de Milan à Copenhague
On peut dire que la Milan Design Week 2025 d’avril dernier nous a mis dans de beaux draps : s’il y a bien une pièce du mobilier domestique qui y a tenu salon et a trusté toute notre attention, il s’agit bien du lit. On se souvient du modèle drapé de satin bleu à volants, kitsch à souhait, présenté dans le cadre de l’exposition « Lost & Found » de l’espace Circolo UltraFiorucci – où six jeunes artistes étaient invités à revisiter des objets du quotidien comme autant de memorabilia.

Du lit-sanctuaire sculptural fait de bois wengé de la Française Garance Vallée, qui trônait au milieu de sa première collection de mobilier, baptisée « 2093 », imaginée pour l’éditeur Monde Singulier et consacrée à l’univers de la chambre. Une pièce maîtresse revisitée par le collectif belge Espace Aygo à l’occasion de l’exposition-performance « The Theater of Things », dont l’exercice consistait à réinterpréter les objets du quotidien comme réels outils d’interaction sociale.
C’est également cette facette que la joyeuse collaboration entre l’expert du design textile finlandais Marimekko et la food designer américaine Laila Gohar soulignaient dans le cadre de leur installation au Teatro Litta, invitant les visiteurs à réintégrer le lit pour y organiser « des soirées cinéma inoubliables » ou encore pour y partager « des frites entre amis ».

Plus récemment, aux 3 Days of Design 2025 qui se sont tenus fin juin à Copenhague , le lit s’est imposé sans faire de faux plis. A l’occasion de l’exposition « Structures of Living », le studio Frama a pensé un espace de vie compact et modulaire où la structure métallique accueille en bas le lieu de vie et en haut, suspendu, l’espace nuit. Le nouveau flagship de Carl Hansen avait, lui, pour attraction principale le Spheric Bed de Kaare Klint, sorti pour la première fois en 1938 et qui nécessite aux ébénistes un mois de travail manuel. Tandis que la marque de linge de lit danoise Tekla imaginait une installation baptisée « Modern Romance » pour dévoiler sa nouvelle collection faite de coton biologique et de broderie anglaise, à la croisée du minimalisme et du romantisme.
Ce que l’on retient de cette liste non exhaustive ? Que le lit est un lieu de vie jouissif et créatif, qu’on y soit seul ou à plusieurs.
Collectivité locale et co-dodo
Le lit tient évidemment une place importante dans nos vies, puisqu’on y passerait un tiers de notre existence. Et cela fait des siècles qu’on ne fait pas qu’y tomber dans les bras de Morphée. Une véritable « culture du lit » s’est instaurée dans nos mœurs et coutumes depuis l’Antiquité, où il tient lieu de support à diverses activités du quotidien – écrire, manger, lire, méditer, recevoir autrui, travailler, faire l’amour (tout ça dans le désordre).
Autour du lit, on fait depuis toujours société, du fameux lectus romain aux couches communes du Moyen-âge, en passant par le lit de parade des rois de France jusqu’au lit conjugal apparu au XIXe siècle, pour mieux cimenter le couple – et réjouir l’Eglise catholique. La chambre à coucher fluctue ainsi au gré des injonctions et de l’évolution des mœurs.

Le jeune designer suédois Gustaf Westman en a fait son affaire : en avril dernier, il imaginait un lit insulaire multifonction avec téléviseur et enceintes intégrées. Cela n’aura échappé à personne que sur la table de chevet, un énooorme plug anal y reposait et que des miroirs étaient disposés en plongée. Une façon tendancieuse de faire comprendre aux plus ingénus que ce lit ne répond à aucune norme patriarcale, mais qu’il est destiné à ceux et celles prêts à explorer le polyamour et autres possibilités relationnelles illimitées. Et pour cause, n’oublions pas qu’il s’agit d’une collaboration avec Feeld, l’appli de rencontres pour esprits libres.
Soirée pyjama et cozyvibes
« Le lit est devenu un refuge qui en dit long sur notre société : sur les enjeux de santé autour du sommeil mais aussi sur la santé mentale des plus jeunes, note Vincent Grégoire, directeur consumer trends & insights du bureau de tendances NellyRodi. Les jeunes adultes qui ont de plus en plus de mal à quitter le cocon familial en raison de la conjoncture économique actuelle investissent leur chambre d’ado comme si c’était un appartement. » Avec pour pièce-maîtresse le lit, accessoirisé et sublimé comme pas possible.
« Le layering en beauté s’applique également à la déco du lit : on empile des coussins, des plaid, on ajoute une tête de lit, etc. » On parle d’une esthétique « bedcore » qui essaime sur les réseaux sociaux, faisant du lit l’épicentre d’un hédonisme conforté par tout un discours « bien-être » déculpabilisant et autres cozyvibes. Le marché du sommeil, jusqu’ici très pépère, s’est mué en fournisseur officiel de nos soirées pyjama, des packs lit livrés en un clic par Tediber au linge de lit cousu main.
Ce dernier est tellement convoité qu’on a vu fleurir des collaborations en édition limitée entre Tekla et Jacquemus ou encore Stüssy sans parler de Parachute qui s’est maquée avec le rappeur Tyler, The Creator pour sa marque Le Fleur.

Fini les photos promotionnelles où les lits sont tirés à quatre épingles, la mise en scène se veut plus réaliste en donnant à voir des lits douillets aux draps défaits, dans lesquels on a franchement envie de se lover. A Milan, ce sont les sœurs Olsen qui se sont encore drapées de hype en présentant leur linge de lit, extension lifestyle de leur marque The Row, dans un style toujours aussi quiet luxury. Plus minimaliste, on n’a pas trouvé : des couvertures tissées à la main et matelassées, dans des teintes beige, chocolat et noir. De quoi venir nourrir l’idée d’un art de la flemme raffiné où le lit s’impose comme un marqueur social.
Pour vivre heureux, vivons couchés
Selon Vincent Grégoire, « en réaction à la dureté du monde, on observe une doudouisation de l’environnement direct chez la GenZ, afin d’échapper à la réalité. » Comprenez : dans une société productiviste pétrie d’injonctions performatives, le « bed rotting » – soit le fait de pourrir volontairement dans son lit (vous voyez la culpabilité pointée derrière cette expression ?) – apparait comme un acte de résistance.
Une position (à l’horizontale) que la GenZ aime à adopter en ce mettant en scène sur les réseaux sociaux, ouvrant toujours plus la porte sur son intimité, comme le soulignait l’exposition « L’Intime » présentée ce printemps au Musée d’Arts Décoratifs de Paris. Tombant dans le domaine public, le lit est autant support qu’objet de curiosité.

En 1976, une étude sociologique menée par les Américaines McRobbie et Garber mettait en évidence le rôle fondateur de la chambre dans la construction de sous-cultures chez les adolescentes, plus souvent assignées à résidence que leurs frères, poussés à investir l’espace public. Plus généralement, on peut dire que depuis notre lit d’ado, chacun et chacune a contribué à la culture des jeux vidéos, à la popularisation du journal intime comme objet d’archive écrite personnelle, à la culture de fandom et à toute une mythologie de la chambre à coucher qui a nourri les teen movies et même un courant musical, appelé bedroom pop.
Véritable lieu où s’époumone la créativité, la chambre, et particulièrement le lit, ont un long passif dans l’histoire de l’art. Sans remonter le fil à l’infini, citons les artistes Sophie Calle qui invitait dans les années 1970 des inconnus à y dormir pour ensuite recueillir leurs rêves. Ou encore de Tracey Emin et son My Bed portant les stigmates de sa dépression et des ses addictions.

Le lit permet incontestablement de raconter les histoires les plus intimes, c’est une épopée domestique à lui tout seul. A la boutique Prada de Tokyo, le réalisateur Nicolas Winding Refn et le créateur de jeux vidéos Hideo Kojima ont reconstitué une chambre où trône un lit sur lequel sont braqués des télés diffusant en boucle leurs réflexions sur l’amitié ou sur la créativité à l’ère numérique. Quant au Palais Galliera, il accueille en ce moment l’exposition « Rick Owens, Temple of love » : pour l’occasion, le prince des ténèbres de la mode a décidé de dévoiler sa pièce la plus personnelle sa « chambre à coucher californienne », reproduite à l’identique.
> Exposition « Satellites » jusqu’au 25 août à la boutique Prada Aoyama Tokyo. Exposition « Rick Owens, Temple of Love » jusqu’au 4 janvier 2026 au Palais Galliera Paris.
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