Interview : Suzette Delaloge, en lutte permanente contre le cancer du sein

Suzette Delaloge est sur tous les fronts de combat contre le cancer du sein. Oncologue, chercheuse et cheffe du comité de pathologie mammaire à l'Institut Gustave Roussy, elle fait le point sur cette maladie qui emporte chaque année douze mille femmes en France.

Comment parvenez-vous, en tant que médecin, avec un emploi du temps forcément hyper-compliqué et l’attachement qui se développe avec certaines patientes qui peuvent un jour partir, à garder votre vie de femme, de maman, d’amante ? Quelles sont vos passions et quelle importance attachez-vous à la culture et à la décoration ?
La cancérologie est le centre de mes pensées une grande partie de la journée. C’est aussi le centre de ma motivation, quelque chose que j’ai toujours voulu faire. J’ai un véritable objectif et je n’ai pas envie de m’arrêter avant de l’avoir atteint. Il ne s’agit pas de guérir tout le monde, mais d’améliorer les choses. Il y a encore tellement de travail… Cet aspect-là est structurant pour nous, soignants, pour survivre, garder l’énergie, accepter que des personnes meurent, alors qu’à chaque décès, il y a une culpabilité et une peine profondes…

On ne peut pas soigner les gens sans les aimer. On doit faire notre deuil très vite, on ne peut pas rester malheureux très longtemps. La seule façon que l’on a de gérer ça, c’est la recherche. Avoir des idées tous les jours, les structurer, les transformer… La recherche améliore les choses. Souvent, elle aboutit à les rendre positives. Pas toujours de grandes choses, mais des petites choses qui nous aident au quotidien. C’est ainsi que notre cerveau parvient à survivre… La structure familiale et amicale est aussi hyper-importante. J’ai un mari absolument merveilleux et deux filles extraordinaires. Je cultive également des passions amicales. Ce qui m’intéresse avant tout dans la vie, ce sont les personnes. Je ne suis pas très bonne pour le dessin, la musique… En revanche, j’adore discuter de la société, de philosophie, de politique et j’ai beaucoup d’amis pour ça.

« Nous, les soignants, sommes là pour donner une partie de nous-mêmes afin d’aider les malades. »

Quel rôle joue la maison dans cet équilibre ?
Mon mari est quelqu’un qui crée ; il a eu pas mal de métiers. En ce moment, il met au point des maisons bioclimatiques et c’est une passion que l’on partage. À 50 ans, il a ­réalisé le rêve de sa vie. Il nous a bâti une maison bioclimatique en bois absolument fantastique, avec des baies vitrées et une belle vue, le tout en région parisienne. Quand on arrive à 50 ans, qu’on est ensemble depuis trente ans, c’est sympa d’avoir cette construction commune. Je l’ai beaucoup accompagné là-dessus. Pas dans la construction, mais sur la partie décoration et design de la maison ; là, j’étais très présente !

J’aime les couleurs et les belles choses pour la chaleur qu’elles dégagent et le message qu’elles transmettent aux gens. J’aime les lampes, l’éclairage dans tout ce qu’il a de métaphorique : comment il éclaire la pensée, les personnes, comment il réchauffe l’ambiance, etc. Les formes et le reste sont moins importants pour moi. J’aime le rouge, il y en a partout chez moi. J’aime les matières, particulièrement le bois. J’aime ce qui est chaleureux, généreux… ce qui rend heureux ! Nous avons la chance d’habiter un endroit où nous sommes absolument heureux. Et quand je rentre le soir, je n’ai aucune pensée négative. Dès qu’on a des enfants, on oublie immédiatement ses soucis pour rentrer dans leur vie et leurs préoccupations. Je parle relativement peu de mon métier, à part aux gens que j’aime bien.

Quel philosophe vous a marquée et pourquoi ?
Je vais vous citer quelqu’un que peu de personnes connaissent mais que j’ai rencontré personnellement, parce qu’il a été malade. Il s’appelait Michel Fardoulis-Lagrange et il est décédé il y a quelques années (en 1994, NDLR). Je l’ai connu à la fin de sa vie et ç’a été extraordinaire de partager la maladie très grave de cet homme, qui avait un recul énorme sur tout le XXe siècle, ses désillusions, mais qui avait finalement énormément d’optimisme pour le futur. Ça m’a fait un bien fou. Ce n’est pas tant sa pensée philosophique qui m’a marquée que la façon qu’il a eue d’utiliser toutes ses ressources pour traverser sa maladie en restant impressionnant, très détaché, analysant chaque chose de manière positive et nous aidant, nous, les soignants, à continuer à faire notre métier. C’était un homme fantastique.

Quels sont les trois conseils que vous donneriez à une femme qui n’a pas le cancer ?
Pour celles qui ne l’ont pas : vivre heureuses – ce n’est pas si simple et pas si faisable. Énormément de personnes sont très anxieuses à propos de choses incroyablement anodines. Essayer de s’aider soi-même, faire preuve de détachement, vivre un peu plus heureuses, ce n’est pas facile en ce moment. Il y a un grand surcroît d’anxieuses parmi les femmes qui ont des cancers du sein. C’est important d’essayer assez jeune de considérer les choses avec recul, d’utiliser la philosophie, la méditation ou le sport. C’est vraiment très important. La deuxième chose, c’est de penser prévention, ne pas vivre dans le déni et faire du dépistage, en parler à son médecin, étudier son histoire familiale pour essayer de personnaliser l’approche, de quel dépistage on a besoin. Le troisième conseil, complètement pragmatique : en cas d’inquiétude, consultez ! Le corps médical est là pour aider et il ne faut pas avoir peur d’avoir un cancer. Dans beaucoup de cas, un cancer du sein ne sera pas dramatique. Ce n’est jamais facile, mais, si on prend la maladie tôt, on peut la traverser sans trop d’encombres. Croyez-le ou non, on voit des personnes arriver avec des cancers très avancés juste parce qu’elles avaient peur de venir ­consulter ! Donc, ne pas avoir peur…

« Beaucoup de femmes ont ce côté « don de soi » et certaines en sont fragilisées. »

Et les trois conseils que vous donneriez à une femme qui a un cancer du sein ?
D’abord, faire confiance aux médecins, aux soignants, à l’alliance thérapeutique. Et croire. J’ai la naïveté de penser que cela contribue à la guérison des personnes. La deuxième chose, c’est de s’occuper de soi. Beaucoup de femmes ont ce côté « don de soi » et certaines en sont fragilisées. Il faut s’occuper de soi, cela contribue beaucoup à la réussite et au bien-être sur le long terme. Certaines femmes continuent de travailler « comme si de rien n’était » et on les récupère dans un très, très mauvais état ensuite. Ce modèle ne marche jamais. C’est un mécanisme de défense qui peut être efficace à court terme, mais, le cancer, c’est du long terme. C’est à nous d’aider les personnes à adapter leurs mécanismes de défense. Le troisième conseil, c’est de partager avec les autres. L’isolement que ressentent les malades est souvent de leur fait. L’impression que vos amis ne vous parlent plus, que votre mari s’en va, qu’on ne veut plus de vous au travail, ça peut venir de l’intérieur. Ces personnes se sentent si fragilisées qu’elles ne vont pas demander d’aide. Dans l’entourage, certains proches vont se révéler lâches et on ne va plus les voir quand d’autres, que l’on ignorait, vont se montrer vraiment très présents…