Que représente Gustave Roussy dans le paysage des grands hôpitaux qui traitent le cancer en Europe ?
Gustave Roussy a été créé en France après la Seconde Guerre mondiale, quand le cancer est devenu un fléau. C’est le centre le plus important en France et en Europe en nombre de patients, mais aussi en volume de recherche. Dans un premier temps, notre mission consiste à soigner les personnes atteintes de cancer, d’assurer tant la prévention que le diagnostic, jusqu’à la prise en charge à tous les stades de la maladie, et d’accompagner les patients dans la réhabilitation de l’après-cancer. Notre deuxième mission, la recherche, est dans notre ADN. Notre troisième mission, enfin, c’est l’enseignement. En résumé, Gustave Roussy est un acteur majeur de la cancérologie en Europe et dans le monde.
Combien y a-t-il de soignants et de patients à Gustave Roussy ?
Un peu plus de 3 000 personnes travaillent ici, dont environ 800 du côté de la recherche. Chaque année, 12 000 nouveaux patients viennent nous voir et environ 120 000 passent en consultation pour des soins. C’est un lieu de vie pour un certain nombre de personnes, pour nous les soignants comme pour ceux qui passent beaucoup de temps avec nous pour traiter leur maladie.
Pouvez-vous nous définir votre fonction ?
Je suis oncologue médical, ce qui signifie cancérologue. Et je m’occupe exclusivement de cancer du sein, depuis 2004. J’organise toute la prise en charge en sénologie (l’étude du sein, NDLR), de A à Z (elle est cheffe du comité de pathologie mammaire, Head of the Breast Cancer Department, NDLR).
Le cancer du sein recule-t-il, stagne-t-il ou progresse-t-il en France, en Europe et dans le monde ?
C’est une maladie dont l’incidence, c’est-à-dire le nombre de cas nouveaux, continue d’augmenter. Globalement, c’est une maladie de pays occidentaux. Mais elle a gagné l’Amérique du Sud, qui avait un peu de « retard », un peu moins l’Afrique subsaharienne. C’est un véritable fléau… Il y a 60 000 nouveaux cas par an en France contre 40 000 il y a vingt ans. L’augmentation de l’incidence a été relativement rapide durant les vingt dernières années avec un léger frein récemment. Le nombre de décès reste élevé, malheureusement, alors que la mortalité relative diminue. On soigne, on traite, on guérit de plus en plus de personnes, mais, comme l’incidence augmente, 12 000 femmes décèdent encore d’un cancer du sein en France chaque année, d’un âge moyen de 60 ans… Ce n’est donc pas une maladie de femmes âgées.
« Nos armes ne sont pas suffisantes. On en est encore à l’âge de pierre. »
Dix-huit millions de nouveaux cas de cancer par an dans le monde*, un homme sur cinq et une femme sur six développent un cancer dans leur vie ; 45 millions de personnes vivent avec la maladie. Ce n’est pas une épidémie, c’est une hécatombe… Peut-on dire que l’on est à l’âge de pierre, que l’on a besoin de plus de moyens pour lutter contre cette saloperie ?
On en est encore à l’âge de pierre et on s’est fait un petit peu dépasser lors des dernières années. Quand j’ai commencé mes études de médecine, il y a trente ans, je ne pensais pas que l’on serait dans cette situation aujourd’hui. Fort heureusement, on meurt moins d’autre chose – d’infections, de maladies cardiovasculaires, etc. Nous vivons donc plus vieux, ce qui favorise le développement des cancers. Mais nos modes de vie aussi créent des cancers… et nos armes ne sont pas suffisantes ! Pourtant, il y a eu des progrès énormes entre 1990 et aujourd’hui : nos capacités de diagnostic, de prise en charge précoce, de traitements sont extrêmement différentes. Il y a des maladies dont tout le monde décédait en 1990 et dont on sait désormais guérir une grande partie des cas.
Cependant, nous avons le sentiment de lutter contre un courant extrêmement puissant et la maladie se transforme. Les personnes qui ont un cancer aujourd’hui ne sont pas les mêmes que dans les années 90. Nos modes de vie sont extrêmement stressants, nous sommes exposés à beaucoup de pollution, à des agents toxiques. Il faut réinventer la façon dont on comprend la maladie, être capable de mettre de gros moyens de recherche pour avancer. Le nouveau coronavirus en est un vrai exemple. On peut être complètement dépassé par quelque chose, mais, si on met des moyens énormes, en peu de temps on est capable de comprendre une maladie, de la cerner. Pour le cancer, nous sommes en permanence là-dedans, mais avec des formes diverses et variées. Nous devons continuellement trouver les moyens de comprendre un autre cancer, une autre maladie, pourquoi tel cancer évolue de telle façon… On peut effectivement avoir l’impression d’une histoire sans fin. Mais je reste absolument optimiste, je pense que tout ce que l’on a construit lors des trente dernières années a permis de bâtir la bonne structure pour pouvoir guérir plus de cancers dans les trente années à venir.
Quand vous parlez des mode de vie d’aujourd’hui, à quoi pensez-vous ? À l’alimentation, à la pollution, au tabac, à l’alcool ?
Et aussi à l’exposition à de plus en plus de toxiques environnementaux. Les alimentations ont dramatiquement changé et nous exposent à beaucoup de nourriture transformée dont on ne contrôle pas le contenu. Il y a probablement beaucoup de polluants industriels dans notre alimentation. Notre mode de vie est très sédentaire, sans parler du stress. Nous faisons moins d’enfants, allaitons moins, avons des comportements plus individualistes. Tout cela a un impact. Si nous partageons moins de choses, notre immunité est moins puissante. Nous subissons les évolutions de nos styles de vie. Je pense qu’il va devenir nécessaire d’appréhender ce qui nous détruit et de trouver comment y remédier. Il ne s’agit pas d’adhérer à tel ou tel régime nutritif pendant deux mois ou un an. C’est tout au long de la vie qu’il faudrait essayer d’être moins exposé à certains toxiques.