Interview : Suzette Delaloge, en lutte permanente contre le cancer du sein

Suzette Delaloge est sur tous les fronts de combat contre le cancer du sein. Oncologue, chercheuse et cheffe du comité de pathologie mammaire à l'Institut Gustave Roussy, elle fait le point sur cette maladie qui emporte chaque année douze mille femmes en France.

Avez-vous encore la conviction que l’on va parvenir à éradiquer le cancer ?
Je ne pense pas qu’on va l’éradiquer car c’est dans notre nature de fabriquer des cancers. Nous sommes potentiellement capables de les identifier tôt, de les prévenir, avec un certain nombre d’actions ciblées à l’échelle nationale comme à l’échelle individuelle. C’est un problème de santé publique. Il serait simple d’éradiquer 70 000 cas de cancer par an en arrêtant de fumer, en diminuant notre consommation d’alcool, mais on n’en a pas forcément envie. Il faut donc accéder à une société qui permette aux personnes de s’exposer à certains dangers en même temps que de pouvoir profiter d’une longue vie en interceptant les éventuels cancers qu’ils vont développer. Si on avait tous des comportements idéals, la vie serait sans doute tellement ennuyeuse qu’on se suiciderait à 20 ans ! Il faut aussi que le cancer fasse moins peur. Le problème, c’est qu’il a une image extrêmement délétère.

Après un diagnostic de cancer, vous entrez dans un monde parallèle. Si le traitement fonctionne, il faut compter quatre ou cinq ans avant de reprendre une vie normale. C’est long. Le problème vient aussi du fait que la santé est un secteur à part dans la société. Nous voulons tous des corps beaux et fonctionnels. Tout ce qui est dysfonctionnel est mal vu. Peut-être que la pandémie de Covid-19 va nous aider sur ce point-là. Une fois que l’on aura retiré les masques, on ne considérera plus la santé comme un produit réservé à quelques-uns, mais comme un besoin intégré à nos autres besoins fondamentaux. Jusqu’alors, nous vivions dans un monde où la santé devenait secondaire… sauf quand on avait une maladie. Il nous faudrait plus de ce que les anglophones appellent l’« awareness », une sensibilité permanente, pas uniquement lorsque nous sommes malades. Le cancer sera alors moins dramatique quand il surviendra.

« À chaque décès, il y a une culpabilité et une peine profondes… On ne peut pas soigner les gens sans les aimer. »

N’aurait-on pas intérêt à faire davantage de prévention, pas seulement alimentaire, mais aussi médicale ?
C’est, depuis longtemps, le fond de ma pensée… En France, nous sommes très thérapeutiques en matière d’oncologie. Dès qu’un patient développe quelque chose, on amène le bulldozer et on écrase, quelle que soit la maladie. Mais on écrase parfois des mouches, avec ce bulldozer, et c’est un problème. Certains traitements « écrasent » aussi les patients, qui en conservent des séquelles, même une fois guéris. Nous essayons d’alléger le bulldozer au profit de traitements qui permettent aux personnes de vivre bien après la maladie. Il faut donc détecter tôt, pour traiter moins. L’autre angle est celui de la prévention. La France est l’un des pays qui a le moins investi en la matière. Il ne faut pas forcément blâmer nos autorités de santé. Notre société est plutôt latine, pas très rationnelle. Nous ne savons pas gérer les risques, les chiffres, les probabilités… Nous sommes plus dans l’émotionnel. C’est aussi ce qui fait que c’est agréable de vivre ici ! Mais en matière de santé, cela a quelques inconvénients… La culture française fait qu’il n’y a pas eu de pression sur nos gouvernants pour développer la prévention.

Elle est donc mieux mise en œuvre dans d’autres pays…
Oui, dans les pays anglo-saxons et les pays nordiques. Les grandes études de dépistage du cancer n’ont jamais été réalisées en France. C’est en train de changer, mais on a été totalement absent de ces thématiques, développées par des Américains, des Canadiens, des Anglais… Tous ont compris que ça coûtait moins cher au système de santé !

La clinique Gustave Roussy à Paris.
La clinique Gustave Roussy à Paris.

La lutte contre la mucoviscidose, qui touche en France une centaine de nouveaux cas par an, lève de 80 à 90 millions d’euros à chaque édition du Téléthon. On lève environ 250 millions d’euros contre le cancer chaque année en France**, alors qu’il cause la mort de 160 000 personnes… Pourquoi ne fait-on pas peur aux gens dans les pays riches pour qu’ils donnent beaucoup plus d’argent pour lutter contre le cancer ?
Les associations font des choses extraordinaires pour récolter de l’argent, mais nous aurions effectivement besoin de dix fois, mille fois, dix mille fois plus… Il y a aussi un système de valeurs. Cela ne me choque pas que le Téléthon récolte beaucoup d’argent pour les maladies rares qui touchent des enfants, parce que je pense que c’est le fondement de nos valeurs sociétales. Des enfants avec une espérance de vie de vingt-cinq ans, même si c’est rare, c’est fort… Sur le cancer, pour avancer réellement, on aurait besoin d’augmenter le niveau d’investissement, notamment dans la prévention. Avec le coronavirus, on voit que, lorsqu’on veut investir, on est efficace au niveau mondial. La recherche ne pourra avancer qu’à l’échelle européenne et globale.

Les laboratoires qui vendent des produits de chimiothérapie n’ont-ils pas intérêt à faire durer les traitements ?
C’est une très bonne question, on se l’est tous posée ! Mais on pourrait dire la même chose des cancérologues. Ils n’auront plus de travail quand les gens n’auront plus de cancer ! Le business model d’un médicament est effectivement théoriquement plus efficace sur un traitement long qui ne guérit pas les gens. C’est d’un cynisme horrible, mais c’est la réalité. C’est une chose que j’ai moi-même régulièrement questionnée. Les médicaments que l’on développe pour les personnes atteintes de cancers ou de maladies incurables vont prolonger leur espérance de vie. Ce seront des traitements de longue durée. Mais, chez des personnes atteintes de cancers localisés, ce même médicament va empêcher la survenue des métastases et va les guérir.

« Sur le cancer, pour avancer réellement, on aurait besoin d’augmenter le niveau d’investissement »

Cependant, il existe des contre-exemples. Prenons celui du cancer du sein HER2 positif : en vingt ans, on a globalement triplé l’espérance de vie des personnes en phase métastatique. Lorsque le traitement est passé en situation curative, en prévention des rechutes dans les cancers localisés, on a alors énormément diminué les risques de rechute et on a guéri un tiers voire 50 % de plus de patients atteints de ce type de cancers. À partir du moment où les laboratoires produisent des traitements efficaces, il faut que ceux-ci soient hyper rémunérateurs pour eux. Je pense – je l’espère – qu’il existe aujourd’hui une éthique dans l’industrie pharmaceutique. Le problème, c’est combien doit-on payer pour ces médicaments qui guérissent ? Car on voit qu’il faut souvent, en quelque sorte, compenser les ventes qui ne se font pas dans d’autres situations.

Comment garder sa féminité dans ces moments compliqués ? Quand un cancer se passe mal, on a des traumatismes physiques visibles. C’est fort. Comment peut-on réussir l’exploit de continuer à rester femme, belle, optimiste et valeureuse ?
Avant de garder sa féminité, il faut garder son identité, ce qui n’est pas si évident. Et la féminité fait partie de l’identité. Elle est avant tout à l’intérieur avant d’être à l’extérieur. Il faut rester soi-même. Les personnes ont souvent besoin d’être accompagnées. Et il y a tout ce qui touche à la féminité visible, un truc terrible qui nous fait culpabiliser horriblement. Je passe ma vie à traiter des personnes qui arrivent avec peu de symptômes de la maladie, voire pas du tout, et à leur imposer des choses très difficiles, comme la perte des cheveux, des traitements lourds, la fatigue, l’arrêt des règles, la ménopause, l’ablation du sein… C’est une chose à laquelle, nous, les soignants, sommes hypersensibles. L’alliance thérapeutique est vraiment importante en matière d’oncologie. Pour bien se soigner, il faut faire alliance avec le corps soignant. Il faut métaboliser, accepter le cancer et son traitement.

« Nous absorbons une partie de la douleur et des problèmes des patients »

Nous, les soignants, sommes là pour donner une partie de nous-mêmes afin d’aider ces personnes. Nous absorbons une partie de la douleur et des problèmes des patients en atténuant les choses, en choisissant les mots pour leur expliquer, en trouvant des solutions chaque fois que nous le pouvons. Pour rester une femme, il faut deux choses : un entourage qui vous aide et un corps médical et soignant. En cas d’impasse, nous allons trouver toutes les solutions possibles pour vous aider à y parvenir. Il y a une part sociétale, psychologique, voire philosophique, qui implique aussi l’entourage, et une part assez technique. Nous travaillons énormément sur ce point avec nos chirurgiens plasticiens, dont la préoccupation majeure est de reconstruire immédiatement les seins des femmes, si on doit les leur retirer. On fait un sein qui reste joli, si possible… quelquefois plus joli qu’avant, même. Cela aide à croire en la médecine. Après, il y a plein d’autres moyens pour aider, comme la socio-esthétique, la sophrologie, la psychologie, la gynécologie, la préservation de la fertilité pour toutes les femmes jeunes. Nous ne faisions pas de sexologie jusqu’à présent… mais nous allons bientôt ouvrir une consultation.

Suzette Delaloge en entretien pour Ideat.
Suzette Delaloge en entretien pour Ideat.

« Toutes les femmes qui ont traversé l’épreuve d’un cancer du sein sont des héroïnes. »

Quel bilan tirez-vous de votre expérience auprès des femmes qui viennent chez vous ?
Toutes les femmes qui ont traversé l’épreuve d’un cancer du sein sont des héroïnes, au même titre que certains conjoints. Des personnes se révèlent au moment de la maladie. Et puis d’autres sont absentes. Mais il faut faire attention et ne pas juger les gens sans les connaître. Certaines patientes veulent contrôler les choses, leur cancer, la prise en charge. Elles viennent souvent seules et ne racontent pas grand-chose à la maison, pour protéger leur entourage. On s’aperçoit alors que la famille n’est pas informée et parfois le préfère ainsi. C’est une sorte de mécanisme de défense pour gérer la maladie. Si l’équilibre familial reste correct, nous le respectons. Sinon, nous insistons pour voir le conjoint. Et parfois, les conjoints sont douloureusement peu présents. Soit parce qu’ils ont peur, soit parce qu’ils sont un peu lâches, soit pour d’autres raisons. Nous proposons alors des aides pour que ces personnes se sentent plus concernées. Les systèmes de santé et l’hôpital ne peuvent cependant pas gérer toute la société. Le cancer a une image délétère, qui véhicule celle de la personne malade, qui peut être ostracisée par son milieu professionnel, vue comme ­fragile ou inefficace. Cela doit changer.