Au cinéma, la maison et son décor ne sont jamais secondaires. Il faut dire que certains décorateurs travaillent comme des architectes. Quand apparaît au générique d’un vieux film le nom de Jean d’Eaubonne (1903-1971) ou de Ken Adams (1921-2016), c’est la promesse, voire la garantie, d’un film où l’atmosphère est conçue comme un dispositif narratif majeur. Même si le spectateur des Frissons de l’angoisse (1975), de Dario Argento, ne cherche qu’à se faire peur, le décor est primordial. Retour sur 10 décors emblématiques dans l’histoire du cinéma.
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Comme la lumière, la musique et les costumes, les lieux contribuent beaucoup à l’intrigue d’un long-métrage. Le réalisateur doit prêter attention à tout ce qui se remarque à l’écran car tout se voit. Le choix d’une maison n’est donc jamais anodin. Si d’aventure le cinéaste ne s’y investit pas à cent pour cent (fait rarissime !), le chef décorateur, lui, s’en préoccupera.
Des professionnels – les repéreurs – sont par ailleurs chargés de trouver des sites qui correspondent à l’esprit d’un film et vont le nourrir. C’est la raison pour laquelle les maisons réelles ou recréées en studio peuvent être comparées à des personnages.
Rappelez-vous : le raffinement de l’appartement moderniste dans La Corde (1948), d’Alfred Hitchcock, rend d’autant plus choquant l’horreur du crime ; un domaine tout entier est l’enjeu de l’intrigue dans Retour à Howards End (1992), de James Ivory ; dans Meurtre dans un jardin anglais (1982), de Peter Greenaway, complots et marivaudages prennent forme entre les bosquets d’un château. L’horrible bicoque de Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, elle, fait encore l’objet de selfies tant le lieu résume à lui seul le film.
Des magazines se sont même penchés sur le décor de succès populaires, tel l’appartement CSP+ des parents du presque trentenaire Tanguy (2001), d’Étienne Chatiliez. Des agents immobiliers parisiens des eighties se sont vantés, eux, d’avoir proposé l’appartement de 3 Hommes et un couffin (1985), de Coline Serreau. La maison devient ainsi l’écrin idéal quand elle est étroitement associée au scénario.
Impossible d’oublier les sofas verts de la salle de bal du Guépard (1963), de Luchino Visconti, filmés sous les ors du palais Valguarnera-Gangi, à Palerme. Lequel, aujourd’hui, est ouvert au public sur réservation. Au même titre que le casting, la maison reflète l’intention du réalisateur et parfois même au-delà de ses espérances. En voici dix qui ont largement participé au succès d’un film.
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10. L’Inhumaine de Marcel L’Herbier
En 1924, peu d’hôtels particuliers parisiens sont aussi modernistes que celui de la cantatrice Claire Lescot dans le film muet L’Inhumaine. Il faut dire que Marcel L’Herbier (1888-1979), le réalisateur, a fait appel au grand architecte Robert Mallet-Stevens pour concevoir la maison de la diva jouée par Georgette Leblanc.
Cette architecture entre Art déco et Bauhaus révèle un monde d’illusion. Faisant de l’effet avec des matériaux basiques (un flot de rideaux transparents en plastique !), l’univers met en lumière le lustre mondain de la maîtresse de maison, décrite comme « riche, affranchie et inaccessible aux ambitions ordinaires ».
À l’écran, le décor est à l’avenant. La salle à manger ? Un atrium avec bassin central, doté d’une plate-forme à carreaux noirs et blancs pour dresser la table. On retrouve ce motif jusque dans la ganse des gilets façon Fernand Léger des valets masqués. Le célèbre peintre signe, lui, le décor ultra-graphique du repaire de l’amoureux transi, un ingénieur en veston de velours et knickerbockers (pantalon large et court, serré au-dessous des genoux).
La modernité des deux lieux frappe autant que celle des gestes de la cantatrice, prompte à faire débarrasser la table pour qu’un orchestre avec cracheur de feu se produise. Quand, dans sa chambre, la cruelle mangeuse d’hommes s’avoue vaincue par l’amour, c’est à la lumière d’un lampadaire de Pierre Chareau. Même l’affiche du film, stylée, est signée de l’architecte et décorateur Djo-Bourgeois.
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9. L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais
Le jeu d’acteurs de ce chef-d’œuvre cinématographique est tellement théâtral qu’il pourrait avoir lieu sur une scène. Le scénario de l’écrivain Alain Robbe-Grillet (1922-2008), grande figure du nouveau roman, repose sur l’histoire d’un homme qui poursuit de ses assiduités une femme, arguant qu’elle aurait été sa maîtresse l’année passée, alors que celle-ci ne conserve aucun souvenir de cette liaison.
Le film, loin de toute narration classique, est un ballet choral, serti dans un labyrinthique écrin dramatique et baroque à souhait, jardins à la française compris. Nous ne sommes pas à Marienbad, en Tchécoslovaquie, mais en Bavière, dans l’Antiquarium de Munich, dans les châteaux de Schleissheim et de Nymphenburg et dans le pavillon de chasse d’Amalienburg. Le chef décorateur Jacques Saulnier, architecte de formation, s’est chargé de sublimer l’atmosphère.
Somnambulique, l’actrice Delphine Seyrig habillée en Chanel déambule et sussure. Son frère, Francis, élève du compositeur Olivier Messiaen, enveloppe le film d’une partition d’orgue hypnotique. Le décor classique n’a jamais paru aussi moderne. Les angles de prise de vues y sont aussi pour beaucoup. Finalement, l’œil ne voit qu’un léger désordre dans l’histoire en opposition avec l’ambiance générale, d’une beauté plastique réglée comme du papier à musique.
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8. Le Mépris de Jean-Luc Godard
Quand Paul, scénariste, entraîne sa compagne, Camille, sur le tournage d’un long-métrage à Capri, lui a-t-il dit qu’il avait lieu à la villa Malaparte ? Cette construction insensée, à Punta Masullo, conçue entre 1938 et 1942 par l’architecte Adalberto Libera pour le sulfureux écrivain italien Curzio Malaparte. Si le livre d’Alberto Moravia souligne l’incommunicabilité au sein d’un couple, le film la fait éclater dans l’un des plus étranges décors de cinéma.
La maison est une symphonie de surfaces et de plans géométriques, posée sur une avancée rocheuse, offrant une vue imprenable sur les Faraglioni di Capri et le golfe de Salerne. À la place de Frank Sinatra et de Kim Novak puis de Marcello Mastroianni et de Sophia Loren, pressentis, ce sont Michel Piccoli et Brigitte Bardot qui entrent un peu plus dans la légende du 7e art. La villa également, avec son toit prolongé d’un escalier en pyramide inversée qui relie le premier des trois niveaux à la terrasse-solarium, elle-même protégée par un mur courbe.
À l’intérieur, l’une des baies vitrées en verre Zeiss, commandée à Iéna, en Allemagne, laisse voir le paysage à travers le feu de cheminée. Ce parallélépipède n’a jamais été beaucoup meublé. Le bas-relief de Pericle Fazzini a suffi apparemment à y pourvoir. C’est en tout cas via les écrans de cinéma que la villa Malaparte a sécrété sa propre référence de beauté et de style.
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7. La Prisonnière d‘Henri-Georges Clouzot
Au cinéma, rien d’impossible. En 1968, un appartement bourgeois arty est la scène idéale pour observer l’emprise d’un individu sur un autre. Josée, en couple avec un artiste avant-gardiste, tombe sous l’influence de son galeriste. Interprété par Laurent Terzieff, ce dernier fait d’elle son modèle favori lors de séances photo très privées, à l’instar du designer et architecte italien Carlo Mollino, dans sa garçonnière turinoise. Josée se donne à corps perdu dans cette relation, au risque de s’y perdre.
Le décorateur Jacques Saulnier a su laisser transparaître dans cet intérieur la superposition ambiguë de deux mondes, celui du galeriste « à la page » et celui de l’homme aux obsessions secrètes. L’endroit regorge d’art, classique et moderne. Derrière le bureau du professionnel de l’art trône évidemment une Lounge Chair, de Charles et Ray Eames.
À l’époque, on mélangeait couramment antiquités et nouveautés avec, pour le contemporain, une prédominance d’éléments ou de mobilier en acier. Le tout jouxtant des bibliothèques en panneau de bois sombre et des sofas en velours vieux rose, agrémentés de coussins verts. Si le maître de maison n’était pas si cynique, manipulateur et peut-être un peu vicieux, ce serait charmant. L’héroïne s’en sortira – année 1968 oblige – en se révoltant.
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6. The Party de Blake Edwards
Une maison des beaux quartiers, sur les hauteurs de Los Angeles, va être, tout au long du film, le théâtre d’un glissement progressif vers une folie contagieuse. Cette performance est suivie sans interruption par les spectateurs au gré des déambulations du personnage principal (Peter Sellers), un acteur indien inconnu, gaffeur et invité par erreur.
Rien ne nous est épargné de ses tribulations parce qu’il est quasi impossible, dans cette villa sans aucune cloison, créée par le décorateur Reg Allen, d’échapper aux regards. La comédie aurait pu être un long travelling, mais difficile alors de caser les chutes d’invités hystériques dans la piscine ainsi que le passage d’un éléphanteau.
Dans cette résidence modèle de producteur hollywoodien où tout est presque automatisé, le moindre grain de sable peut s’avérer fatal. Conçue comme un haut lieu de sociabilités mondaines calibrées, la maison devient celle de tous les délires. Et pourtant, mobilier scandinave vert gazon, nacelle suspendue en osier à l’italienne, coin fumoir ou salle de billard, tout a été rigoureusement pensé.
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5. Violence et Passion de Luchino Visconti
Pour planter le cadre de l’histoire politique et sociale de son pays, de l’après-guerre aux seventies, Luchino Visconti a fait appel au chef décorateur Mario Garbuglia. À Rome, au premier étage d’une somptueuse demeure vit un professeur à la retraite entouré de bibliothèques, soit le monde d’hier, pétri d’art, de culture et de respect des conventions.
Au-dessus se sont installés des locataires bruyants et envahissants, présentés comme la nouvelle bourgeoisie industrielle italienne, jouisseuse et arrogante. Sans hésiter, la maîtresse de maison transforme l’appartement et le repeint tout en blanc en semant de grandes toiles contemporaines. Il est vrai qu’elle semble bénéficier ainsi de plus d’espace pour arpenter les lieux sans quitter son gigantesque manteau Fendi.
Le soir, le bruit, la drogue, voire la bagarre, s’invitent avec la présence des enfants et de l’amant. Dans ce film, les deux appartements sont éloquents, comme le titre original Gruppo di Famiglia in un Interno (« portrait de famille en intérieur »), qui pourrait être celui d’un tableau. Esthète, le réalisateur Visconti n’omet pourtant jamais d’évoquer les réalités de l’existence.
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4. Body Double de Brian de Palma
Body Double est un thriller érotique. À Los Angeles, Jack, un acteur dont la vie professionnelle se délite, se met à épier sa voisine depuis la maison qu’il est chargé de garder. Et quelle maison ! L’authentique Chemosphere, de l’architecte John Lautner. Cette résidence en forme de soucoupe volante, appelée aussi résidence Malin, a été offerte à Leonard Malin, ingénieur spatial, par son beau-père.
Le terrain, très pentu, a donné l’idée à l’architecte d’une construction octogonale posée sur un pilier en béton. L’histoire veut qu’un vrai crime y ait été commis en 1976. Elle appartient aujourd’hui à l’éditeur de livres allemand Benedikt Taschen. Dans le film, le héros – claustrophobe –, à la fois témoin et enquêteur, se lance à la poursuite d’individus mystérieux et névrotiques.
La maison symbolise peut-être pour De Palma sa propre situation : avoir sa place au soleil sur Hollywood Hills, mais garder l’œil ouvert sur les marges, les situations bizarres, voire glauques, prenant pour scène les no man’s land de la vie américaine.
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3. Amore de Luca Guadagnino
En 2009, à Milan, la villa Necchi Campiglio (1932), ouverte depuis un an au public, est l’écrin des tribulations de la famille Recchi, du film Amore, de Luca Guadagnino. La maison des deux sœurs Necchi, héritières d’une société de machines à coudre, devient à l’écran celle d’une famille d’entrepreneurs de tissus. La maîtresse de maison entame une idylle avec un chef cuisinier, ami de son fils. La scène du déjeuner de famille entouré de murs lambrissés de bois donne le ton du drame.
Le réalisateur ne pouvait trouver meilleur décor pour son histoire d’amour contrarié. La maison, construite par l’architecte italien Piero Portaluppi, était la première à Milan à posséder une piscine. Aujourd’hui, on y trouve encore dans les placards de la vaisselle Richard Ginori signée Gio Ponti et des foulards Dior du couturier Marc Bohan. À sa façon, la demeure raconte Milan et le poids des convenances sur les épaules de l’élégante héroïne interprétée par Tilda Swinton.
Laquelle confesse : « En arrivant à Milan, j’ai cessé d’être russe, j’ai dû apprendre à être italienne. » Elle n’y parviendra pas, même en déambulant sur les toits de la cathédrale comme le personnage principal de Rocco et ses frères (1960), de Visconti. Quelques années plus tard, le réalisateur Luca Guadagnino ouvrait un studio d’architecture intérieure.
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2. The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson
Le lieu de l’intrigue, chez Wes Anderson, a quelque chose d’un calendrier de l’Avent dont chaque fenêtre s’ouvre sur des pièces arrangées avec un soin maniaque. L’hôtel du film n’existe pas. Il a été inventé puis conçu après des mois de recherches sur la splendeur passée des grands établissements de la vieille Europe.
Le réalisateur a trouvé son bonheur à Görlitz, une ville frontalière de l’est de l’Allemagne, dans un grand magasin de 1912, aussi rétro que décati. De cette sorte d’atrium Art déco, le chef décorateur Adam Stockhausen a créé un éden hôtelier, en se référant, entre autres, au Bristol Palace, de Karlovy Vary, en Tchécoslovaquie. Il a par exemple recouvert le maximum de surfaces avec des panneaux décorés.
Dans ce lieu quasi unique où se déroule l’action, les images de la façade devenue culte sont celles d’une maquette. Les comédiens, eux, évoluent dans un hall au décor de l’entre-deux-guerres parfaitement reconstitué pour cette histoire loufoque de concierge d’hôtel qui hérite du tableau d’une cliente.
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1. Parasite de Bong Joon-ho
Pour raconter son histoire de deux familles vivant chacune aux dépens de l’autre, Bong Joon-ho a fait réaliser le décor de la maison par Lee Ha-jun d’après la logique du scénario. L’intrigue du film – palme d’or et multi-oscarisé – réside dans le déplacement des protagonistes. Ici, la demeure est dangereuse non à cause de sa domotique en révolte, mais à cause de ses occupants.
Esthétiquement, elle affiche un style moderniste au chic dépouillé, hormis quelques toiles contemporaines, et donne sur un jardin, filmé de l’intérieur et de l’extérieur. Autant elle est transparente autant elle renferme d’affreux secrets, dans la tête de l’enfant, dans celle des parents et dans celle des employés qui tirent profit de leurs manigances.
La lutte des classes devient la lutte dans l’espace. Cette maison est un vrai décor de cinéma où les pièces sont construites pour correspondre aux plans de caméra. Elles sont les scènes de motivations et d’actes de personnages (heureusement) fictifs.
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