Ce que la science-fiction nous dit de Neom, le méga projet architectural saoudien

Dans une jungle urbaine grisâtre, une jeune fille à l’air morose s’élance et saute à pieds joints vers son destin. Là-bas, dans cette cité futuriste, libérée de la gravité qui nous cloue au sol, elle vole au milieu des lacs, des cascades, des arbres aux feuillages multicolores, passe devant les écrans holographiques et les baies vitrées de logements aseptisés où les familles sont joyeuses, entourées d’assises toutes en rondeurs, de canapés nuages et de tables basses à pied tulipe en métal. Enfin, notre héroïne atterrit sur un toit terrasse au jardin luxuriant entourée d’enfants souriants...

Non, il ne s’agit pas du synopsis du dernier Disney mais bien du film de présentation de The Line, ville hors norme au cœur de Neom, nouvelle région et projet hors sol initié par le prince héritier saoudien. “Il y a un lien très fort entre ce que l’on veut nous montrer du futur de cette cité et les récits de science-fiction dont on dispose”, explique le géographe Alain Musset, directeur d’études de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. En ce sens, peut-on se servir de ce genre littéraire et cinématographique pour mettre en lumière les problèmes inhérents à une ville verticale comme The Line ?


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The Line et Neom, expression d’un égo mégalo fan de SF et de jeux-vidéo ?

En 2017, le prince héritier de l’Arabie Saoudite Mohammed bin Salman annonçait, dans le cadre du plan Saudi Vision 2030 présumé sortir le royaume de la rente pétrolière, la création de Neom, une région nouvelle bâtie au nord-ouest du territoire. Soit une dizaine de districts qui devraient sortir de terre dès 2024, dont six seulement ont été dévoilés pour l’instant : Oxagon, qui se veut une “ville industrielle 4.0” et un hub créatif sans limite censé accueillir ses premières têtes pensantes d’ici l’an prochain. Sindalah, une île façon resort de luxe. Trojena, la montagne made in Neom où sont supposés se dérouler les Jeux Asiatiques d’Hiver de 2029. Leyja, une vallée où seront nichés trois hôtels à thème. Epicon, révélée il y a quelques jours à peine, un complexe hôtelier et résidentiel sur le littoral. Enfin, joyau de Neom, The Line, une ville de 34 km2,  soit 170 km de long pour 200 mètres de large et 500 de haut au dessus du niveau de la mer.

Entre les villas adossées à la roche, le village vertical en V renversé et le lac artificiel donnant sur le vide de Trojena, les tours surréalistes de plus de 225 mètres de haut façon hashtag XXL d’Epicon, les hôtels Adventure, Wellness et Oasis de Leyja, dignes de repères de super méchants à la James Bond, et la ville The Line, l’esthétique propre à la science-fiction et aux jeux vidéo est omniprésente sur Neom. Pas étonnant si l’on en croit Alain Musset : “MBS est un grand fan de gaming. Il vit quasiment dans le métavers.

Le prince héritier d’Arabie Saoudite Mohammed bin Salman investit en effet, via le fonds d’investissement public (PIF) de l’Arabie Saoudite, dans des compagnies productrices et éditrices de jeux vidéo dont Nintendo, Activision Blizzard, Electronic Arts et Take-Two Interactive. En 2022, le Savvy Games Group, entreprise financée par le fonds souverain saoudien et présidée par le prince, dévoilait un plan d’investissement de 38 milliards d’euros dans l’intention de devenir “un hub mondial majeur pour le jeu vidéo et l’e-sport d’ici à 2030”.

Bien évidemment, je suis soufflé par le projet, avoue Alain Musset. Il est extraordinaire et fabuleux. Je comprends les gens qui, malgré les réticences que l’on peut avoir à l’encontre de Mohammed bin Salman, ont décidé de travailler sur le sujet. Il y a une dizaine de jours, je discutais avec l’un de mes contacts sur place qui travaille à la construction The Line (actuellement en phase de terrassement, ndlr). Je lui ai demandé ce qui l’avait attiré dans cette mission et il m’a répondu : « Le fait de travailler sur un projet qui sera unique dans ma vie. » À savoir une ville de science-fiction qui ne sera peut-être pas utopique.

À droite, The Vault, le village vertical de Trojena. A gauche, une illustration de Rick Guidice d’un projet de station spatiale pour la Nasa (1975).
À droite, The Vault, le village vertical de Trojena. A gauche, une illustration de Rick Guidice d’un projet de station spatiale pour la Nasa (1975).

Les paysages imaginés de la future mégalopole s’inspirent de Skyscraper de Marshall Todd (2018) : “on y retrouve les mêmes ruisseaux, les mêmes chutes d’eau, les mêmes arbres, affirme Alain Musset. Quant à la terrasse, elle me rappelle aussi bien celle du Pearl, le gratte-ciel vedette du blockbuster, que l’extérieur du building Aerium situé à Bay City dans la série Netflix Altered Carbon.” Cette ville linéaire évoque également Elysium de Neill Blomkamp (2013), dont la station orbitale éponyme réunit les réfugiés richissimes, laissant sur une Terre dévastée, surpeuplée et rongée par la maladie, les êtres humains qui n’ont pas les moyens de s’y installer.

Elysium est une roue qui tourne sur elle- même, continue le géographe. Le réalisateur reprend l’idée de la « Torus Wheel », une cité spatiale imaginée dans les années 70 par l’université de Stanford pour la Nasa. Comme son nom l’indique, il s’agissait d’une roue, d’une ligne sans fin, donc d’une ville linéaire, comme The Line. The Line s’inspire d’un film de science-fiction qui s’inspire lui-même d’un projet scientifique.” Même l’intérieur du village vertical The Vault situé à Trojena ressemble comme deux gouttes d’eau aux illustrations que l’on peut trouver de la station. “Dans les trois cas, nous retrouvons exactement la même chose : une forme linéaire, un monde clos, un univers en soi, coupé du monde extérieur, que ce soit à cause de l’espace ou du désert.

The Line : un univers en soi

The Line se veutl’épicentre de toutes les activités [de Neom, NDLR], le principal lieu de vie des résidents, une ville verticale avec ses opéras, ses bibliothèques, ses stades et ses universités, comme le décrit Giles Pendleton, directeur exécutif de Neom, sur le site web du projet. Près de neuf millions de personnes y vivront lorsqu’elle sera terminée, soit la majorité de la population de Neom.

The Line, une ville imaginée comme un barrage de miroirs.
The Line, une ville imaginée comme un barrage de miroirs.

Ainsi, la future ville est pensée comme un environnement clos où l’on est censé pouvoir vivre sans jamais sortir, à l’instar des Monades urbaines de Robert Silverberg (1971) : “Ce sont des tours gracieusement effilées, hautes de trois mille mètres, en béton précontraint. C’est une vision saisissante. […] Dieu soit loué, la vie nous est prospère et plaisante, et comme vous pouvez vous en rendre compte, nous sommes tous très heureux. […] Pourquoi sortir de la monade ? Pourquoi soupirer après les forêts et les déserts ? Monade 116 contient assez d’univers pour nous tous.”

N’en déplaise aux quelques “anomos qui, n’en pouvant plus de cette injonction au bonheur, craquent et finissent par se jeter du haut du millième étage, s’ils ne sont pas “anéantis” avant. Évidemment, contrairement aux habitants du roman de Silverberg ceux de The Line seront libres d’explorer la nature alentour. “Mais pour quoi faire ? s’interroge Alain Musset. Vous n’allez pas faire vingt fois le tour du désert en 4×4.

Dans un bandeau de 200 mètres de large et 500 de haut, la vie ressemblera-t-elle à celle des citoyens de Trantor, la planète urbaine de Fondation, premier tome du Cycle de Fondation d’Isaac Asimov (1951) ? “Gaal ne savait pas si le soleil brillait ni même, à vrai dire, s’il faisait jour ou nuit. Et il n’osait pas le demander. La planète tout entière semblait vivre sous une carapace de métal. […] Il s’était empressé de suivre les panonceaux menant au solarium, mais il n’avait trouvé là qu’une salle destinée à y prendre des bains de soleil artificiels. […] Quand on est né dans une alvéole, qu’on a grandi dans un couloir, qu’on travaille dans une cellule et qu’on prend ses vacances dans un solarium plein à craquer, monter à l’air libre avec le ciel au-dessus de sa tête pour toute perspective, c’est risquer la dépression nerveuse, tout simplement.” Si la perspective d’enfermement peut paraître cauchemardesque, il ne faut pas oublier que dans ce pays aux températures extrêmes, la population passe déjà d’une bulle climatisée à une autre.

 

A gauche, illustration de la ville en construction The Line. A droite, un extrait de la série « Altered Carbon » de Netflix.
A gauche, illustration de la ville en construction The Line. A droite, un extrait de la série « Altered Carbon » de Netflix.

Vers une hiérarchisation verticale ?

Depuis aussi loin que le roman When the Sleeper Awakes, de H. G. Wells (1899), la question des oppositions de classes domine les discours de la science-fiction urbaine, articulés autour d’une verticalité stratifiée et hyperbolique. Ces œuvres ne sont pas sans prise sur les villes qui leur sont contemporaines et sur leur propre stratification sociale”, écrit Christophe Duret dans Mésalgie, Tome II. Comme dans Silo (Hugh Howey, 2012), où, dans un monde post-apocalyptique à l’atmosphère toxique, l’humanité a dû se réfugier dans un bunker souterrain géant, un “étouffant cylindre de béton, [avec] sa succession d’étages d’appartements, d’ateliers, de jardins hydroponiques et de salles d’épuration aux mille tuyaux enchevêtrés”, la verticalité des villes implique une hiérarchie verticale, les niveaux supérieurs étant systématiquement réservés aux individus les plus riches et les plus importants.

La station balnéaire Epicon regroupera résidences et hôtels ultra luxe.
La station balnéaire Epicon regroupera résidences et hôtels ultra luxe.

Pourtant, Alain Musset est persuadé que la vie dans The Line sera exemptée de cette hiérarchisation sociale verticale pour une raison simple : “Selon le service de communication de Néom, The Line va accueillir l’élite intellectuelle et financière du monde globalisé d’aujourd’hui et de demain. Il n’y aura pas de haut ni de bas, tout le monde sera au même niveau. Raison pour laquelle, de manière métaphorique, la jeune femme de la vidéo vole : elle est dispensée des contraintes de la pesanteur physique et sociale. En ce sens-là, cette cité est à la fois utopique et dystopique puisque les autres, ceux dont la ville aura besoin pour fonctionner, seront nécessairement à l’extérieur. Ce ne sera pas haut / bas mais dedans / dehors.” Pour autant, seulement les plus riches de The Line pourront explorer les resorts ultra luxe et les stations de ski huppées de Neom, visiter le reste du pays ou voyager à l’étranger. Les autres seront contraints de rester cloitrés dans la cité.

Philippe Starck : « Un bâtiment irresponsable »

Philippe Starck n’est pas convaincu non plus par cette cité que le prince héritier et président du conseil d’administration de la société Neom tente de nous vendre comme un paradis terrestre qui “s’attaquera aux défis actuels de la vie en milieu urbain et mettra en lumière d’autres modes de vie”, résolvant les “crises de l’habitabilité et de l’environnement auxquelles sont confrontées les villes du monde entier” : “The Line est en théorie une très belle idée, puisque c’est un bâtiment qui n’existe pas, déclare le créateur prolifique qui imagine aussi bien des bouteilles de Perrier que des stations spatiales. Il n’est fait que de réflexions. […] En revanche, la réalité urbanistique me paraît étrange. […] La vie se développe toujours autour d’un feu, autour d’un centre, autour d’un cœur. Dans une bande mince comme The Line, il est impossible d’avoir un centre. C’est donc une vie linéaire, qui espace incroyablement les gens. […] Je ne crois pas à cette forme d’urbanisme, qui selon moi est dangereuse, puisque l’humain va toujours essayer de recréer un village à son échelle. C’est un bâtiment qui peut être très intéressant en tant que décor de film de science-fiction, dans la mesure où il va forcément créer des ghettos ; d’ailleurs, ces ghettos vont sûrement se combattre. Sur une jolie idée moderne, je pense que la fin n’est pas bénéfique, et le bâtiment est malgré tout, irresponsable. Excepté le fait de se faire très plaisir.

The Line, épicentre de Neom, soit une ville de 170 km de long, 200 mètres de large et 500 mètres de haut.
The Line, épicentre de Neom, soit une ville de 170 km de long, 200 mètres de large et 500 mètres de haut.

Le 15 novembre dernier sur France Culture, l’auteur de SF Bernard Werber affirmait dans son Biais : “Plus que jamais je crois qu’à côté des dystopies, ces romans de science-fiction censé nous faire peur en nous décrivant un monde cauchemardesque futur, il faut proposer des utopies, c’est-à-dire une science-fiction proposant un monde sans pollution, sans guerre, sans catastrophe avec peut-être même, soyons fous, une réelle entente entre les humains. Il faut forcément qu’il y ait des gens qui imaginent un futur harmonieux pour que celui-ci puisse un jour exister.

Dommage que Neom et The Line ne se basent pas sur ces derniers. Outre les problèmes posés, qu’ils soient sociétaux, écologiques – à savoir les conséquences désastreuses qu’une immense barrière de miroirs a sur les écosystèmes, la dépendance du transport aérien des personnes et de l’approvisionnement, l’eau, etc – ou encore humains – 20 000 membres de la tribu Huwaitat ont été expulsés et trois condamnés à mort, sans parler des conditions de travail des ouvriers sur place dont personne ne parle – on peut se demander qui seront les 9 millions d’individus qui accepteront de vivre dans ladite cité et sous quelles conditions.


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