Villes du futur : ces utopies ont-elles vraiment du sens ?

Telosa, The Line, Woven City, Masdar, BiodiverCity, Smart Forest City… Les projets de «villes utopistes» sont nombreux. Mais la promesse d’un monde vert et optimisé grâce aux moyens salvifiques de la technologie cache des problèmes structurels non négligeables. Décryptage.

En grec ancien, le mot utopia désigne littéralement un «lieu qui n’existe pas». Une définition pleine de sens lorsqu’on parle de «villes utopistes»: des nouveaux espaces de vie qui naissent là où auparavant il n’y avait rien. Dans le désert, par exemple, mais aussi au milieu des forêts, ou même sur les eaux. Les projets se multiplient depuis des années, animés par les ambitions socio-économiques des multimilliardaires. Mais à quoi ressemblent ces «villes du futur» ?



Telosa va s’installer au milieu du désert américain.
Telosa va s’installer au milieu du désert américain. Courtoisie Telosa

Telosa 

Commençons par évoquer Telosa. « Imaginez une ville électrique comme New York et propre comme Tokyo ». Voilà la définition qu’on peut lire sur le site de ce projet de ville du futur qui devrait s’installer au milieu du désert américain et accueillir environ 5 millions de personnes sur une surface de 800 km2 d’ici 2060. Énergies 100% renouvelables, économies de 90% d’eau, zéro déchet et zéro émission… Les rendus 3D montrent qu’il y aura aussi la place pour des taxis volants, accompagnant un réseau de transport public efficace au sol.

Le projet de Telosa aura un coût de 400 milliards d’euros.
Le projet de Telosa aura un coût de 400 milliards d’euros. Courtoisie Telosa

Conçu par Marc Lore, – l’un des 75 milliardaires du milieu de la tech – le projet va coûter au total 400 milliards d’euros. Marc Lore imagine sa Telosa comme un modèle basé sur la « construction du bien-être». Une ville de citadins-actionnaires loin de «l’oppression fiscale» de l’État, où les services publics sont distribués gratuitement aux habitants, à la façon des startup avec leurs salariés… Cette philosophie, l’entrepreneur l’a nommée “équitisme”.

The Line

The Line, en plein désert d’Arabie Saoudite, est l’autre projet de ville du futur immanquable. Voulue par le prince Mohammed ben Salmane, dans une construction ultramoderne et riche de végétation, elle est haute de 500 mètres et longue de 170 km, et on y trouve tous les services nécessaires dans un rayon de 5 minutes à pied.

À The Line, l’intelligence artificielle aura une place centrale.
À The Line, l’intelligence artificielle aura une place centrale. Courtoisie Neom

The Line pourra accueillir jusqu’à 9 millions de personnes à partir de 2030. Selon la même logique que Telosa, tout ici fonctionnera grâce à des énergies 100% renouvelables, et selon le même culte pour la technologie. La vie de tous les jours sera gérée par des algorithmes dotés d’une intelligence artificielle. Le coût ? Environ 500 milliards de dollars, investis par la manne pétrolière. À regarder les images satellitaires, les travaux ont commencé il y a deux ans.

Woven City

Woven City est la smart city du constructeur automobile japonais Toyota qui va s’installer au sud-ouest de Tokyo, au pied du mont Fuji. Cette fois-ci, on parle plutôt d’un petit village accueillant jusqu’à 2000 habitants, pensé comme un laboratoire où tester dans la réalité les nouvelles technologies en phase de développement.

À Woven City, Toyota a va tester les nouvelles technologies.
À Woven City, Toyota a va tester les nouvelles technologies. Courtoisie Toyota/ Woven City

Maisons intelligentes dotées de systèmes robotiques à domicile, centaines de voitures autonomes sur les routes, intelligence artificielle pour répondre aux besoins des résidents. Les coûts devraient s’élever à plus d’un milliard d’euros.

BiodiverCity 

BiodiverCity, en Malaisie, c’est le projet signé BIG qui incarne un esprit plus exotique. Trois îles artificielles de 1821 hectares vont surgir au large de l’île de Penang. Imaginées pour héberger de 15 000 à 18 000 habitants, les îles seront composées de bâtiments construits en bambou, bois et béton produits à partir de matériaux recyclés. Voitures interdites : la viabilité sera liée à un réseau de transport autonome.

À BiodiverCity, la viabilité sera liée à un réseau de transport autonome.
À BiodiverCity, la viabilité sera liée à un réseau de transport autonome. Courtoisie BIG

Smart Forest City 

Smart Forest City, conçu par l’architecte Stefano Boeri au Mexique et proche de Cancun, est la licorne parmi les projets de villes du futur ici nommées. 7,5 millions de plantes et d’arbres installés sur 557 hectares vont entourer des logements – eux aussi couverts de plantes – imaginés pour loger environ 130 000 personnes à un prix encadré. «Smart Forest City Cancun est un jardin botanique dans une ville contemporaine, basé sur le patrimoine Maya et une relation avec le monde naturel et sacré» déclare l’atelier de Boeri.

Smart Forest City va accueillir jusqu’à 130000 habitants sur 557 hectares.
Smart Forest City va accueillir jusqu’à 130000 habitants sur 557 hectares. Courtoisie Stefano boeri Architetti

La liste n’est pas du tout complète. Il manque notamment «Oceanix City », composée de trois plateformes reliées entre elles par des ponts, qui va naître en Corée du Sud sur les côtes de la cité portuaire de Busan. Ou encore, Nusantara, la nouvelle capitale d’Indonésie prête à accueillir 1,9 millions d’habitants, qui doit être achevée pour 2045.

Oceanix Busan est composée de trois plateformes reliées entre elles par des ponts.
Oceanix Busan est composée de trois plateformes reliées entre elles par des ponts. Courtoisie Oceanix

D’autres projets de villes du futur ont, à l’inverse, été  abandonnés après réflexion. C’est le cas de la ville imaginée par le millionnaire de la crypto-monnaie Jeffrey Berns, qui aurait dû s’installer dans le Nevada. Après avoir acheté 67 000 hectares de terre en 2018 pour 170 millions de dollars, Berns voulait y créer une ville de 36 000 habitants auto-gouvernée. «Un endroit où l’Etat ne peut pas interférer», comme l’a décrite Berns dans une interview à la BBC.Ou encore Masdar City à Abou Dhabi, annoncée en 2006 et pensée au début pour accueillir 52 000 habitants à partir de 2016 mais très loin d’être terminée. Pour l’instant, l’écocité qui voulait être la capitale mondiale des renouvelables est une ville-fantôme composée de deux mini-quartiers, qui compterait à peine 2000 résidents.

En regardant les renderings, les villes du futur ressemblent à des havres de paix destinés à des riches investisseurs.
En regardant les renderings, les villes du futur ressemblent à des havres de paix destinés à des riches investisseurs. Courtoisie Telosa

Au-delà des slogans qui qualifient ces projets comme pionniers de nouveaux modèles de vie salvateurs, la plupart d’entre eux soulèvent des problèmes de taille.

Tout d’abord, une espèce de culte futuriste, où les problèmes humains trouvent à chaque fois une solution par la technologie, objet d’une déférence presque religieuse.

Les êtres humains, réduits dans les projections 3D à des gabarits, malgré les discours prometteurs des investisseurs et créateurs, n’occupent pas une place centrale.

Et derrière l’illusion proclamée d’une renaissance du concept de l’identité et de la protection des données personnelles grâce aux miracles de la blockchain (mode de stockage et de transmission de données sous forme de blocs liés les uns aux autres et protégés de toute modification), la réalité implique un contrôle de la vie quotidienne par des caméras de surveillance 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. De quoi rappeler la réalité dystopique décrite par George Orwell dans 1984.

Au Nevada, le millionnaire de la crypto-monnaie Jeffrey Berns voulait créer une ville de 36 000 habitants auto-gouvernée.
Au Nevada, le millionnaire de la crypto-monnaie Jeffrey Berns voulait créer une ville de 36 000 habitants auto-gouvernée. Courtoisie Toyota / Woven Ciity

Sans compter le côté écologique. Selon les intentions de leurs créateurs, les villes du futur seraient installées très souvent dans des endroits encore très peu humanisés (où le risque d’altérer un écosystème sain est réel), dans des pays qui sont parmi les plus pollueurs du monde.

Prenez Neom, l’énorme campagne de construction dans le nord-ouest de l’Arabie Saoudite, voulue par le prince Mohammed ben Salmane et dont The Line fait partie.

Les images satellitaires montrent aussi les travaux sur Sindalah, une minuscule île de la mer Rouge aux fonds marins réputés. Encore vierge de présence humaine jusqu’en 2019, elle est maintenant destinée à accueillir de riches touristes. Mais ce n’est pas tout. Pour faire place aux nouvelles constructions signées Neom, comme le rapporte le NY Times, des membres de la tribu des Howeitat, qui s’étend dans toute la région de Tabuk, ont été expropriés.

Au fil des années, des groupes de support aux projets sont nés, comme Praxis.
Au fil des années, des groupes de support aux projets sont nés, comme Praxis. Courtoisie Stefano boeri Architetti

Et qu’en est-il des coûts ? 400 milliards de dollars pour Telosa, 500 milliards de dollars pour The Line, probablement plus d’un milliard de dollars pour Woven City (qui, rappelons-le, n’hébergera que 2000 personnes) … Des chiffres qui font tourner la tête, à la portée exclusive des hommes les plus puissants du monde et qui pourraient plutôt servir à développer des centaines de projets de requalification des villes et de territoires déjà habitées dans les pays concernés.

Selon les intentions de leurs créateurs, les villes du futur seraient installées très souvent dans des endroits encore très peu humanisés.
Selon les intentions de leurs créateurs, les villes du futur seraient installées très souvent dans des endroits encore très peu humanisés. Courtoisie BIG

Loin des théories catastrophistes qui voient dans ces projets les premiers pas vers la réalisation de scénarios similaires à ceux imaginés dans Don’t Look Up ou encore dans la série Snowpiercer, les villes du futur ne ressemblent pas à des solutions plausibles pour le peuple, mais plutôt à des havres de paix destinés à des riches investisseurs.

D’ailleurs, leurs fort intérêt pour ces projets est établi par l’existence de plusieurs canaux de support à l’instar de Praxis — un groupe financé par des stars du milieu de la tech tels que Marc Andreesen (Netscape) et Peter Thiel (Paypal) — qui, sur son site, se définit comme une « communauté de créatifs et de techniciens constructeurs de la ville du futur».

La fascination qui entourait les villes du futur au début du XXI siècle s’étant envolée, on ignore combien de temps encore ces projets de villes du futur réussiront à faire rêver sans soulever de véritables réflexions sociétales.