Les stéréotypes qui courent sur Bollywood, et de là sur tout le cinéma indien, vont bon train. Dans l’imaginaire collectif occidental, les films bollywoodiens se résument à des comédies dont le noeud gordien serait une histoire d’amour impossible ou une ambition empêchée – du fait des pesanteurs sociales, du système des castes, des différences religieuses –, mais qui se résoudrait en happy end, avec, entre-temps, des chants et des danses mettant en branle une nuée d’interprètes et de figurants, le tout mis en scène dans des décors pharaoniques. En somme, des oeuvres un tantinet kitsch, sirupeuses et maximalistes. Plongée dans un univers méconnu et hautement inspirant.
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Alors, certes, ce genre de films existe, et d’ailleurs les scènes chantées et dansées qu’ils contiennent, celles qui tirent leur origine du théâtre traditionnel hindi, mais qui, depuis les années 80, puisent largement dans le vocabulaire gestuel des clips américains, procurent des plaisirs visuels intenses, prompts à nous scotcher à l’écran : quelle énergie, par exemple, irradie de l’actrice, danseuse et chanteuse Katrina Kaif quand elle oscille de tout son corps, entraînant dans son sillage des nuées d’hommes enamourés !
Il faut notamment la voir émerger d’un lit rococo, dans Tees Maar Khan (réalisé par Farah Khan en 2010), puis se livrer à des déhanchements frénétiques sur fond de flammes, de lustres abracadabrants et de foules en délire.
De même, les films historiques à gros budget, dans lesquels on reproduit les monuments fastes de l’Inde moghole, fascinent tant par leur opulence que par leur souci du détail, malgré leurs intrigues parfois simplistes ou sexistes – comme l’est de temps en temps aussi, après tout, le cinéma occidental, qui n’a pas de leçons à donner, tant s’en faut.
Toutefois, le cinéma indien ne se réduit pas à ces « films commerciaux », comme on les appelle là-bas sans que ce soit péjoratif. Précision sémantique: Bollywood, contraction de Bombay et de Hollywood, désigne, tous genres confondus (commercial ou d’art et d’essai), l’industrie des films en hindi, la langue majoritaire du nord de l’Inde.
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Car toutes les grandes aires linguistiques du pays ont, elles aussi, leur industrie cinématographique: les films en kannada (langue parlée par plus de 60 millions de locuteurs) relèvent de Sandalwood – car l’État du Karnataka où ils sont tournés est surnommé « le pays du santal ».
Le cinéma télougou (langue aux 80 millions de locuteurs) est appelé Tollywood et on le fabrique à Hyderabad, dans l’État du Telangana. Quant à Kollywood, l’industrie des films en tamoul (85 millions de locuteurs), elle tire son K de Kodambakkam, une banlieue de Chennai, où les studios sont implantés.
Bollywood, qui ne représente que 45 % environ du cinéma indien, produit à elle seule entre 1200 et 1700 longs-métrages par an, soit bien plus que Hollywood (entre 300 et 800), bien que les budgets ne soient pas comparables – quand bien même des méga-stars comme Priyanka Chopra ou Shah Rukh Khan toucheraient des salaires hollywoodiens.
Si Los Angeles a Studio City, Bombay aussi a sa ville de studios, Film City, conglomérat de plateaux et de sociétés de production qui, depuis le début du XXe siècle, se sont regroupés au nord-est de la mégalopole. Mais, dans la capitale du Maharashtra, la géographie des tournages n’a rien de borné, négociant au petit bonheur avec l’immensité, les chaos et les remaniements cadastraux.
Les deux gros studios que nous avons visités se situaient ainsi dans la zone industrielle d’Ansa pour le premier (SJ Studios&Entertainment Limited), près de l’aéroport international, et à Karjat pour le second (ND’s Studios), localité quasi campagnarde à 70 kilomètres à l’est de la conurbation. Chez SJ (initiales du fondateur Siraj Jaffer), on filme des scènes d’intérieur plutôt intimistes, c’est pourquoi les soaps à succès de la télévision, entre autres, sont tournés ici.
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Chez ND (initiales du fondateur Nitin Desai), place au grand spectacle et aux fictions historiques ! SJ, bien planqué parmi les hangars, a de prime abord des airs de terminal d’autocars : des dizaines d’entre eux sont alignés sur son parking. On comprendra qu’ils ont été convertis en loges de comédiens qui, ainsi, sont déplaçables à l’envi selon les castings. Voici, justement, une actrice en pleine pause clope !
C’est Usha Bachani, figure du petit écran, qui en ce moment joue la méchante Kareena Luthra dans la série à succès Kundali Bhagya (titre intraduisible dans lequel il est question du signe astrologique du tigre). On la retrouve en plateau quelques minutes plus tard, et quel plateau !
Voilages, guirlandes de fausses fleurs tressées, marbres et dorures, autel hindou, lustres extravagants, c’est un salon dans lequel on n’a lésiné sur rien, comme les très riches Indiens en ont parfois chez eux, dans lequel la comédienne donne la réplique à sa partenaire Anisha Hinduja: à voir leurs chuchotements et leurs mines inquiètes, quelque chose de grave se trame dans l’épisode…
L’immeuble de SJ, outre ce maxi-living-room, contient un intérieur villageois, un bureau typique de P-DG bombayen, un appartement aux touches occidentales, une salle de mariage générique, dans lesquels il fait une chaleur à crever – crise énergétique oblige, la clim ne fonctionne que là où ça tourne… Toutes ces pièces ont été conçues pour être modifiables en quelques minutes : papiers peints, meubles, bibelots, tout est interchangeable.
Cela donne, dans les couloirs et remises, des scènes à la saveur dadaïste, voire duchampienne : un vélo d’appartement, voisin d’une aquarelle figurant des chevaux au galop, trône sous des soieries synthétiques ; sur une table où l’on a posé de faux gâteaux d’anniversaire en carton et de fausses boissons acidulées, un chat de gouttière, en chair et en os, se prélasse.
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Il y a encore, au rez-de-chaussée du bâtiment, des décors de services publics, comme ce poste de police, avec cellules de dégrisement et bureaux d’inspecteurs – sur lesquels, le jour de notre visite, les employés des studios déjeunent de thalis (« repas ») végétariens.
Ou ce service hospitalier orné d’organigrammes, médicaments, dossiers médicaux, tous factices : ce jour-là, on y tourne une scène de panique de la série Janam Janam Ka Saath (traduisible par « naissance après naissance ») si bien qu’on assiste à plusieurs prises au cours desquelles Neeraj Malviya, l’acteur phare, alias Dr Raghuvanshi, ne fait rien d’autre que sprinter au milieu d’un remue-ménage de figurants.
Hors champ, des hordes de cadreurs, coiffeurs, maquilleuses, techniciens, manutentionnaires, attendent qu’une tâche leur échoie. C’est, au contraire, la quasi-absence d’êtres humains, le silence et la fixité de l’air – il fait déjà 40 °C en cette fin d’hiver, sur fond de ciel inlassablement bleu – qui frappent quand on arpente les 21 hectares des studios ND’s.
À l’opposé des intérieurs génériques, aisément transformables, de SJ, les méga-décors de ND’s ont souvent été érigés ad hoc, spécialement pour tel ou tel film. Ainsi de Jodhaa Akbar (d’Ashutosh Gowariker, 2008), superproduction dont les seuls décors ont coûté plus d’un million d’euros et dont l’action se déroule dans le Rajasthan du XVIe siècle.
Nitin Desai, le chef déco du film (et propriétaire des lieux, donc), a recréé grandeur nature un fort inspiré de l’âge d’or musulman d’Agra (la ville du Taj Mahal, dans l’Uttar Pradesh). Pour Prem Ratan Dhan Payo, autre blockbuster (de Sooraj R. Barjatya, 2015), l’homme a construit un palais sur le modèle du Sheesh Mahal, à Udaipur (Rajasthan), qui abrite une enfilade de pièces d’une magnificence folle (mosaïques scintillantes, lustres cristallins…), même si très vite, l’oeil remarque que tout est en toc – toquez donc aux murs, tout sonne creux !
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Ensuite, on arpentera un fort rouge, qui ressemble à celui de Delhi, puis on longera des têtes de bouddha lézardées, faussement mangées par les arbres, comme si l’on était là dans un Angkor en carton-pâte.
Un temple hindou, une mosquée, un village de huttes, une rue commerçante comme il y en a dans toutes les villes indiennes, voilà ce que l’on croisera encore, le tout un peu craquelé, croulant parfois, bourré de chiens errants, entretenu par un personnel à la fois désoeuvré et trop peu nombreux pour l’immensité des lieux.
Il reste pourtant des hectares disponibles pour construire de nouvelles fantasmagories selon ce qu’exigera l’industrie du film des prochaines années, à moins qu’elle ne se tourne, bientôt, vers des décors de synthèse.
On le sait, les endroits qui ne sont plus habités, qui tombent en déshérence, sécrètent une mélancolie, une certaine poésie de la ruine, mais qu’en est-il alors des espaces qui ne l’ont jamais été véritablement, comme ces décors-là, si ce n’est par des hommes et des femmes starifiés qui jouent la comédie, des foules fugaces de figurants, dont les histoires s’évaporent et ne survivent qu’en 2D, voire exceptionnellement en 3D, sur pellicule ? Qu’en est-il de ces lieux qui, eux aussi, se fanent du fait de leur propre folie des grandeurs et du climat extrême qu’ils subissent ?
Fantomatique au carré, l’envers du décor de Bollywood, ou du moins d’une certaine production bollywoodienne, nous raconte vertigineusement ce que le cinéma laisse derrière lui.
> SJ Studios&Entertainment Limited: 4V4Q+JV8, Khairani Rd, Ansa Industrial Estate, Saki Naka, Chandivali, Andheri East, Mumbai, Maharashtra 400072. Tél. : +91 99670 03986. Sjstudios.co.in. ND’s Studios : Karjat Road, Chowk Phata, Khalapur, Karjat, Maharashtra 410206. Tél. : +91 2192 273 354. Ndsfilmworld.com
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