À travers le monde, Bas Smets mène une cinquantaine de projets et enseigne à l’université Harvard. Entretien sur sa vision de l’écologie urbaine à l’aune de la crise environnementale.
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IDEAT : Vous avez étudié le paysage à une époque où la question du réchauffement climatique, désormais capitale, était absente des écoles…
Bas Smets : J’ai d’abord suivi des études d’ingénieur-architecte, de 1994 à 1999, à l’université de Louvain, en Belgique, puis de paysage, entre 2001 et 2003, à l’université de Genève, en Suisse. Effectivement, à cette époque, qui n’est pourtant pas si lointaine, on ne parlait pas du tout de changement climatique. Les thématiques dominantes étaient la composition, les typologies et le design.
IDEAT : Comment s’affranchit-on de ces notions, qui semblent désormais obsolètes ?
Bas Smets : En créant les conditions d’un laboratoire au sein de mon agence et en cherchant toujours à inventer. Cette attitude vient sûrement de mon côté ingénieur hérité de mes études, mais aussi de mon éducation, car mon père aussi était ingénieur. L’envie de comprendre comment les choses fonctionnent pour trouver des solutions inédites m’a constamment animé. Même quand je jouais aux LEGO, je détournais les modèles pour en imaginer d’autres.
Mes parents nous ont toujours stimulés en ce sens. À l’agence, nous recherchons continuellement de nouvelles possibilités et façons de faire, car l’application des typologies traditionnelles, comme la place ou le square par exemple, n’a plus de sens aujourd’hui face aux enjeux climatiques.
IDEAT : Un changement de paradigme qui modifie votre façon de travailler ?
Bas Smets : Le désir de concevoir la ville idéale, hérité de la Renaissance, est révolu. À Bruxelles, l’héritage est si complexe qu’il est impossible d’appliquer des recettes toutes faites. Réaliser un simple alignement d’arbres est devenu difficile, car le sous-sol est très encombré.
La logique de la nature est plus forte. Une plante pousse là où elle le peut, elle se moque de la composition. Il y a beaucoup de contraintes que nous ne pouvons pas gérer. Plutôt qu’être frustré parce qu’un schéma idéal ne fonctionne pas, il me semble plus intéressant de faire du hacking (« détournement »), de rentrer dans une logique en place pour la modifier grâce à d’autres stratégies.
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IDEAT : C’est aussi une nouvelle manière d’appréhender la ville…
Bas Smets : Il faut repenser la ville de cette façon, en multipliant les interventions au lieu d’attendre le grand geste, qui ne viendra plus. C’est d’ailleurs très excitant, car lorsque je regarde Bruxelles, je constate que tout est matière à opportunités. Plutôt que de souffrir de la complexité de l’héritage, il faut rentrer dans une ville avec curiosité.
Il y a de bonnes choses, d’autres moins bonnes, ce n’est pas le plus important. Il n’existe pas une solution homogène, mais une somme d’actions possibles à mener. Il est également fondamental de comprendre la ville comme une juxtaposition de microclimats.
IDEAT : Pourquoi avez-vous choisi d’étudier le paysage après l’architecture ?
Bas Smets : Parce que je n’avais aucune envie de construire des bâtiments. J’ai étudié l’architecture, car je me sentais concerné par la façon dont on habite la planète, en ville ou à la campagne. J’ai pensé être urbaniste, mais j’ai vite compris que c’est le paysagiste qui dessine l’espace public. Or, c’est la construction même de l’espace public, celui que nous partageons, qui m’intéresse.
IDEAT : Longtemps, le paysagiste a été relégué au second plan, réduit à accompagner l’architecte. Le rapport est aujourd’hui en train de s’inverser, l’urgence climatique ayant replacé la nécessité des espaces végétalisés au cœur des priorités…
Bas Smets : Il ne s’agit pas d’entrer dans une lutte de pouvoir, mais de placer les compétences au même niveau. J’ai eu comme professeurs Michel Corajoud et Georges Descombes, j’ai travaillé chez Michel Desvigne, des personnalités fortes qui réclamaient une position affirmée du paysage, c’est mon éducation. Et comme je suis ingénieur, mais aussi architecte et paysagiste, je crois qu’autour de la table, nous sommes tous égaux. C’est très important.
Rappelons qu’autrefois, le paysagiste était le chef d’orchestre – je pense à André Le Nôtre, pour Versailles, ou à Frederick Law Olmsted, pour Central Park, entre autres. Puis, il y a eu deux guerres mondiales et le besoin de construire des loge-ments. À cette époque, le paysage a été oublié puisqu’il y avait davantage urgence à fournir un toit aux gens qu’à réaliser des parcs. Depuis dix ans, tout cela est en train de changer et le paysagiste endosse bien heureusement un nouveau rôle.
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IDEAT : D’autant que la tendance pousse à construire moins pour mieux transformer l’existant…
Bas Smets : Absolument. Les paysagistes ont cette expérience de la transformation, du travail avec une matière organique qui évolue : les plantes. L’approche est très différente lorsque l’on regarde l’espace public du point de vue du paysagiste ou de celui de l’architecte. Face au changement climatique, l’expérience du premier est très importante, nécessaire, pour penser davantage la transformation que le simple changement.
IDEAT : Vous explicitez d’ailleurs vos projets par la stratégie plutôt que par le résultat.
Bas Smets : Georges Descombes disait que la différence entre un architecte et un paysagiste, c’est qu’un architecte fait tandis qu’un paysagiste fait avec. Et ce « faire avec » nous apprend réellement à prendre en compte l’existant comme point de départ. On ne réalise jamais un projet hors de son contexte – qui implique le climat, le sol, l’environnement, le vent… C’est ce qui définit pour moi l’approche de l’architecte-paysagiste.
Je préfère me définir comme architecte de paysage, car paysagiste est un mot un peu étrange. Il n’y a qu’en France que cette locution n’existe pas ; les Anglais disent « landscape architect », les Allemands « Landschaftsarchitekt », les Néerlandais « landschapsarchitect » ! Nous sommes proches des architectes dans la manière dont nous travaillons, mais nous produisons des paysages, donc notre réflexion est sensiblement différente.
IDEAT : En effet, un projet de paysage n’est jamais un résultat fini, contrairement à un bâtiment…
Bas Smets : Ce « faire avec » implique aussi une position très humble. Nous transformons l’existant, qui sera lui-même transformé par les plantes, puis par quelqu’un d’autre. On ne réalise jamais un produit fini contrairement à un architecte ou un designer. Le pire moment pour un projet de paysage est celui de la réception, car il faut encore dix ans, voire cent ans pour qu’il prenne son ampleur. Frederick Law Olmsted n’a jamais connu Central Park comme nous le connaissons, il l’a imaginé, mais n’a jamais profité des arbres centenaires que nous admirons.
La vie que nous plantons va prendre ses droits, un arbre va pousser mieux qu’un autre. On n’est pas dans une composition, on est dans une stratégie, dans un processus qui va produire des images, qui vont elles-mêmes changer, en hiver, en été et au fur à mesure des années. C’est une caractéristique essentielle de notre travail, nous essayons de comprendre les forces en jeu et d’amorcer une transformation.
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IDEAT : L’expérimentation fait-elle partie intégrante de votre démarche ?
Bas Smets : Chaque programme doit être un projet de recherche en soi, on ne reproduit pas ce qu’on a déjà fait par le passé. Le but est d’aller toujours plus loin et de prendre des risques. À Londres, pour l’hôtel The Mand-rake, par exemple, nous avons végétalisé la cour intérieure avec cinq cents pieds de plantes grimpantes. Nous avons auparavant échantillonné vingt espèces pendant un an pour les observer, voir comment elles se comportaient face au vent, face aux différentes températures que nous relevions avant de choisir trois de ces espèces.
Nous sommes obligés d’expérimenter. Plus le climat va changer, plus nous serons poussés à réfléchir autrement. Je pense qu’il faut repenser en profondeur la façon de planter en ville. Nous n’avons plus le temps d’organiser de grands concours pour choisir untel ou untel. L’important est d’agir, pas d’attendre de longues années de procédure.
IDEAT : Vous voulez dire que le temps de la commande n’est plus en phase avec l’urgence climatique ?
Bas Smets : Face à une place emblématique ou un lieu comme Notre-Dame, il est bien sûr nécessaire de lancer des compétitions, de prendre le temps de la réflexion, que le projet soit porté par tous les pouvoirs publics, car l’enjeu est trop important. Mais il faudrait aussi mettre en place un autre type de commande, plus spontané, qui consiste simplement à planter. Procéder quartier par quartier, analyser le sol et faire des propositions. Voir où l’on peut trouver la terre, récolter les eaux de pluie.
Toutes les eaux sur les toits vont aujourd’hui dans les égouts, c’est quand même regrettable. On a besoin de cette eau, la nappe phréatique ne cesse de baisser : les grandes métropoles commencent à réfléchir en ces termes. Il est évident que cela va s’accélérer. À Paris, il est désormais interdit de couper un arbre. C’est assez radical, mais le message est très clair.
Nous avons encore devant nous une fenêtre de dix à quinze ans durant laquelle on sait qu’un arbre planté va pousser. Après, il sera trop tard. Chaque ville a l’obligation de repenser son microclimat, son écologie urbaine et les dispositifs de récupération de l’eau dans l’idée que, dans dix ou quinze ans, il fera deux degrés de plus. Il y a énormément de choses à explorer.
IDEAT : Vous travaillez sous différentes latitudes. Les projets sur lesquels vous intervenez se font-ils écho ?
Bas Smets : Ils se nourrissent les uns les autres et confirment l’idée que chaque ville possède un microclimat. Ne serait-ce qu’à Bahreïn, l’atmosphère est différente à l’ombre et au soleil. Le Sunken Garden, que nous avons réalisé à Londres, est né d’une intuition. Je sentais qu’il y avait un climat propre à cette cour minérale et sans lumière.
Nous avons mesuré les températures à l’intérieur de la cour et sur le trottoir extérieur pour réaliser qu’il y avait une réelle différence de microclimat, ce qui nous a permis de planter des fougères arborescentes qui n’auraient jamais poussé dans la rue, de même qu’un platane n’aurait pas tenu dans la cour. Il est intéressant de comprendre que le microclimat de cette cour ne correspond pas au climat de Londres. C’était la première fois qu’on pensait le climat de façon ultra-locale.
À Londres, nous avons répondu à un microclimat tandis qu’à Arles, pour le parc des Ateliers, nous sommes allés plus loin en créant un microclimat. Sur une dalle de béton, nous avons installé 80 000 plantes pour en transformer le climat semi-désertique en un climat méditerranéen. Considérer chaque ville comme une écologie microclimatique donne beaucoup d’espoir pour produire des îlots de fraîcheur et capter le CO2 en même temps, à un coût très faible.
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IDEAT : Même dans une ville dense comme Paris, existe-t-il encore des possibilités de modifier le climat ?
Bas Smets : On peut toujours agir. Il faut voir où et comment le faire intelligemment, mais il y a à chaque fois des possibilités. Pour les espaces publics autour de la tour Trinity, à la Défense (réalisée par Cro&Co Architecture), nous avons planté une mini-forêt, cinquante arbres qui vont bloquer le vent, fixer les particules fines, transformer le CO2 en matière organique pour créer réellement un microclimat.
Même à Notre-Dame, nous allons déminéraliser un peu plus les abords et doubler le nombre d’arbres existants. Le parc des Ateliers, à Arles, a opéré quant à lui un véritable changement de climat ; la température ressentie au sol peut désormais chuter de 20 degrés l’été !
C’est d’ailleurs une joie de voir alors tous ces enfants jouer sur ces grandes pelouses, d’observer la présence des oiseaux, cette vie rendue possible grâce aux plantes et à leur force incroyable. Nous avons reproduit ici ce qui s’est passé en matière d’évolution à l’échelle de la planète, avec la survenue des plantes, d’abord, puis de la vie animale, ensuite.
IDEAT : Comment avez-vous imaginé le réaménagement des abords de Notre-Dame, concours remporté au début de l’été 2022 ?
Bas Smets : Nous avons regardé ce qui était déjà en place, à savoir une configuration typologique habituelle à Paris : le parvis, la placette, les berges, le square, les alignements, mais dans une forme un peu indéfinie. Nous avons repensé ces figures urbaines sous l’angle du collectif et du climat. Le collectif, pour ne pas uniquement attirer les touristes et faire que les Parisiens reviennent sur le site, ce qui était une demande claire de la Ville de Paris. Et le climat, évidemment.
Nous venions de terminer le parc des Ateliers, à Arles. Nous avons imaginé comment utiliser le vent qui vient de la Seine pour rafraîchir en été, comment planter davantage d’arbres pour favoriser l’évapotranspiration (grâce à laquelle les végétaux transforment leur eau en vapeur d’eau, NDLR), comment bloquer le vent qui s’engouffre dans la rue du Cloître-Notre-Dame.
Nous avons utilisé tous ces éléments pour repenser ces cinq figures : l’alignement rue du Cloître-Notre-Dame, le parvis, la placette arborée qui met à distance la rue de la Cité et la Préfecture de police, les berges, où sont créés 400 mètres linéaires de parc le long de la Seine, et puis les deux squares qui ne deviennent qu’un grand square entre la Seine, le chevet de la cathédrale et le Mémorial des martyrs de la déportation.
Si nous repensons ces figures, c’est pour créer un climat, des usages et pour multiplier les points de vue. Auparavant, les touristes attendaient des heures devant le pignon principal. Notre projet invitera à faire le tour du site, à découvrir les rosaces au nord et au sud, et surtout le chevet. Ce projet est donc aussi une tentative de proposer de nouvelles perspectives sur la cathédrale. Le monument est donc au centre d’un aménagement plus global.
IDEAT : N’est-ce pas trop intimidant de travailler sur un joyau patrimonial de cet ordre ?
Bas Smets : On mesure l’importance du lieu, évidemment. Avec toute l’équipe, qui compte les agences GRAU, pour l’architecture et l’urbanisme, Neufville-Gayet, pour le patrimoine, et le bureau d’études Ingérop, nous essayons de trouver le geste juste. On sait ce que l’on cherche, mais nous avons aussi l’humilité d’écouter les différents acteurs comme la Ville, l’État, le diocèse. Nous sommes en discussion constante avec eux.
Notre projet s’inscrit dans la riche histoire de l’île de la Cité – ce « berceau » de Paris cher à Victor Hugo –, tout en donnant une autre dimension à l’espace public, qui n’a cessé de changer. Depuis huit cents ans, la cathédrale est le témoin privilégié d’une ville qui cherche sa forme. Repenser les abords de Notre-Dame, c’est repenser la cité.
Végétaliser abondamment et travailler sur ces figures urbaines est une façon d’annoncer le futur de ce siècle, de dire que c’est dans cette direction qu’il faut repenser les villes. Tel est le sens de la recherche, bien au-delà d’une composition. Nous nous sommes inscrits dans les usages, dans les expériences, dans de nouvelles façons de découvrir Notre-Dame en en faisant le tour. Et sur le parvis, un dispositif de rafraîchissement prenant la forme d’une fine lame d’eau va permettre de modifier la température ressentie.
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IDEAT : C’est finalement la notion même de paysage qui a désormais complètement changé…
Bas Smets : Pendant trop longtemps, le paysage renvoyait à l’idée de décor. Il devient une expérience, un ressenti, ce que je trouve très intéressant. Le climat change et c’est très stimulant d’inventer de nouvelles façons de faire.
IDEAT : Cette nouvelle façon de faire, vous la transmettez d’ailleurs à vos étudiants…
Bas Smets : J’enseigne à Harvard. Cette année, nous travaillons sur le quartier de Manhattan. Je souhaite apprendre à mes étudiants à problématiser les choses, à ne pas simplement répondre à une demande, à réfléchir à ce sur quoi il est urgent d’intervenir sur l’endroit de leur choix.
IDEAT : À être actifs dans la commande ?
Bas Smets : Exactement, à ne pas attendre le client. Les bons projets sont ceux qui vont au-delà de la commande. Il faut apprendre à voir les opportunités du paysage. Les étudiants choisissent eux-mêmes le lieu dans lequel ils veulent intervenir pour imaginer des solutions susceptibles de produire un climat.
IDEAT : Ils apprennent le paysage en pleine conscience de la crise climatique…
Bas Smets : Ils sont très conscients et ont raison d’être fâchés face à l’héritage qui leur est laissé. Ils ne sont en rien responsables de l’état de la planète, mais ce sont eux qui devront trouver des solutions. Nous travaillons comme une équipe de recherche. Il n’y a qu’à l’école que l’on se retrouve seul face à un projet. À Arles, nous étions deux cents !
Apprendre à travailler ensemble est essentiel. C’est très important pour moi de vouer une partie de mon temps à l’enseignement, dans l’idée de créer un mouvement et une émulation. Nous devons agir et trouver des solutions ensemble. C’est une autre façon de penser.
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