Si la crise de 2010 a poussé les jeunes Grecs à partir étudier à l’étranger, la pandémie les a fait revenir, rester et inventer. Ce phénomène, couplé à la migration d’artistes après l’exposition internationale Documenta, en 2017, a donné naissance à l’actuel cosmopolitisme qui sied si bien à Athènes.
«Athènes, métropole du sud-est de l’Europe, des Balkans et du Moyen-Orient est une ville d’une belle énergie, faite de contradictions extraordinaires. Chaotique et vaste, bétonnée et sans grand mérite architectural, elle a pourtant su préserver son échelle humaine. L’intérêt qu’elle suscite actuellement tient certes à son climat, son mode de vie méditerranéen décontracté et ses loyers relativement bon marché, mais également au fait qu’il s’agit d’une ville jeune, particulièrement vivante et chaleureuse », analyse Katerina Gregos, commissaire et directrice artistique du musée national d’Art contemporain (EMST) depuis 2021.
Athènes, ville cosmopolite
« Un des éléments importants de sa renaissance tient au cosmopolitisme de la jeune génération d’artistes, créatifs ou entrepreneurs grecs, qui ont étudié à l’étranger et sont revenus s’installer ici. Ce sont eux qui ouvrent aujourd’hui des bars, des restaurants, des boutiques, des galeries et des plates-formes associatives. Ils le font avec un savoir-faire international, mais sans perdre leur identité grecque. » Giannis Drivakis, l’un des trois fondateurs du coolissime restaurant Hasapika, situé dans le marché central, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme, avec son look de rock star : « En Grèce, on a encore la chance d’avoir de nombreuses traditions et savoir-faire. »
La richesse du terroir est une bénédiction pour les bars à cocktails et autres néotavernes qui réinventent la simplicité. En 2022, la ville de Platon est en pleine effervescence artistique, design, mode, culinaire et hôtelière. Dans un article publié début juillet, le New York Times faisait état de 272 restaurants et 34 hôtels ouverts depuis deux ans. Des chiffres qui donnent autant le tournis que l’envie instantanée d’aller sur place vivre cette (r)évolution. Mais que les choses soient claires, Athènes n’est pas le nouveau Berlin, tous les Athéniens sont catégoriques sur ce point. Pour preuve, ce post Instagram viral : « Berlin est la nouvelle Athènes ».
La gentrification est à la fois une promesse de renouveau et un épouvantail. « Ce sont les choses cachées qui sont intéressantes : les bars anciens, les tavernes. Il faut chercher, c’est une ville de découvertes », confie la galeriste Rebecca Camhi. Elle s’alarme : « Les petits commerces existent encore (notamment dans le triangle historique délimité par les places Syntagma, Omonia et Monastiraki et leurs stoas, ces passages sous arcades couvertes d’enseignes à la typographie délicieusement vintage, NDLR), mais ils sont de plus en plus nombreux à fermer et je crains qu’Athènes ne devienne une ville fantôme, une ville pour les touristes. »
Heureusement, ici plus qu’ailleurs sans doute – mais pourrait-il en être autrement dans une cité qui a été le berceau de la civilisation occidentale et de la démocratie ? –, le soft power de la culture est à l’œuvre. Si la crise financière, économique et sociale des années 2010 a poussé les jeunes diplômés à un exil temporaire, elle a aussi renforcé la solidarité et multiplié les initiatives créatives. Vu Dinh Hung, ex-champion de kung-fu et chef passionné du restaurant vietnamien Madame Phú Man Chú, cultive toutes ses herbes aromatiques, introuvables ou trop chères, sur le toit-terrasse de son appartement avec vue sur l’Acropole. « Ici, il faut être créatif, flexible, inventif, car le contexte n’est pas facile. L’imperfection devient une liberté », souligne Katerina Gregos. Conséquence de la crise, le besoin d’expression artistique est devenu encore plus vital. Il suffit de se promener dans les rues de Metaxourgio, Keramikos, Gazi, Psirri ou Exarchia, pour voir combien le street-art s’est épanoui sur les murs des maisons abandonnées.
L’art au rendez-vous
En 2017, Documenta, l’une des plus importantes expositions d’art contemporain au monde, s’est déroulée à la fois à Cassel, en Allemagne, et à Athènes. Cet événement a servi de catalyseur pour la ville, a contrario des Jeux olympiques, qui, eux, l’avaient plombée. « Deux très grands collectionneurs grecs », selon Rebecca Camhi, ont joué à l’évidence un rôle clé pour mettre en avant Athènes sur la scène artistique internationale. Le premier, Dakis Joannou, a créé, en 1983, la DESTE Foundation et, en 2009, la Project Space Slaughterhouse, à Hydra, à une heure et demie de ferry du Pirée.
C’est dans cette île sans voitures, royaume des ânes et des fans de Leonard Cohen (1934-2016) – qui y vécut dans les années 60 –, que se tient jusqu’au 31 octobre l’exposition « Apollo », de Jeff Koons. Son inauguration en juin a d’ailleurs été qualifiée d’after party d’Art Basel par les happy few du monde de l’art. CQFD. C’est aussi Dakis Joannou, en personne, qui est allé chercher les frères Campana pour réaménager le NEW Hotel.
Le second collectionneur, Dimitris Daskalopoulos, a choisi de faire don de larges parts de sa collection, notamment à l’EMST, plutôt que de commander un énième musée à un starchitecte. Sa fondation, NEON, a vu le jour au pic de la crise financière, en 2013, afin de soutenir la scène artistique locale et a investi temporairement l’ancienne manufacture publique de tabac, où les dix-huit installations de l’exposition « Dream on » sont visibles jusqu’au 27 novembre. En partenariat avec le Stavros Niarchos Foundation Cultural Center (SNFCC), NEON a rendu possible le prêt de Maman, l’araignée de 10 mètres de haut de Louise Bourgeois (1911-2010) campée dans le parc planté d’oliviers et de plantes endémiques du SNFCC.
Inauguré en 2017, ce bâtiment signé Renzo Piano, au toit coiffé de 5 700 panneaux solaires abritant la Bibliothèque nationale et l’Opéra national, a été offert à l’État grec grâce à une donation de 629 millions d’euros de la Stavros Niarchos Foundation. Dix millions sont versés chaque année par celle-ci, afin de « ré-inventer la connexion de la Grèce avec l’espace public ». Bel exemple de démocratie – largement soutenue par le secteur privé, comme pour l’ensemble de la culture grecque – de la part de la cité qui l’a vue naître, sinon inventée.
Les enfants du Pirée
On ne peut nier que le destin d’Athènes a toujours été lié à son port. De ce lieu de départ des ferries pour les îles sont nées les fortunes de ces armateurs en perpétuelle compétition : Aristote Onassis et Stavros Niarchos. Sous la gouvernance du parti Syriza, la nouvelle génération aux commandes du trafic maritime grec a versé 10 % de son chiffre d’affaires pour aider le pays en pleine crise financière. Ce lien entre la métropole et le port est revendiqué aujourd’hui par la scène créative locale. La marque de mode pointue et plate-forme artistique Serapis Maritime est ainsi née de la volonté de ses quatre jeunes fondateurs d’hybrider ces univers avec celui du transport maritime. Via le soutien de la fondation familiale, Suzanna Laskaridis a ouvert BlueCycle, un laboratoire d’économie circulaire. Ce dernier transforme le plastique des déchets marins, issu principalement des débris de filets de pêche industrielle, en sièges imprimés en 3D, dessinés par le duo de designers grecs The New Raw.
Enfin, au sein d’anciens entrepôts du Pirée ont été installées les galeries pionnières Rodeo, The Intermission et Carwan, faisant de la rue Polidefkous une destination incontournable pour les collectionneurs. «Nous sommes arrivés dans un marché (de design actuel, NDLR) inexistant et, deux ans plus tard, nos inaugurations rassemblent entre 300 et 400 personnes », confie Nicolas Bellavance-Lecompte, qui a déménagé en 2019 la Carwan Gallery, cofondée à Beyrouth. Après Carwan Annex, sa seconde adresse, elle aussi implantée au Pirée, l’architecte n’exclut pas de créer un autre lieu en plein centre d’Athènes. Avec Quentin Moyse, son nouvel associé, lui aussi architecte, ils affirment leur engagement auprès de la scène locale en commissionnant tour à tour designers internationaux et talents grecs.
Après Linde Freya Tangelder, Theodore Psychoyos et India Mahdavi, c’est la jeune Polina Miliou, de retour après cinq années passées à Los Angeles, qui installera à la rentrée ses pièces « néo-post-cycladiques » dans les superbes volumes de la Carwan Gallery. En 2023, cela devrait être le tour de Savvas Laz. Ce designer diplômé de l’ÉCAL – et ex-assistant de Joep Van Lieshout – a récemment réaménagé la maison rose de la collectionneuse Nicoletta Fiorucci, à Kastellorizo, selon son principe de « trashformers » : des blocs de polystyrène recyclé recouverts de résine.
Des adresses hybrides au concept ciselé
Il est frappant de constater que tous les lieux ultra-désirables du moment ont été inaugurés soit peu avant la pandémie – ils ont été alors affinés pendant cette pause forcée –, soit après. Il en résulte des adresses hybrides au concept ciselé comme le Mona Athens, qui a ouvert ses portes début juin au cœur de Psirri. Bien plus qu’un boutique-hôtel très réussi, c’est avant tout un hub de talents, soigneusement identifiés par sa directrice de création, Eftihia Stefanidi, qui a débuté sa carrière à Brooklyn. Jeune commissaire et historienne de l’art gréco-américaine, Katerina Papanikolopoulos a, elle, fondé l’an dernier la plate-forme pluridisciplinaire Athens Design Forum.
Elle prépare actuellement une exposition de Peter Speliopoulos, à la suite d’un premier opus à Milan en juin. À ses yeux, « Athènes – “Athina” en grec, le mot est rempli d’air lorsqu’on le prononce – véhicule une certaine légèreté. J’ai déménagé à Athènes pour venir à la rencontre de cette énigme que j’avais vue enfant. Les onguents d’église, les chants psalmodiés sur les marchés… une ville densément bâtie au milieu de collines monolithiques. Une ville de puissance migratoire – tout se fait dans l’acte de passer, dans le mouvement d’idées que la ville elle-même incarne. » Une ville mythique en pleine effervescence, quoi de plus fascinant ?
> Pour préparer son séjour à Athènes direction l’office du tourisme de la capitale grecque.
Athènes Pratique
Y aller
La compagnie nationale grecque Aegean Airlines, membre de Star Alliance, assure des liaisons directes vers Athènes depuis Paris et onze autres villes françaises
(à partir de 50 € l’aller simple) et offre une première immersion hellène avant même d’arriver grâce à son excellent magazine
Blue Magazine.
Se déplacer
Le métro d’Athènes comprend trois lignes et relie le centre-ville à l’aéroport international Eleftherios Venizelos ainsi qu’au port du Pirée. Taxis et Uber sont d’une disponibilité et d’une gentillesse désarmante. Sinon, marcher sur les trottoirs pavés de dalles de marbre antique à l’ombre des bigaradiers est également une très belle façon d’arpenter les quartiers centraux.
Se renseigner
Lancé en 2014 par Marketing Greece pour soutenir avec intelligence et créativité l’industrie locale du tourisme en laissant de côté les clichés, le portail Discover Greece offre une mine d’informations (nouvelles adresses, portraits de créatifs…), en perpétuelle actualisation. Bel exemple du dynamisme et de la modernité qui caractérisent
la Grèce aujourd’hui.
À voir, à lire…
- L’interview de l’actrice Melina Mercouri par Marguerite Duras dans l’émission Dim Dam Dom du 4 février 1967.
> Ina.fr/ina-eclaire-actu - Kennedy n° 10, spécial Grèce. Magazine (en anglais) créé par le photographe gréco-américain Chris Kontos.
- Offshore, de Petros Markaris (collection Cadre noir/Seuil).
Profil express
Résumer en quelques lignes les 3 000 ans d’histoire d’Athènes – qui doit son nom à la déesse Athéna, à qui le Parthénon est consacré – est mission impossible.
- Cité-État au rayonnement culturel, artistique, philosophique et politique à nulle autre pareille durant l’Antiquité, Athènes fut au cours des siècles suivants sujette à une succession d’invasions et de saccages, de soubresauts politiques, de dictatures (celle des colonels, qui vit de nombreux artistes s’exiler de 1967 à 1974), jusqu’aux manifestations de 2015, sur la place Syntagma. En proie à la crise de la dette publique, les Grecs se mobilisent alors contre les exigences de l’Union européenne.
- Densément bâtie, y compris de façon chaotique dans sa phase d’expansion des années 50 et 60, la ville présente aujourd’hui un éclectisme architectural en totale contradiction avec les canons esthétiques qui ont fait sa réputation antique. Cette impression de confusion n’en reste pas moins une invitation à comprendre combien le collage est un langage postmoderne par excellence dans un travelling architectural et temporel, qui va des ruines antiques au Stavros Niarchos Foundation Cultural Center (SNFCC), de Renzo Piano, en passant par le néoclassicisme ou le mouvement moderne.
Se balader
- Il ne s’agit pas de détourner quiconque de la visite de l’Acropole ou des musées et des galeries les plus réputés d’Athènes, mais de souligner, en parallèle, combien il est agréable de se promener au hasard des rues bordées de bigaradiers, mûriers, citronniers, jacarandas, oliviers ou pins – près de 80 000 arbres sont plantés le long des 2 200 kilomètres de trottoirs de la capitale grecque.
- Une manière idéale de s’immerger dans le patchwork architectural singulier et le lifestyle chaleureux de cette métropole est de partir du quartier de Plaka ou de la place Monastiraki (où se tient le dimanche le marché aux puces) et de remonter, via la place Syntagma, vers le quartier calme et chic de Kolonaki, riche en édifices néoclassiques et modernistes. Un parcours qui se faufile dans les rues commerçantes populaires du triangle historique, rythmées par les enseignes vintage alignées dans les stoas (passages sous les arcades).
- Pour une balade placée sous le signe du street-art, se rendre plutôt du côté des quartiers de Metaxourgio, Keramikos, Gazi, Psirri ou Exarchia.
- De l’Acropole, trente minutes de voiture suffisent pour rejoindre la Riviera athénienne ou une heure pour atteindre le cap Sounion, à la pointe de l’Attique, et regarder, émerveillé, le soleil se coucher sur le temple de Poséidon.