Le 9 mai dernier, Christofle lançait une nouvelle déclinaison de son best-seller, Mood, un écrin en forme d’œuf abritant des couverts en métal argenté, version NFT. En cinq minutes, les 529 exemplaires virtuels ont été vendus 0,1 ETH (unité monétaire Ether), soit 150 euros pièce. Preuve que si une large majorité du public n’est pas encore familière des mondes numériques, une niche de collectionneurs avertis pourrait bien croître dans les mois et années à venir.
Les NFT (non fungible token, « jetons non fongibles », certificats d’authenticité associés à des biens virtuels) sont ces œuvres numériques (photos, vidéos, objets 3D…) achetées et collectionnées en ligne. Leurs détenteurs peuvent les afficher sur n’importe quel écran. Autre axe de développement majeur : les utiliser dans un métavers pour décorer son espace personnel.
Des maîtres en la matière
Pionnier de cette nouvelle vague, l’Argentin Andrés Reisinger. Autrefois designer, il donnait naissance sur son ordinateur à des meubles fantasmagoriques pour gérer sa frustration de ne pas avoir accès aux outils de production industrielle. Devant le succès de ses créations sur Instagram, il s’est très tôt lancé dans le mouvement NFT, écoulant sa première collection environ 70 000 dollars (70 500 euros). Dans la foulée, la Canadienne Krista Kim vendait, elle, la toute première maison entièrement numérique pour 500 000 dollars (504 000 euros)…
Plus près de nous, les exemples de NFT se multiplient : Vincent Darré a signé une collection de dessins originaux pour Monoprix, l’éditeur de luminaires Nemo a imaginé des intérieurs incluant ses lampes iconiques, la Galerie Kreo a fait dessiner au duo Barber & Osgerby l’un de ses luminaires…
Une nouvelle vague de créateurs
Si ce phénomène prend son essor aujourd’hui, ce n’est pas un hasard, mais le résultat d’une conjonction de plusieurs facteurs. D’abord, débarquent sur le marché une génération de vidéastes, architectes 3D, graphistes… qui postent régulièrement leurs œuvres sur Instagram en espérant qu’une enseigne les remarque. Désormais, grâce aux NFT, ils peuvent vendre leurs créations en direct à leur clientèle qui, biberonnée aux jeux vidéo pour lesquels elle achète depuis sa jeunesse des skin (qui permettent, par exemple, de changer l’apparence d’un personnage) et autres options payantes, est habituée à débourser pour des biens virtuels de l’argent réel. Ensuite, les éditeurs et les designers traditionnels ont, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le profil parfait pour s’intéresser à ce nouveau pan de la création.
« L’univers du luxe est très créatif et si on ne se met pas en danger, on n’avance pas », rappelle Marie Beaussier, directrice de l’offre et des produits Christofle, et du projet NFT. Clémence Krzentowski, propriétaire de la Galerie Kreo, qui vient de lancer son premier NFT au printemps, explique : « Il s’agit de nouveaux espaces – et qui dit espaces dit aussi “aménagement” de ces espaces… Si on possède un terrain et une maison dans un monde en ligne, pourquoi pas des objets ? C’est une nouvelle manière d’envisager le design. »
Lors du dernier PAD Paris, où se réunissent les galeries d’art et de design les plus pointues, le designer José Lévy a proposé une déclinaison virtuelle sous forme d’hologrammes de ses grandes poupées japonaises (kokeshi), développées en résine pour Leblon Delienne. « En tant que créatifs, nous devons nous confronter à tout ce qui est nouveau, affirme-t-il. Tout peut exciter ma curiosité, même ce que je ne comprends pas au début. J’ai trouvé surprenant de créer de l’intangible. Pour un designer, c’est un challenge. »
Outre leur soif de connaissance, les designers sont en effet armés des outils et des savoir-faire 3D, ils sont aussi attentifs au fait que ces œuvres sont une source de revenus supplémentaires puisque à chaque revente de NFT s’applique un droit de suite. Par ailleurs, les œuvres numériques leur permettent de s’extraire de leurs contraintes habituelles, comme la force de gravité ou le confort. « Beaucoup des designers avec lesquels nous travaillons se sont interrogés sur ce que “l’usage” voudrait dire dans un univers virtuel. La lampe NFT que nous avons développée avec Barber & Osgerby est un modèle sans ampoule, sans fil et en mouvement. Elle existe donc uniquement sous forme numérique animée et est vendue exclusivement online. Une nouvelle lampe pour un nouveau monde ! » détaille Clémence Krzentowski.
Du réel au virtuel… et vice versa
Quoi de mieux que le monde physique pour toucher un public de non-initiés ? Car c’est encore tout le paradoxe de ce jeune marché qui doit multiplier les interactions avec le réel pour exister. Le journaliste et curateur Jean-Christophe Camuset a organisé pendant la dernière Paris Design Week « Design Capsule », une exposition-vente de NFT soutenue par le magazine Elle Décoration et réalisés par quinze binômes formés par un architecte-designer et un artiste numérique.
Les œuvres étaient présentées sur des écrans placés dans de grands caissons flottant au-dessus du parquet XVIIIe de l’hôtel de Soubise, au sein d’une scénographie signée Sam Baron. Six tandems ont d’ailleurs choisi de créer, d’exposer et de vendre des objets matérialisés de leurs NFT. Ces derniers seront, eux, mis en vente dans une galerie permanente de la plate-forme numérique SuperRare. Les prix varieront de 3 000 € le NFT seul à 50 000 € le NFT et l’œuvre physique.
Le virtuel ne chasse donc pas tout à fait le réel… La star Andrés Reisinger a finalement vu son fauteuil Hortensia édité par Moooï tandis que Christofle met sur le marché réel un nouveau Mood dont la gravure s’inspire de la skyline d’Aurifaber Citatis, ville virtuelle développée en parallèle…
Mêler le physique et le numérique, c’est le cas de Harry Nuriev, jeune designer qui a toujours créé des objets influencés par le virtuel. Ce féru de « phygital » envahit jusqu’à mi-octobre plusieurs espaces, dont une chambre de l’hôtel iconique du quartier Saint-Germain, à Paris, La Louisiane, dans le cadre de la foire Bienvenue Design. « J’ai souhaité projeter dans le futur les esprits et les fantômes du passé de ce lieu mythique et j’ai alors eu l’idée de développer cinq NFT qui reprennent ma vision de la chambre 36. Je suis persuadé que, dans le futur, le numérique permettra aux gens de se connecter au passé et je veux faire partie de cette histoire », dit-il.
Bien sûr, cet univers en construction pose de multiples questions, à commencer par le système d’achat, car pour s’offrir ces œuvres numériques, il faut d’abord acquérir des cryptomonnaies. La consommation d’énergie des blockchains (bases de données) est aussi un sujet sensible. Enfin, quid de l’adoption par le grand public de technologies encore réservées à une infime partie de la population ? Réponse dans les mois à venir…
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