Sarah Espeute : « Je pensais que Paris me fermerait ses portes »

Du 25 mai au 2 juin 2024, Sarah Espeute, la fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles, investit la Manufacture Royale de Lectoure de ses objets en textiles brodés. Rencontre avec cette artiste qui tisse ses histoires sur la toile.

Ses créations ne laissent pas indifférent. La simplicité du trait et du concept des nappes, chemins et table et serviettes brodés en trompe-l’œil ont propulsé Sarah Espeute et sa griffe Œuvres Sensibles sur le devant de la scène. Du 25 mai au 2 juin prochain, l’Arlésienne de 33 ans basée aujourd’hui à Marseille investit la sublime Manufacture Royale de Lectoure, cette ancienne tannerie de cuirs construite en 1754 par l’architecte Pierre Racine métamorphosée par Christèle Ageorges en maison d’hôtes, lieu de réception et gîte monacal pour pèlerins en route vers Compostelle. L’occasion de replonger dans l’enfance créative et le parcours débrouille de cette compteuse d’histoires sur textile. Rencontre.


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IDEAT : Enfant, quelle créative étiez-vous ?

Sarah Espeute : Je participais à tous les ateliers artistiques proposés par mon école primaire à l’heure du déjeuner : dessin, peinture, danse, broderie et autres activités manuelles que je pratiquais sous préférence. Ensuite, j’ai toujours dessiné et fait des choses de mes mains.

Sarah Espeute, fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles, exposera de nouvelles création à la Manufacture Royale de Lectoure du 25 mai au 2 juin 2024. (c) Jades Deshayes
Sarah Espeute, fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles, exposera de nouvelles création à la Manufacture Royale de Lectoure du 25 mai au 2 juin 2024. (c) Jades Deshayes

Mon père, botaniste, nous nourrit sans cesse d’anecdotes et de faits historiques. Il est dans le partage culturel et a toujours aimé nous emmener au musée . Ma mère est ingénieur avec un profil littéraire. Ensemble, ils ne m’ont fermé aucune porte. Au contraire, ils se sont toujours montré ouverts et m’ont encouragée à tracer ma propre voie.

IDEAT : Quelle a été votre première émotion forte liée à l’art ?

Sarah Espeute : Je me souviens particulièrement d’une rétrospective du peintre Hans Hartung (1904 -1989) au Musée d’art moderne qui ma donné envie de me lancer moi-même dans la peinture. Picasso et Matisse m’ont toujours fascinée, mais l’événement déclencheur a été l’exposition sur les femmes dans le design au Musée des Arts Décoratifs. Voir autant de grandes figures féministes, notamment Charlotte Perriand (1903 – 1999), s’imposer en ayant des pratiques pluridisciplinaires m’a profondément marqué.

La Manufacture Lectoure. (c) Jerome Galland
La Manufacture Lectoure. (c) Jerome Galland

IDEAT : L’art était-il une vocation ?

Sarah Espeute : Je voulais être architecte d’intérieur. J’adorais décorer ma chambre, ce genre de choses. J’ai donc intégré un pensionnat à Nîmes où j’ai pu passer un Baccalauréat d’arts appliqués. J’ai ensuite été prise à l’école Olivier de Serres (Ensaama), j’ai donc déménagé à Paris et entamé un BTS d’arts appliqué en communication visuelle, car je pensais que ce serait le cursus le plus large possible, où je pourrais m’épanouir.

IDEAT : Ça n’a pas été le cas ?

Sarah Espeute : J’ai été très déçue. La première année, j’étais plutôt scolaire. Dès que j’ai compris qu’il fallait aller dans le sens des professeurs, je me suis rebellée, j’ai arrêté d’autant les écouter et je suivais davantage mes propres ressentis. Là, mes notes ont baissé et j’ai repris le pli afin d’obtenir mon diplôme.

J’ai trouvé dommage qu’on ne permette pas aux élèves de se libérer. C’était très sectorisé et peu ouvert à la créativité. J’ai eu l’impression qu’on m’enfermait. J’étais à cheval entre les beaux-arts et l’entrepreneuriat et je ne me suis pas du tout reconnue dans ce parcours. Et puis, on nous avait fait miroiter beaucoup de choses ! Comme un emploi dans le secteur juste après le diplôme.

L’une des trois nappes vert olive créées par Sarah Espeute pour l’exposition « Se mettre au vert ». © MVerret
L’une des trois nappes vert olive créées par Sarah Espeute pour l’exposition « Se mettre au vert ». © MVerret

IDEAT : Comment vous sentiez-vous après ce BTS ? Ça me rappelle le titre d’un livre que j’ai aperçu en librairie récemment, Comment survivre après l’école d’art ? de ‍Olivier Bertrand, Clémence Fontaine et Chloé Horta.

Sarah Espeute : J’ai postulé à la bourse Léonardo proposée par l’école, qui permettaient d’effectuer un stage de 6 mois à l’étranger. J’ai travaillé chez un illustrateur qui réalisait aussi des clips pour des groupes de musique anglais, avec les moyens du bord, en utilisant différentes techniques dont le stop motion.

En parallèle, je montais mon dossier pour l’école des Arts Décoratifs où je n’ai pas été acceptée. Finalement, cette rencontre et l’effervescence de la capitale britannique m’ont convaincue qu’on pouvait y arriver sans passer par le chemin classique des grandes écoles. J’ai donc décidé de me lancer en autodidacte.

IDEAT : Et vous avez ensuite lancé Riso Presto avec un ami.

Sarah Espeute : Exactement ! J’ai découvert ce procédé grâce à une amie qui, comme moi, faisait un stage à Londres, mais dans une imprimerie. J’ai adoré le rendu, très beau, le grain spécifique et les couleurs en tons directs [le ton direct permet d’imprimer des teintes n’étant pas du CMJN, par exemple du fluo, NDLR] de cette pratique ludique, cette impression par teinte, couche par couche à l’aspect vieilli que j’affectionne, tout comme les vieux textiles et les livres anciens.

La Manufacture Lectoure. (c) Romain Ricard
La Manufacture Lectoure. (c) Romain Ricard

Je trouvais un peu punk que ces machine administratives aient été détournées pour des usages artistiques. J’utilise d’ailleurs toujours cette technique dès que je dois imprimer sur papier, que ce soit mes étiquettes, mes invitations….

IDEAT : Et parallèlement, vous avez fondé Klima Intérieurs avec Léa Bigot.

Sarah Espeute : Léa a le même profil que moi, et ce projet était notre moyen d’expression à toutes les deux. Nous imaginions des objets, avons édité un premier manifeste contenant une foule d’histoires autour du design, puis un second qui allait beaucoup plus loin dans le design d’intérieur : nous avions imaginé une un hôtel en bord de mer, une station balnéaire à l’instar de La Grande Motte, et nous décrivions chaque élément, comme un catalogue. Évidemment, je les ai imprimé chez moi en riso, dans mon « imprimerie ».

IDEAT : Vous aviez installé votre imprimerie dans votre appartement parisien ?

Sarah Espeute : En effet, mais financièrement, à Paris, il est très compliqué de pouvoir se loger, acheter du matériel, louer un local qui ne soit pas trop excentré… Avec Léa, nous avons postulé pour intégrer un nouveau lieu éphémère dédié à la création et basé à Marseille. On a donc déménagé, Léa, moi et nos compagnons respectifs.

Sarah Espeute, fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles. (c) Jades Deshayes
Sarah Espeute, fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles. (c) Jades Deshayes

À ce moment là, nous voulions nous lancer plus concrètement dans l’univers du design. Mais j’avais l’impression qu’avec tous ceux qui sortaient diplômés des grandes écoles parisiennes, la compétition serait trop rude dans la capitale. Surtout, l’objet et le design étaient des domaines que je maîtrisais peu, et j’avais peur que Paris me ferme des portes.

IDEAT : Cette opportunité est tombé à point nommé. Comment s’est passé votre arrivée à Marseille ?

Sarah Espeute : En arrivant dans la Cité phocéenne, j’ai grandi d’un coup, comme si je sautais à pieds joints dans la vie adulte. En revanche, la résidence nous a montré les limites de Klima Intérieurs : nous n’avions pas de quoi prototyper nos idées, le projet était flou. Il s’agissait plus d’une recherche personnelle que d’un réel concept à deux. C’était vraiment une étape intermédiaire, nécessaire à la création de mon label, Œuvres Sensibles.

Détail de l’une des trois nappes imaginées par Sarah Espeute pour son exposition à la Manufacture Royale de Lectoure. © MVerret
Détail de l’une des trois nappes imaginées par Sarah Espeute pour son exposition à la Manufacture Royale de Lectoure. © MVerret

IDEAT : Pourquoi vous êtes-vous remise à la broderie ?

Sarah Espeute : Avec Léa, quand nous avons commencé à créer des objets en 3D, la broderie m’est venue naturellement, car c’était un peu la seule chose que je savais faire avec mes mains ! J’ai commencé à apposer mes dessins sur des coussins. Je vendais aussi mes illustrations sous forme de poster dont je fabriquais les cadres en textiles, d’une manière assez structurale. Je faisais aussi des objets en tissu et la broderie était un formidable outil pour les décorer.

IDEAT : D’où vient cet attrait pour le trompe-l’œil ?

Sarah Espeute : Mon appartement marseillais comptait beaucoup de fenêtres mais aucun volet. J’ai donc confectionné des rideaux en toile de jute, que j’ai habillés de vues de jardin brodées, du même trait noir que j’utilise aujourd’hui. J’ai trouvé rigolo l’effet produit, de pouvoir ainsi écrire des histoires avec une simple ligne et cette échelle exagérée. J’ai ensuite réalisé des coussins-bouquets, qui étaient déjà une matérialisation d’un objet sur un autre objet.

Sarah Espeute, fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles, exposera ses dernières créations lors d’une exposition à la Manufacture Lectoure. (c) Jades Deshayes
Sarah Espeute, fondatrice de la griffe Œuvres Sensibles, exposera ses dernières créations lors d’une exposition à la Manufacture Lectoure. (c) Jades Deshayes

Anne-Laure Lestage, la fondatrice de la galerie A Mano Studio basée à Biarritz, m’a ensuite proposé de créer une nappe à intégrer à une exposition qu’elle était en train de concevoir autour de la table. J’ai donc continué mon idée de trompe-l’œil qui prenait sur cet objet encore plus de sens. Et l’engouement a été au rendez-vous.

IDEAT : C’était en 2019 et vous avez fondé officiellement Œuvres Sensibles en 2021. La pandémie vous a-t-elle aidé à vous lancer ?

Sarah Espeute : Au départ – et même si habiter à Marseille m’a apporté plus de confort au quotidien – je travaillais à temps partiel afin de financer mon projet. Le confinement a mis fin à mes missions en freelance. Heureusement, l’aide de l’État apportée aux auto-entrepreneurs dans ma situation m’a permis de me plonger corps et âme dans mon projet.

IDEAT : Finalement, ce projet a été une succession de heureux hasards et d’opportunités.

Sarah Espeute : Œuvre Sensibles n’est pas un projet prémédité, je n’ai jamais eu de concept défini en tête, il a plutôt évolué au gré de mes envies. Aujourd’hui, je délègue la partie broderie – reproduire me plaît moins – réalisée à la main par des artisans locaux – souvent des amis d’amis que je forme à ma technique – sauf pour des pièces uniques, comme la robe que je confectionne actuellement. Mon atelier de Marseille permet également de réaliser des créations sur mesure. 

La façade de la Manufacture Lectoure. (c) Jerome Galland
La façade de la Manufacture Lectoure. (c) Jerome Galland

Je cherchais aussi une autre méthode de fabrication, plus rapide et donc moins coûteuse et on m’a parlé de cette dame qui brode sur une Cornelly, une machine du XIXe siècle dont la manivelle permet de guider la tête de la brodeuse à la main, ce qui permet de suivre le trait précis du dessin. Elle réalise tout chez elle, dans l’atelier qu’elle s’est aménagé, et nous avons développé ensemble une gamme encore plus minimaliste, notamment les serviettes à cuillère, des petites pièces moins couteuses que nos nappes et nos sets de table et plus résistantes au lavage.

IDEAT : Parlons maintenant de votre prochaine exposition. Le lieu, la Manufacture Royale de Lectoure, a l’air magnifique.

Sarah Espeute : Je n’y suis pas encore allée ! J’ai simplement vu des photos. Le mari de Laetitia [de Galzain, de LdG Art & Patrimoine], la galeriste avec qui je travaille, lui a offert un week-end à la Manufacture. En voyant le lieu, elle a tout de suite pensé à moi.

Minimalisme et simplicité sont les maîtres mots de la Manufacture Lectoure. (c) Jerome Galland
Minimalisme et simplicité sont les maîtres mots de la Manufacture Lectoure. (c) Jerome Galland

IDEAT : Il est vrai qu’il y a quelque chose dans l’aspect des murs, brut, qui rappelle la matérialité de vos textiles.

Sarah Espeute : Le côté minimaliste, sans fioriture et les matières brutes lui évoquaient mon travail. Les images de la salle d’exposition, déclinée dans des tonalités poudrées de roses très clairs ainsi que la nature environnante, cette campagne gersoise luxuriante, m’ont donné envie de travailler la couleur, notamment le vert un peu olive. D’où le nom de l’exposition, « Se mettre au vert ».

J’ai habillé trois tables de mes nappes brodées sur des textiles, anciens comme d’habitude, de fourchettes, assiettes champêtres et autres fleurs sauvages colorées. Et comme j’aime mêler le mobilier à ma pratique, j’ai dessiné un paravent et une descente de lit, que mon compagnon est en train de fabriquer, que je vais recouvrir de housses en patchwork de vers peints à la main.

> Exposition « Se mettre au vert » de Sarah Espeute à la Manufacture Royale de Lectoure. Œuvres-sensibles.com. Lamanufactureroyaledelectoure.com.


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