Derrière l’expression « transition écologique », deux mots désormais indissociables, un troisième, le « réemploi », émerge comme une étape essentielle de cette (r)évolution. Dans le secteur du BTP, il concerne la réutilisation de matériaux promis à la benne qui, pour peu qu’on les considère, peuvent commencer une nouvelle vie, ailleurs, dans un autre projet d’architecture ou de design. Rotor est le parfait exemple.
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Une démarche simple en apparence, mais en réalité complexe à mettre en oeuvre: il faut identifier les gisements, en faire le diagnostic et mettre au point les techniques pour les préparer à être réemployés. Un process qui requiert des moyens humains et techniques pour être économiquement viable.
En 2005, une poignée d’architectes, de designers et de chercheurs convaincus qu’il y avait urgence à considérer le déchet comme une ressource potentielle ont créé Rotor, une association sans but lucratif (ASBL).
On doit à ce collectif des projets d’architecture intérieure et de design, mais aussi des recherches, des expositions, des ouvrages de référence* sur le thème du réemploi : « Les publications font partie intégrante de notre travail. Elles nous permettent de partager plus largement nos résultats et notre expérience », explique-t-on chez Rotor. Qui propose par ailleurs de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO), une part importante de son activité, car le réemploi ne s’improvise pas.
En 2010, Rotor est commissaire du pavillon belge à la 12e Biennale d’architecture de Venise. « Usus/Usures » explorait l’usure en architecture comme une réaction et une trace d’usage. Collectés sur le territoire belge, les matériaux exposés, peu abîmés, provenaient de bâtiments brutalement abandonnés, questionnant ainsi leur devenir.
Autre projet emblématique de Rotor, la création de la plate-forme Web Opalis qui recense les fournisseurs professionnels (544 à ce jour en Belgique, en France, au Luxembourg et aux Pays-Bas), les références courantes, des exemples de réalisations, mais également de la documentation technique.
Caverne d’Ali Baba
Le flux des matériaux issus du secteur du bâtiment traverse ainsi toute l’activité de Rotor. En 2014, le collectif imagine un projet spin-off (création d’une société indépendante à partir d’une branche d’activité de la société mère, fondée sur une technologie issue de la recherche, NDLR): RotorDC (DC pour déconstruction), qui organise concrètement la réutilisation de matériaux de construction et d’éléments de finition.
« RotorDC est une société coopérative entièrement détenue par ses employés. Basés à Bruxelles, nous essayons d’être aussi généreux avec cette ville qu’elle l’est avec nous. Nous cherchons à collaborer avec des entrepreneurs, des organisations à but non lucratif et d’autres entreprises, et à devenir un élément central d’un écosystème régional pour la réutilisation à grande échelle des matériaux de construction. Alors qu’au début nous vendions presque exclusivement des éléments démontés par nos propres travailleurs, notre magasin en vend aussi désormais qui proviennent d’autres fournisseurs, tels que des entrepreneurs en démolition et des sociétés immobilières », précise le collectif. Destiné autant aux professionnels qu’aux particuliers, ce magasin n’est rien de moins qu’une caverne d’Ali Baba.
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Équilibre économique
Les bureaux, les stocks et le magasin de Rotor viennent de déménager. Ils ont quitté l’ancienne chocolaterie Leonidas d’Anderlecht pour rejoindre Evere et le Da Vinci Research Park, une zone d’activité située au nord-est de Bruxelles. Dans un immeuble de bureaux des années 80, la structure a pris de l’ampleur. Il est bien difficile de deviner ce qui se joue derrière les murs de ce bâtiment. Mais en le contournant, tout un univers se dévoile : à perte de vue, ce sont des portes, des briques, des plaques de terrazzo, des lavabos en attente d’une nouvelle vie.
« Lorsque nous nous sommes lancés, se souvient Cécile Guichard, designeuse et membre de la coopérative, il fallait convaincre de nous laisser récupérer les matériaux avant la démolition. Ce n’est plus le cas. Désormais, les maîtres d’ouvrage viennent à nous. Nous recevons beaucoup de propositions, mais nous n’intervenons plus systématiquement sur place. Il restera toujours des chantiers complexes sur lesquels nous devons être présents, sachant que le but est l’autonomie. »
Une vingtaine de personnes travaillent à Evere. L’équilibre financier représente souvent la pierre d’achoppement du réemploi. « Dans l’absolu, tous les matériaux sont réemployables. Sauf que tous ne peuvent pas supporter le coût de ce process, indique Cécile Guichard. Il faut s’ancrer dans la réalité économique du secteur, les matériaux doivent payer nos salaires. »
L’entité bénéficie d’aides ponctuelles lorsqu’elle développe une filière particulière, comme le recâblage des luminaires aux normes CE ou le nettoyage aux bains d’acide des carrelages en céramique. Grâce à elle, tout entrepreneur devient un « déconstructeur » potentiel, même à petite échelle. Sur le principe d’un dépôt-vente, il peut déposer ce qu’il a récupéré afin de le revendre.
Quant aux équipes de RotorDC, elles essaient de se consacrer à l’essentiel : nettoyer et rénover. Un solide savoir-faire professionnel est nécessaire pour que le produit remis dans le circuit soit considéré par l’entrepreneur, le concepteur ou le particulier comme un matériau neuf. Tout l’enjeu est de le proposer pourvu des mêmes caractéristiques techniques et permettant une mise en oeuvre similaire.
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Gisement immense
Projet emblématique actant la naissance de RotorDC, la démolition du bâtiment du siège de BNP Paribas Fortis, à Bruxelles, a été l’occasion de récupérer quelque 230 tonnes de matériaux de finition. Une partie des éléments était signée des architectes d’intérieur et designers Jules Wabbes (1919-1974) et Christophe Gevers (1928-2007). Une mine d’or, constituée de portes, de parements muraux en granit, de faux plafonds…
Certains ont une histoire, quand d’autres possèdent principalement des atouts techniques, par exemple une robustesse incomparable. Il y a aussi les candidats au détournement : les cache-radiateurs en multiplex courbé ont été transformés en étagère ; les cubes en acier Corten, récupérés par centaines dans les faux plafonds du bâtiment CCN à la gare Bruxelles-Nord, ont été convertis en tables basses ou en rangements.
RotorDC a créé sa propre marque, Ditto, pour reconditionner la quincaillerie récupérée, démontée, nettoyée et révisée avant d’être proposée à la vente, généralement 30 à 50 % moins chère que le matériel neuf équivalent. Pour ceux qui n’ont pas la capacité de se rendre à Evere, la quasi-totalité des produits est disponible en ligne. Un paradis pour les architectes et les designers, comme pour les particuliers.
À l’heure de la transition écologique, l’enjeu du réemploi est crucial. Ainsi que le souligne Cécile Guichard : « Le gisement de matériaux est immense. Seule une petite proportion d’entre eux est récupérée alors qu’ils sont jetés par tonnes entières chaque jour à l’échelle de la planète. » Il y a donc urgence à déployer et à soutenir la filière, la pénurie actuelle de matériaux neufs sonnant comme un signal d’alarme.
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