Jonathan Olivares : « Knoll s’adresse au sommet de l’expression culturelle du design »

IDEAT a rencontré Jonathan Olivares, nouveau vice-président senior design de Knoll. Notre journaliste Guy-Claude Agboton lui a posé quelques questions au sujet de l'une des enseignes les plus renommés du design.

Au dernier Salon international du meuble de Milan, le designer américain Jonathan Olivares, nouveau vice-président senior design de Knoll, était présent sur le stand de la marque conçu comme une maison moderniste par les architectes belges du studio KGDVS. Vif mais détendu, le jeune quadragénaire augure de la réactivation des fondamentaux de Knoll, enseigne fondée en 1938, sous le signe de l’ouverture culturelle. Même les réputations les plus inoxydables se protègent de la corrosion.


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IDEAT : Quel était le brief adressé au studio d’architectes belge KGDVS pour le stand de cette année ?

Nommé en avril 2022 vice-président senior du design de Knoll, Jonathan Olivares, 42 ans, assure le rôle de gardien du temple du pionnier des éditeurs de meubles aux États-Unis et veille désormais au choix de ses futurs designers.
Nommé en avril 2022 vice-président senior du design de Knoll, Jonathan Olivares, 42 ans, assure le rôle de gardien du temple du pionnier des éditeurs de meubles aux États-Unis et veille désormais au choix de ses futurs designers. TANYA AND ZHENYA POSTERNAK

Jonathan Olivares : Je leur ai dit que je ne voulais pas d’un stand de foire commerciale. Nous vendons des travaux d’architectes et de designers, mais nous ne sommes pas dans un magasin de mobilier, nous sommes dans une maison. Parce qu’il y a, d’un côté, les meubles que nous commercialisons et, de l’autre, la culture que nous représentons. C’est ce qui rend Knoll complètement unique dans l’industrie du design.

Quelle tendance se dégage des nouveautés de 2023 ?

La première idée, c’est de réinvestir l’outdoor. De nombreux labels spécialisés dans le mobilier d’extérieur ont rendu leur propre hommage à la collection de Richard Schultz chez Knoll. Je vis moi-même avec, au quotidien. Cette gamme de 1966, époque un peu formelle, a été dessinée aussi bien pour s’asseoir au bord de la piscine que pour déjeuner ou boire un verre. En second lieu, il fallait rappeler quatre-vingt-cinq ans de pertinence Knoll avec des grands noms comme Charles Pfister, Joe D’Urso ou Frank Gehry.

Quel est votre plus ancien souvenir de Knoll?

J’ai connu la marque au début des années 2000, au Pratt Institute, à New York, à travers l’enseignement du designer Bruce Hannah, qui avait collaboré plusieurs fois avec elle. Knoll était la plus en phase avec l’architecture contemporaine: la chaise Cross Check, de Frank Gehry, sortie en 1990, a toujours l’air aussi nouvelle. Après mes études, j’ai couvert, en tant que journaliste, toute l’actualité de l’industrie américaine du meuble pour la revue italienne Domus. À l’époque, je n’ai pas été très séduit par les éditeurs de design outre-Atlantique… excepté Knoll, chez qui je me suis tout de suite senti chez moi.

Qu’est-ce qui vous a attiré chez Knoll la première fois ?

Toutes les valeurs de Knoll sont captives du design de la mythique chauffeuse Barcelona (1929) de Mies van der Rohe.
Toutes les valeurs de Knoll sont captives du design de la mythique chauffeuse Barcelona (1929) de Mies van der Rohe. GIONATA XERRA

Son esprit d’ouverture. Vous savez, mon père est mexicain, ma mère, américaine. J’ai eu des baby-sitters colombiennes, japonaises, françaises ou espagnoles qui étaient étudiantes dans l’école de cours d’anglais – la plus importante des États-Unis – que dirigeait ma mère. Entendre depuis toujours parler des langues différentes m’a habitué au monde cosmopolite. Or, je n’ai, hélas ! pas ressenti cette largeur d’esprit dans les entreprises américaines. Sauf chez Knoll, où j’ai vite remarqué la pluralité des points de vue.

Cet esprit d’ouverture est-il son principal atout ?

Oui, il est fondamental. Tout part de là. Il faut savoir qu’aux États-Unis l’enseigne est d’abord associée au monde des bureaux, d’où l’adage maison « le bon design fait le bon business ». Le label est donc lié à l’élite du tertiaire ainsi qu’au secteur résidentiel. La chauffeuse Barcelona, de Mies van der Rohe, n’est pas l’icône des appartements d’étudiants ! Knoll s’adresse au sommet de l’expression culturelle du design. Quand nous aménageons les bureaux d’une entreprise, cette dernière possède souvent déjà sa propre collection d’art.

Cette spécificité a-t-elle été voulue par Florence Knoll?

Rappelons qu’elle a sollicité, en 1952, Harry Bertoia, un sculpteur italien… Florence Knoll en a même fait un principe. Et c’est ce à quoi je me consacre car, à partir de là, tout suit. Je me réjouis, par exemple, d’avoir fait revenir des oeuvres d’art sur le dernier stand du Salon du meuble de Milan. Nous y avons montré une collection de Jonathan Muecke, architecte, designer et artiste, passé par l’agence Herzog & de Meuron puis par la prestigieuse Cranbrook Academy of Art, dans le Michigan. C’est un Américain du Minnesota aux idées larges. Sept de ses oeuvres ont instillé dans l’espace un climat particulier entre les gens et le mobilier.


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Comment définiriez-vous le rôle joué par Florence Knoll dans le monde du design ?

Dialogue entre le fauteuil culte (1966) de Warren Platner et le système d’assise Avio, de Piero Lissoni.
Dialogue entre le fauteuil culte (1966) de Warren Platner et le système d’assise Avio, de Piero Lissoni. GIONATA XERRA

Elle a d’abord forgé son propre statut. Formée par des architectes, Eliel Saarinen et Mies van der Rohe, avant de rencontrer Hans Knoll, elle se situe entre architecture, design et art. Elle a vécu à une époque où, avec l’essor du réseau ferré, l’Amérique du business explose. Florence Knoll est donc architecte au moment où ce monde des affaires arrive à maturité avec force. Elle et ses équipes ont créé les intérieurs de ce nouvel âge, chez CBS (télévision) ou General Electric. Cette femme a inventé l’architecture intérieure pour le tertiaire. Quand les firmes s’en sont chargées ellesmêmes, Florence Knoll s’est dit : « Maintenant que nos clients sont éduqués, ne leur vendons plus que du mobilier. »

Dans cette entreprise qu’elle a présidée, quelle empreinte la plus forte a-t-elle laissée ?

Son travail s’inscrit dans un rapport d’échelles. L’architecte finlandais Eliel Saarinen, son mentor, disait : « Quand vous faites une table, vous considérez la pièce autour ; quand vous travaillez sur toute une pièce, vous considérez l’immeuble autour. » Florence Knoll a été la première à s’intéresser aux gratte-ciel de bureaux, à New York, en partant de la table, du bureau, du bâtiment et de Manhattan ! C’est ce partenariat avec les entreprises qui est inséparable de l’ADN de Knoll.

La modernité de la marque s’entretient-elle avec des impératifs constants ?

Mon rôle est justement d’assurer que Knoll soit une culture vivante. Ce qui fait la beauté de l’enseigne, c’est d’adopter une attitude qui s’adapte au temps. La « maison » aménagée sur le stand Knoll au Salon du meuble de Milan est recyclable à 100 %. Aluminium, verre et terrazzo de béton recyclé, tout est réutilisable. Absolument inimaginable dans les années 50! Autre exemple, Dozie Kanu, designer de Houston, au Texas. Il a grandi dans une culture hip-hop, tout en étant très proche de Travis Scott (rappeur américain, NDLR). C’est un point de vue culturel différent, mais aussi bien en phase avec Knoll que l’est Mies van der Rohe.

Mais qui dit Knoll dit classiques et best-sellers ?

Au Salon du meuble de Milan 2023, la scénographie de la « maison » conçue pour Knoll par le studio belge KGDVS.
Au Salon du meuble de Milan 2023, la scénographie de la « maison » conçue pour Knoll par le studio belge KGDVS. bas princen

Les best-sellers sont toujours conçus par des pointures. Les chiffres de ventes sont le signe de cette reconnaissance culturelle. La beauté des classiques, c’est qu’ils ne bougent pas, qu’ils demeurent pertinents face aux nouvelles vagues d’une société qui change. Un grand ami à moi, Jeffrey Osborne, vice-président du design de Knoll disparu en 2017, m’a dit un jour que lorsque la collection d’Eero Saarinen baissait sur le marché, celle de Mies van der Rohe montait. Quand le public se lasse des formes légères et organiques, il se tourne vers le poids lourd de l’acier inoxydable.

Vos classiques peuvent-ils faire de l’ombre aux nouveaux modèles ?

La chauffeuse Barcelona de Mies van der Rohe (1929) ou les chaises Womb (1952) et Tulip (1956) d’Eero Saarinen, sont effectivement centrales dans la culture et l’histoire du design. Si Knoll réalisait un projet d’architecture aujourd’hui, ce serait plus proche de ce que construit la Mexicaine Frida Escobedo pour la rénovation de l’aile d’art moderne du Metropolitan Museum of Art, à New York (choisie parmi des sommités comme David Chipperfield, NDLR). Ce que je veux dire c’est que les nouvelles pièces de mobilier que lance Knoll sont en lien avec le « bâti existant ».

Côté fabrication, l’enseigne reste discrète…

Ce n’est pas de la discrétion, cela correspond exactement à ce qu’est Knoll, une entreprise qui, dès les sixties, était en contrat avec l’éditeur italien Dino Gavina, producteur entre autres du fauteuil Wassily, de Marcel Breuer. En 1968, Knoll rachète Gavina et son siège bâti cinq ans plus tôt par Achille et Pier Giacomo Castiglioni. C’est là, à Foligno, en Ombrie, que des ouvriers artisans continuent de réaliser cette assise, une icône produite par Gavina puis devenue celle de Knoll. La beauté dans tout cela, c’est la transmission d’un savoir-faire traditionnel de génération en génération.


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Restez-vous peu disert sur ce point par souci de préserver l’image contemporaine de la marque ?

Un travail d’architecte, la lounge chair Klismos, d’Antonio Citterio.
Un travail d’architecte, la lounge chair Klismos, d’Antonio Citterio. FEDERICO CEDRONE

C’est plutôt comme pour la magie : on n’a pas à révéler les trucs de tous nos tours ! Mais nous sommes très transparents sur les lieux de production, nos pratiques ou bien les matériaux utilisés. Nous veillons d’ailleurs à nous moderniser parce que le produit manufacturé évolue. Autre atout de Knoll, c’est son alliance du processus industriel et de l’artisanat. Dans les fifties, quand la chaise Womb, d’Eero Saarinen, se fabriquait en fibre de verre, c’était très innovant. Cela n’empêchait pas de produire en même temps des chauffeuses Barcelona avec le savoir-faire légendaire des artisans italiens. Nous tenons à cela parce que c’est le seul moyen d’obtenir à la fois de l’élégance et de la modernité.

Il y a des années, vous aviez déjà collaboré avec Knoll, en tant que designer. Qui avait fait le premier pas ?

Lorsque j’écrivais sur l’industrie américaine du meuble, j’ai été saisi par la culture de Knoll. Sentant peut-être mon enthousiasme dans mes articles, l’enseigne m’a appelé. L’ancien directeur du design m’a dit : « Pourquoi ne pas trouver un moyen de travailler ensemble ? » Cela tombait bien. Mon credo a toujours été: « Si j’aime quelque chose, je commence par m’en rapprocher ».

Qu’est-ce qui a incité Knoll à vous nommer vice-président senior design ?

Notre relation a évolué au fil de nos collaborations (l’ouvrage A Taxonomy of Office Chairs, un projet de recherche sur la chaise de bureau, publié en 2011 ; la chaise Olivares Aluminum, en aluminium moulé sous pression, indoor et outdoor, éditée en 2012, NDLR). Quand la maison m’a sollicité pour cette nouvelle responsabilité, j’ai d’abord refusé et même proposé des candidats. J’avais mon studio de design à Los Angeles, des clients comme Kvadrat, Moroso ou des musées de design. Aujourd’hui, un an plus tard, j’apprécie énormément mon rôle.

Hésiter à ce point devant une telle offre, n’est-ce pas faire la fine bouche ?

Sofa « Lissoni Outdoor Collection ».
Sofa « Lissoni Outdoor Collection ». FEDERICO CEDRONE

Non, parce que désirer un tel poste est une chose, être capable de l’exercer en est une autre. Je n’avais pas de doutes quant à mes compétences de designer. Mais je suis en train de découvrir en moi de nouvelles aptitudes. Quand vous constatez ça, c’est comme le souffle d’une brise sur la peau. Vous entrez littéralement dans votre moi primitif et commencez vraiment à faire ce pour quoi vous êtes là.

Dans quel état d’esprit exercez-vous votre fonction ?

Je n’adhère qu’à ce que j’apprécie ou à ce que je sens dans mes tripes. Je ne travaille pas de façon cérébrale, mais beaucoup à l’instinct. Certains vont peut-être détester nos réalisations. Ce qui est beau dans l’industrie du design, c’est qu’il y a de la place pour que des gens fassent ce qu’ils aiment. Il y aura toujours un public pour cela.

Qu’avez-vous appris lors de votre passage, en 2005, au studio du designer allemand Konstantin Grcic ?

La discipline et la rigueur. J’y ai retenu que, pour bien assister un designer, vous devez développer votre propre univers.


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Nous parlons beaucoup d’intelligence artificielle en ce moment. Qu’en pensez-vous?

La vie en Knoll : fauteuils et guéridon (1966), de Warren Platner, tables Tulipe (1956), d’Eero Saarinen, et sofa Florence Knoll (1954).
La vie en Knoll : fauteuils et guéridon (1966), de Warren Platner, tables Tulipe (1956), d’Eero Saarinen, et sofa Florence Knoll (1954). FEDERICO CEDRONE

C’est terrifiant, cependant cela ne m’effraie pas. (Rires.) Je pense que nous vivons un changement fondamental. Ce que j’aime moins, c’est lorsque l’intelligence artificielle délivre des images très convenues, comme des photos d’archives pour illustrer un projet. Je préfère de loin l’imprévu, nettement plus poétique. Cette technologie relève d’une autre espèce qui ne remplace pas l’humanité. Les deux coexistent, comme l’aspirateur et le balai.

Le développement durable est-il quelque chose d’établi dans l’entreprise ?

Réduire notre impact sur la planète est essentiel. Nous sommes toujours partants pour utiliser du terrazzo de béton recyclé. Ce paramètre fait partie intégrante du processus de développement des projets. Il est indissociable de la créativité.

Quid de nouveaux noms, moins connus chez Knoll?

Nous recherchons avant tout des designers qui ont quelque chose de substantiel à apporter au monde du mobilier, tels Mies van der Rohe, Marcel Breuer, Eero Saarinen, Harry Bertoia ou Frank Gehry. Knoll n’est pas un éditeur chez qui on dépose un ou deux projets en passant.

La chauffeuse Barcelona, de Mies van der Rohe, conçue en 1929, se retrouve jusque dans les boutiques les plus hype. Comment l’expliquez-vous?

Aimer les villas d’Andrea Palladio n’a jamais empêché d’apprécier l’architecture de Peter Zumthor. Capturer le zeitgeist (« l’esprit du temps ») de différentes périodes à travers plusieurs icônes, cela rend presque vulgaire le fait de parler de « meubles ». Ce sont des travaux, des oeuvres d’architectes et de designers. Tout ceci est en lien avec le corps, l’humanité, l’architecture et l’esprit du temps. L’assise Barcelona est le véhicule qui transporte ce zeitgeist jusque dans votre salon ou dans votre bureau. En même temps, ces créations existent en plusieurs couleurs, textiles et finitions. Voilà comment Knoll développe son propos entre architecture et design, ce qui la rend, je reviens au début de notre conversation, complètement unique dans l’industrie du design.


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