Portrait : Bjarke Ingels, défenseur d’une « utopie pragmatique »

En 25 ans de carrière, l’architecte danois a su proposer une toute nouvelle grammaire architecturale, à la fois grandiose, ingénieuse et taillée pour l’ère de la communication.

Dans le film Abstract: L’art du design, qui lui est consacré sur Netflix, le fondateur de l’agence BIG, Bjarke Ingels est interrogé sur la forme qu’il souhaite donner au récit racontant sa vie. Il répond alors, sourire aux lèvres, “une version documentaire d’Inception. Parce que dans la vraie vie, on ne peut pas réaliser ses rêves, les obstacles sont trop nombreux. Mais dans le monde des songes, tout est possible. Or, c’est ce que nous faisons. Nous partons d’une idée qui relève de la fiction pure pour la faire devenir réalité.” L’architecte danois y démontre finement son sens de la formule bien tournée, ainsi que son goût prononcé pour l’audace.


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De la BD à Rem Koolhaas

Certains parents ont le nez plus creux que d’autres. Comme ceux de Bjarke Ingels par exemple. Né en 1974 à Copenhague, ce dessinateur passionné qui souhaitait se consacrer à la BD se résout, à la demande de ses parents, à étudier l’architecture, à Barcelone, à la Escola Tècnica Superior d’Arquitectura qu’il intègre en 1998.

Portrait de Bjarke Ingels, le fondateur de l’agence BIG. © Berlingske
Portrait de Bjarke Ingels, le fondateur de l’agence BIG. © Berlingske

Je voulais profiter des premières années, pendant lesquelles on apprend les bases du dessin, pour devenir un meilleur dessinateur”, confie-t-il dans la série documentaire Abstract: L’art du design de Scott Dadich à voir sur Netflix. Finalement, il tombe amoureux de l’art de bâtir et décide de s’y consacrer. Après un passage par la Royal Academy of Arts de Copenhague en 1999, il intègre l’une des plus grandes agences de son époque, OMA, fondée par Rem Koolhaas.

Mais le jeune audacieux veut voler de ses propres ailes, et cofonde à 27 ans, avec un collègue rencontré chez OMA, le studio PLOT. Son tout premier projet, la Maritime Youth House (2004) située à Copenhague, témoigne de son talent. L’édifice doit remplir deux types d’usages pour deux acteurs différents : un club de voile et un centre de loisirs à destination des jeunes. Mais problème, le sol est pollué, et ôter les terres souillées revient à utiliser les ⅔ du budget. L’architecte propose de les couvrir par une courbe de bois, comme un pont de bateau, permettant d’allouer l’argent à la construction de l’édifice. Sous les volutes du bâtiment, le club de voile range son matériel, tandis que les enfants peuvent jouer sur leur surface.

La Maritime Youth House, réalité par PLOT en 2024.
La Maritime Youth House, réalité par PLOT en 2024.

En 2006, il fonde sa propre agence, BIG, soit Bjarke Ingels Group, et signe un autre grand coup, les VM Houses. Situé dans un quartier peu attractif de la capitale danoise, il dessine deux blocs en forme de V et de M, où les 209 appartements sont orientés de manière à minimiser les vis-à-vis et proposer des vues agréables. Fort de ce succès commercial, il construit The Mountain en 2008, un autre projet d’habitation collective où le parking fait office de podium aux logements tous équipés de jardin. Les vues sont sans vis-à-vis, et l’occupation au sol optimisée.

Les « Yes is more » de Bjarke Ingels

Quatre ans seulement après sa création, BIG s’offre une rétrospective au Danish Architecture Center, baptisée “Yes Is More”. En plus de jouer avec la célèbre maxime de Mies van der Rohe “Less is more”, cette monographie est l’occasion pour Ingels de renouveler avec son premier amour, la bande-dessinée. Car c’est bien à travers des bulles et des cases, comme dans un album, présenté comme un “archicomic”, que BIG se raconte. Une façon de communiquer bien singulière.

Au Danemark, CopenHill est un centre de traitement de déchets coiffé d’une piste de ski imaginé par l’agence de Bjarke Ingels.
Au Danemark, CopenHill est un centre de traitement de déchets coiffé d’une piste de ski imaginé par l’agence de Bjarke Ingels.

Le scandinave est aussi connu pour ses formules choc comme “Utopie pragmatique” et “Durabilité hédoniste”, qui dessinent une architecture en phase avec les enjeux écologiques sans pour autant sacrifier la qualité de vie. Véritable “starchitecte”, il fait partie des 100 personnes les plus influentes du monde d’après le magazine Time en 2016.

Avec des agences à Barcelone, Copenhague, Londres, New York, Shenzen, Los Angeles et Zürich, Bjarke Ingels est coutumier des coups médiatiques et architecturaux. En 2010, il fait voyager la statue de la Petite Sirène du port de Copenhague jusqu’au pavillon danois de la Shanghai Expo. Neuf ans plus tard, il livre au Danemark CopenHill un centre de traitement de déchets coiffé d’une piste de ski.

Telosa, la ville imaginaire vue par Bjarke Ingels située dans le désert américain.
Telosa, la ville imaginaire vue par Bjarke Ingels située dans le désert américain.

Définitivement tourné vers l’avenir, Bjarke Ingels a pensé une ville flottante, Oceanix Busan, pour la Corée du Sud. En 2021, il imagine, avec l’entrepreneur Marc Lore, la ville nouvelle et futuriste Telosa, en plein milieu d’un désert américain. Il conçoit aussi le futur visage du resort El Cosmico situé à Marfa aux Etats-Unis, censé être, après cette rénovation prévue pour 2026, le premier hôtel réalisé en impression 3D. Mais l’architecte ne s’arrête pas là. Prochaine destination ? La Lune. Avec la Nasa, le Danois travaille sur l’élaboration d’habitations lunaires. Et pour les Emirats arabes unis, il invente une cité durable à ériger… sur Mars !

Une démesure qui peut interroger à l’heure du changement climatique et des défis environnementaux. Pour Virginie Picon-Lefebvre, architecte DPLG, urbaniste et enseignante à l’ENSAPB, ses projets “sont d’une certaine manière très ancrés dans la fin du XXe siècle, avec beaucoup d’expérimentation, hors d’échelle”, et sujets au “greenwashing. En Europe, nous avons des tonnes de bâtiments qu’il faudrait revoir, recycler. Aujourd’hui nous disons à nos étudiants d’arrêter de tirer sur la matière, de la dépenser. Il faut arrêter de détruire, mais plutôt réparer, reconstruire et transformer”.

Le pavillon danois de la Shanghai Expo de 2010 conçu par BIG.
Le pavillon danois de la Shanghai Expo de 2010 conçu par BIG.

Plus en phase avec le solutionnisme technologique que les constructions en terre crue, il n’est pas dit le fondateur de BIG amorce sa mue, malgré a création, en 2022, de la Plan for the Planet Foundation. Affaire à suivre.


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