Milan Design Week 2024 : la mode est-elle à la hauteur de ses ambitions ?

Ce n’est pas nouveau : la mode adore s’affranchir de ses propres limites, s’immisçant dans le monde de l’art et s’infiltrant de plus en plus dans l’univers de la maison. Il suffit de voir le nombre de maisons à avoir répondu présent à l’appel de la Milan Design Week 2024. Si Dior et Louis Vuitton étaient les grands absents de cette édition, Gucci, Saint Laurent, Loewe, Dolce & Gabbana ou encore Bottega Veneta ont tenu à se montrer. Décryptage.


À lire aussi : La Milan Design Week 2024 en 7 moments incontournables


Mode et design : une relation qui dure

Déjà en 1947, Christian Dior vendait en plus de ses vêtements, dans sa première boutique baptisée Colifichets située au 30 avenue Montaigne à Paris, de petits objets dédiés à l’art de vivre. « Monsieur Dior, qui se rêvait architecte avant d’être couturier, écrivait : “Habiter une maison qui ne vous ressemble pas, c’est un peu comme porter les vêtements d’un autre”« , raconte Olivier Bialobos, directeur de Dior maison et Directeur de la communication de Dior. La mode l’a bien compris et compte bien profiter du boom du secteur dû notamment à la pandémie et aux confinements à répétition qui nous ont forcés à rester cloitrés dans nos maisons afin de proposer un art de vivre global.

La seconde édition du projet GenD initié par Dolce & Gabbana.
La seconde édition du projet GenD initié par Dolce & Gabbana.

Il faut dire que seulement deux lettres séparent l’habit de l’habitat, dont la racine latine commune, habitus signifie « manière d’être » et « mise, tenue, vêtement » (Le Petit Robert de la langue française, 2020). Dans les années 70, Pierre Cardin dessinait du mobilier. Ann Demeulemeester, qui a quitté sa propre maison de vêtements, imagine aujourd’hui de la vaisselle pour Serax. Le créateur chouchou Jacquemus, qui fait la pluie et le beau temps des tendances, rééditait l’an dernier des pièces de la collection Locus Solus conçue par Gae Aulenti en 1964, depuis en rupture de stock. D’ailleurs, de nombreux créateurs de mode, à l’instar de Virgil Abloh, Raf Simons et Gianfranco Ferré, sont avant tout architectes de formation.

Cette année, le Guide du Fuirisalone (le hors les murs du Salone del Mobile) recensait 1125 événements mis sur pied 838 marques et une audience en ligne de 630 000 visiteurs (+ 23% par rapport à 2023), en provenance de 162 pays différents. Il serait dommage de se priver d’une telle opportunité.

Dolce & Gabbana soutient les jeunes designers

En marge de sa ligne Dolce & Gabbana Casa dévoilée en 2021 et dont la collection Carretto, aux imprimés et couleurs inspirés de la Sicile, est à tomber, la maison milanaise dévoilait le second volet de son projet GenD, qui vise à soutenir de jeunes designers. Le but ? Faire des ponts entre cette nouvelle génération et les savoir-faire et artisanats propres à la Botte. Encore une fois, la curatrice Federica Sala a été chargée de trier les profils sur le volet. Byungsub Kim, Ella Bulley, Hannah Lim, Jie Wu, Laurids Gallée, Daniel Valero, Mingyu Xu, Riccardo Cenedella, Thabisa Mjo et le duo Touche-Touche ont ainsi pu profiter de cette opportunité pour donner vie à leurs idées.

Le bureau de PDG dessiné par Laurids Gallée dans le cadre du programme GenD de Dolce & Gabbana.
Le bureau de PDG dessiné par Laurids Gallée dans le cadre du programme GenD de Dolce & Gabbana.

Laurids Gallée a, lui, mixé les clichés, s’inspirant de la Dolce Vita, cette vision des vacances fantasmées, image utopique au calme et sans touriste, dépeinte dans le cinéma italien des années 50 à 70 dont il se nourrissait enfant. « Cela a été ma première connexion à l’Italie« , raconte l’Autrichien. Il recrée cette illusion cinématographique sur des peintures à l’huile réalisées par les ateliers de Dolce & Gabbana qui décorent un imposant bureau digne de Scarface (Brian De Palma, 1983) et du Parrain (Francis Ford Coppola, 1972). « Je tenais à réaliser une pièce totalement différente. Quelque chose de proche de moi mais confectionnés dans des matériaux que je maîtrise moins. Dolce & Gabbana m’a mis en contact avec un atelier d’ébénisterie car je suis ni qualifié ni équipé pour travailler le bois, et avec les peintres qui travaillent à temps plein pour eux – il y en a huit ! Seul, je n’aurais jamais pu financer ce meuble, premièrement parce que la loupe d’orme fait partie des essences les plus coûteuses. Domenico Dolce et Stefano Gabbana nous ont laissé carte blanche et nous avions tous les moyens à notre disposition. » Dans ces conditions, sky is the limit ! Pari réussi.

Loewe continue à défendre l’artisanat

Loewe a pris ses quartiers le temps de la Milan Design Week 2024 au sein du magnifique Palazzo Citterio, où Dior s’invitait depuis quelques éditions. Le maroquinier a donc profité de l’absence de la maison du 30, avenue Montaigne pour y exposer une collection de luminaires réalisés spécialement pour l’occasion par 24 artistes internationaux. Une fois la flopée de marches dévalée, l’effet wow de l’événement est saisissant. Encore mieux : les objets présentés émerveillent et s’impriment sur les rétines. La griffe espagnole, sous la direction artistique de Jonathan Anderson, a l’habitude de soutenir l’artisanat : depuis 2017, le Loewe Foundation Craft Prize récompense les meilleurs fabricants à travers le monde, témoins de savoir-faire ancestraux ou inventant eux-mêmes des techniques inédites.

Les maison de mode ont une puissance inégalée. La preuve avec l’installation imaginée par Loewe.
Les maison de mode ont une puissance inégalée. La preuve avec l’installation imaginée par Loewe.

Le modèle créé par Dahye Jeong, lauréate du Prix en 2022, en crins de cheval tressés, éblouit par sa finesse et sa légèreté. L’artiste sud-coréenne est en effet spécialisée dans ce savoir-faire presque disparu originaire, comme elle, de l’île de Jeju et datant de l’ère Joseon, soit plus de 500 ans, qu’elle découvre en 2017 grâce à un programme de la Korea Craft & Design Foundation visant à promouvoir l’artisanat local. Cette façon de nouer les fibres de manière si serrées, utilisée à l’époque pour confectionner des chapeaux, permet de fabriquer des objets en trois dimension. Déjà, en 2022, le panier qu’elle avait confectionné époustouflait les foules. Cette fois, la lumière qui émane de l’intérieur de l’objet le met encore davantage en valeur, projetant sur les murs l’ombre de ses entrelacs de nœuds géométriques. Hypnotique.

Gucci mi figue-mi raisin pendant la Milan Design Week 2024

Pas facile de succéder au génial Alessandro Michele, à la tête des collection Gucci de 2015 à fin 2022, qui avait réussi à replacer la griffe italienne au diapason du cool. Sabato De Sarno, fort de deux décennies d’expérience dans le secteur (chez Dolce & Gabbana, Prada, Valentino…) et qui a repris les rennes du style de le maison en février 2023, officiait jusqu’alors en coulisses. Mais Gucci n’est pas étrangère à ce genre de paris : déjà, à l’époque, la nomination de l’ancien élève de la Accademia di Costume e di Moda de Rome, encore inconnu du public, avait pris la planète mode de cours.

Lampe Parola conçue par Gae Aulenti et Piero Castiglioni pour FontanaArte (1980) rééditée par Gucci dans le cadre de la Milan Design Week 2024.
Lampe Parola conçue par Gae Aulenti et Piero Castiglioni pour FontanaArte (1980) rééditée par Gucci dans le cadre de la Milan Design Week 2024.

En collaboration avec Michela Pelizzari, Sabato De Sarno a mis sur pied, au sein du flagship milanais de la Via Monte Napoleone, une exposition scénographiée par l’architecte Guillermo Santomà. L’idée ? Mettre en lumière cinq pièces de design conçues par les grands maîtres italiens de la discipline et peut-être moins connues du public. Résultat, le canapé Le Mura imaginé par Mario Bellini pour Tacchini (1972), la tapis Clessidra, réalisé à partir d’un dessin de Piero Portaluppi et édité par cc-tapis (2024), l’armoire Storet de Nanda Vigo pour Acerbis (1994), les vases Opachi dessinés par Tobia Scarpa pour Venini (1960) et la lampe Parola conçue par Gae Aulenti et Piero Castiglioni pour FontanaArte (1980), tous réédités dans le même bordeaux monochrome. Installés dans des espaces successifs vert chartreuse (ces deux couleurs étaient les coloris phares de la première collection  de Sabato De Sarno pour Gucci, pour le printemps-été 2024). Si la mise en scène parfaitement instagramable , qui incite les visiteurs à se prendre en photo sous toutes les coutures, en met plein les yeux, on se demande si ce n’est pas pour cacher un projet un peu vide.

Bottega Veneta, Saint Laurent… Le reste du peloton

Certaines maisons ont voulu asseoir leur légitimité en s’associant à de grands noms de la profession. Parmi celles-ci, la griffe Bottega Veneta, en collaboration avec Cassina et la fondation Le Corbusier, a-t-elle imaginé au sein du Palazzo San Fedele une installation monumentale où les tabourets Cabanon LC4 du maître, empilés, formaient deux sortes de montagnes. Inspiré par une simple caisse de whisky en bois et utilisé en février dernier comme siège lors su défilé automne-hiver 2024 de la maison portée par le directeur de la création Matthieu Blazy, ce modèle, vendu entre 888€ et 1206€ par l’éditeur italien, est ici proposé à 2500€ dans sa version en bois et à 12 000€ dans sa déclinaison recouverte de cuir tressé suivant la technique de l’intrecciato propre à Bottega Veneta. Les deux variantes ont beau être limitées à 15 exemplaires chacune,

L’installation de Bottega Veneta pendant la Milan Design Week 2024.
L’installation de Bottega Veneta pendant la Milan Design Week 2024.

Saint Laurent Rive Droite a préféré coller son nom à côté de celui de Gio Ponti. Dans la cour du Chiostri di San Simpliciano, au milieu de colonnades faussement antiques construites pour le temps de cette Milan Design Week 2024, les visiteurs (ayant au préalable réservé leur place) découvraient les douze rééditions d’assiettes de la collection Villa Planchart Segnaposto dessinée en 1957 par l’architecte, peintes à la main dans les ateliers florentins de Ginori 1735. À se demander si l’attente en valait la peine.

Le pouvoir d’attraction de la mode est indéniable. Peu de marques soulèvent les foules comme le font les griffes de prêt-à-porter de luxe : il suffit de voir les files de curieux patienter dans l’espoir d’admirer cette semaine dans la capitale lombarde ces manifestations branchées. Dommage que toutes n’aient pas, en plus d’imaginer des installations incroyables, tiré parti de leurs larges profits afin de mettre sur pied des projets qui ont du sens, de soutenir la création d’aujourd’hui au lieu de capitaliser sur celle d’hier. À bon entendeur.


À lire aussi : Urban Fashion, la mode à Milan