Marcelo Joulia (1958-) n’a qu’à apparaître pour faire tomber les étiquettes. Ce boulimique de travail à la stature imposante arrive à l’agence sans faire plus de bruit qu’un chat. C’est plutôt parce que le lieu ne comporte aucune cloison qu’on sait qu’il est là. Il ne manque ni d’énergie ni de charisme et son assurance n’est pas surfaite. Elle vient de son expérience, car, avec lui, le vif du sujet s’écrit au pluriel. Pourtant, quand il s’est rendu compte que son agence avait (déjà !) 30 ans, ce constat lui a moyennement plu.
On a beau, autour de lui, lui répéter qu’il est libre aujourd’hui de ne s’engager que dans des projets qu’il juge valables, il paraît à moitié convaincu… comme s’il était encore sur le qui-vive, qu’il devait encore faire ses preuves. Peut-être parce qu’avant l’architecture, il a abordé le design, l’architecture intérieure, la scénographie… et le stylisme de tee-shirts. Pour une vision approfondie de son parcours et de son agence, un ouvrage (560 pages !) intitulé Intuition est paru aux Éditions Syndicat Empire & Imbernon. Dans une interview qui fait suite à la préface, l’architecte se livre de façon personnelle, évoquant au passage une foule d’univers traversés et de gens rencontrés. En trente ans, le monde a peut-être plus changé que lui, lui qui s’y est adapté, l’anticipant parfois.
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Le jeune Argentin de 16 ans, fuyant un pays sous dictature et arrivant, médusé, dans un aéroport de Roissy flambant neuf, s’il ne parlait pas français, n’était pas une page blanche. Sa mère l’avait surnommé « le marteau » – parce qu’il cassait tout –, puis Loco (l’original). Dans la région du Chaco, en pays guarani, près de la frontière brésilienne, la fratrie (ils sont cinq enfants) accompagne le père au marché, chacun avec sa tortue, tandis qu’un petit puma les attend à la maison.
À Córdoba, l’adolescent intègre une école technique (menuiserie, plomberie, fonderie, fraisage…) à l’importance décisive dans sa vie, parce qu’il va y apprendre à créer ses outils. Il passe ensuite plusieurs mois au Mexique avant d’arriver en France. Il apprend le français au Centre universitaire de Vincennes, que l’on peut intégrer sans diplôme. Puis il entre à l’École d’architecture de la Villette. À cette époque, l’urbanisme est une discipline toute nouvelle. Durant plusieurs années, pour vivre, l’étudiant travaille sur des chantiers de construction.
Il continue d’apprendre à faire des choses que tout le monde ne maîtrise pas. Intuition, attention, réflexion et énergie, son modèle d’action se met en place très tôt. D’hier à aujourd’hui, certains clients seront pour lui très inspirants, comme les chefs cuisiniers Mauro Colagreco ou Pierre Gagnaire. Au point qu’il créera ses propres restaurants, à Paris comme à Shanghai. Son agitation est-elle née d’un sentiment de révolte ? S’il semble avoir une idée sur la question, il n’en dira pas plus, répondant que ce qui révolte donne aussi l’envie de créer du possible.
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Protéiforme et constant
Trente ans plus tard, il résume son parcours atypique par « la réalisation de lieux de vie » : maisons, restaurants, cinémas, hôtels, clubs de sport, bureaux, sièges sociaux ou écoles. Mais jamais de « style Naço » reproduit systématiquement. À chaque fois, il a tenté d’intégrer de l’imprévu, comme cet arbre à l’intérieur d’une maison parisienne en bois. Si constante il y a dans toute son œuvre, c’est le souci de l’usager, placé au centre de tout projet. Ce que Joulia recherche aussi, c’est l’aventure elle-même : constituer une équipe multidisciplinaire – artistes bienvenus – en relation avec les « mini-scénarios qui se développent dans [sa] tête du soir au matin ». Il cogite et livre un projet dessiné, guidé par son intuition, « naço », en guarani…
Elle est, pour Marcelo Joulia, une flamme qu’il chérit : « Cela tient plus de la gymnastique que de la mécanique. Il y a une marge d’erreur possible, mais une marge de bonheur aussi. » Il a toute confiance dans son intuition et c’est volontairement qu’il s’y fie. Ce n’est pas pour lui quelque chose d’irrationnel qu’il suivrait, comme s’il était habité. Car si suivre son intuition, c’est risquer de se tromper, plus grand est le risque de rater l’opportunité de s’engager dans des projets atypiques. De plus, il peut compter sur son expérience pour contrebalancer la part indéfinie qu’induit ce sixième sens.
Dans cet état d’esprit, Marcelo Joulia aborde aussi bien l’architecture, l’architecture intérieure, le design et l’art que la gastronomie, la mode ou le design de vélos ! Rester attaché à un piquet le rendrait chèvre ! L’adjectif « protéiforme » lui va bien. Pendant plus de dix ans, Naço a, par exemple, livré de nombreux cinémas – le dernier, à Amsterdam, le lendemain de notre rencontre… Son rôle est, selon lui, d’accompagner au mieux les spectateurs en attente d’émotion, jusqu’à ce que leur film commence. D’où ces « courants » de circulation fluides pour éviter l’ennui qui précède et, le film terminé, d’être « jeté sur le parking ». L’architecte se plaît aussi à être son propre commanditaire.
C’est le cas lorsqu’il construit le pavillon Mas Cartier, dans le sud de la France. Bureau, café social, tout tient dans le même périmètre. Ce n’est pas encore terminé qu’il pense déjà à l’éventualité de renouveler l’expérience ailleurs, pour d’autres. Si son agence se porte bien, Marcelo Joulia laisse aux observateurs passifs les bilans rétrospectifs. Quoiqu’il ait accepté l’invitation de Franck Argentin à célébrer ses 30 ans d’agence au showroom RBC cet hiver, à travers une très belle installation, « une succession d’étapes » motivées par la sainte horreur de l’inertie.
Les défis mondiaux actuels le stimulent autant que les innovations technologiques. Le plus troublant, c’est qu’à voir autour de lui, à l’agence, le buffet ou le canapé qu’il a conçus il y a plus de quinze ans et, surtout, cette armoire en aluminium baptisée Container, force est de constater que ces pièces pourraient sans peine être toutes exposées au prochain Salon du meuble de Milan. Revenir à l’édition de mobilier ? Pourquoi pas ? Tout est une question d’organisation, et même s’il faut du temps quand on développe une fondation pour aider des communautés au Pérou… Cela ne l’empêche pas de réfléchir à l’idée de « faire surface » à nouveau, quelque part dans le monde, comme en Chine, récemment. Il résume : « Créer du possible, du frottement, du potentiel, c’est ce qui m’intéresse. Du potentiel… Créer, quoi. » C’est sans conteste son métier.
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