L’esthétique des bars à cocktails n’en a que faire de la sobriété. Ce déballage ostentatoire met actuellement cette ascèse visuelle en PLS à grands renforts de miroirs au plafond, moquette soyeuse, lourdes étoffes, imprimés léopard, lumière tamisée, chariots et minibars. Des objets et détails ornementaux qui prolifèrent dans les nouveaux bars à cocktails parisiens, jouant la mélodie d’un vieux faste désuet, à contre-courant des bars conceptuels tout en inox et des speakeasy aux allures de caves déglingués. Ces lieux sortent donc le grand jeu et il n’en fallait pas moins pour voir toute une esthétique du bar à cocktails se dégager des créations des jeunes labels de design et des designers contemporains.
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Home entertaining : le cocktail revient au salon
La faute d’abord aux confinements qui ont réactivé l’art de recevoir, l’envie de home entertaining et de mixologie à domicile, au point de transformer son dressing en speakeasy ou de se lancer dans une collection de verres à pieds (vous êtes plutôt verre à vin d’Alsace ou verre hurricane ?). Cette redécouverte du bar domestique convoque l’histoire de la cocktail party, véritable esthétique mythifiée et poncée à l’extrême par les fictions – souvenez-vous du film culte The Party de Blake Edwards sorti en 1968.
C’est au XXe que cette tradition explose aux Etats-Unis, notamment après une soirée très médiatisée en 1917 chez l’héritière Clara Walsh, qui avait invité ses convives à boire leur breuvage… dans des biberons. L’écrivain britannique Alec Waugh en revendique aussi la paternité avec un article publié en 1924 dans Esquire. La prohibition, en forçant les Américains à organiser des fêtes clandestines, contribue à forger cette culture du cocktail.
Puis viennent les années 50-60 : l’essor des banlieues bourgeoises, l’éloignement des bars urbains et la nécessité de recréer des moments festifs chez soi. Les industriels flairent l’aubaine : sets à cocktails, mixeurs design et électriques, pailles et parapluies miniatures envahissent le marché. Christian Dior popularisera même la « cocktail dress » dès les années 40.
Du shaker de créateur à la « Wine Table » de Gustaf Westman
Aujourd’hui, on retrouve les comptes Instagram spécialisés comme Recto Verso Mixology, qui popularisent l’univers des cocktails maison avec recettes et photos stylisées à l’appui. Les photos promotionnelles de cocktails avec parasol coloré et piques décoratives qui jouent volontairement sur le côté kitsch, comme le fait le bar-restaurant Le Cornichon.
Il y a aussi les marques de boissons, comme Ghia, pionnière de l’apéritif sans alcool qui se distingue par une identité graphique ultra désirable et inspirée de « l’euro-disco et du mobilier italien années 80 » (sic), à des années lumières de Mister Cocktail – les millenials se souviendront de la publicité de 1992, “sans alcool la fête est plus folle”.

Ou encore les verres design revisités par les jeunes créateurs et labels comme Garance Vallée, La Romaine Editions, Sophie Lou Jacobsen ou encore Traga, qui rivalisent d’imagination pour produire des verres sculpturaux transformant un simple apéro en manifeste esthétique.
Et puis, il y a le mobilier qui ne fait aucun mystère sur sa fonctionnalité, à l’instar du minibar Neptune du designer marseillais Axel Chay, de l’Eclipse Bar Cabinet de Renats Kotlevs, qui a remporté cette année un Silver A’ Design Award, et la Wine Table de Gustaf Westman, qui permet de coincer en son centre une bouteille et de caler des verres à pied.
Sinon, tout roule pour le chariot de bar (dit « trolley »), qui défile au bistro Hasard à Paris et se décline dans nos intérieurs grâce à USM. Quant au shaker de la food designer new-yorkaise Laila Gohar, vendu au prix d’un sac de créateur, il illustre bien la nouvelle équation : le cocktail comme objet de luxe.
Le style Boom Boom : miroir, velours et démesure
En termes de signes ostentatoires de richesse, le style « Boom Boom », le trend forecaster américain Sean Monahan en connaît un rayon. Tout part du Boom, un bar sélect perché au sommet du Standard Hotel, situé dans le Meatpacking District de New York, ouvert en 2009 avec la prétention d’être « une Bentley recouverte de miel » (sic). Le lieu est lui-même inspiré du mythique Windows on the World qui se trouvait tout en haut de l’ancienne tour nord du World Trade Center et qui incarnait déjà cette volonté de flirter avec l’excès dans les années 80.

Si les codes esthétiques des bars à cocktails ne sont qu’un héritage historique remontant au XIXe siècle, lorsque ceux-ci s’inspiraient des cabarets et théâtres, le style Boom Boom ne fait que les intensifier : au Palacio, restaurant et bar festif qui vient d’ouvrir à Paris, les banquettes rondes capitonnées (les “booth”, en anglais) à imprimé léopard semblent sortir tout droit de Scarface (Brian De Palma, 1983), tandis que les lampadaires palmier en métal doré assurent la touche Art déco. Au sol, une moquette à motif girafe gambade et au plafond, des miroirs alignés : un décor sensuel et saturé pensé pour la fête plus que pour la discrétion..
Cravan tire sur les mêmes cordes, mais plus en douceur : miroirs au plafond, là encore, bar en marbre, banquettes de velours, tandis qu’au Prescription Cocktail Club, les poufs s’y déclinent en velours frangé et les rideaux se parent de pampilles.


Tant de détails décoratifs appréciés pour leur effet visuel mais aussi pour leur fonctionnalité : les étoffes épaisses et les velours sombres étouffent les bruits et absorbent la lumière tandis que l’éclairage tamisé cache la misère (usures, saletés, mines fatiguées…). Un marketing sensoriel aussi bien dosé qu’un bon cocktail.
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