Charlotte Perriand, Philippe Starck, Jean Prouvé, Jean-Marie Massaud… Le dernier Salon du meuble de Milan en a été la preuve : ce sont encore les stars du design (vivantes ou disparues) qui font vivre le secteur… Et pourtant, dans le sillage de Petite Friture, La Chance ou Moustache, de jeunes éditeurs français sont de plus en plus nombreux à renouveler l’offre en révélant des signatures, mais aussi des typologies de mobilier.
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Si leurs identités sont diverses et qu’ils forment un paysage polymorphe, tous ces acteurs partagent une même vision de départ. « J’ai eu envie de trouver une nouvelle écriture à force de voir ce mobilier très beau, mais toujours trop luxueux, trop précieux et trop bourgeois », se souvient David Giroire, cofondateur de la maison Théorème Éditions.
En septembre 2019, il s’est associé avec son ami Jérôme Bazzocchi et a commandé à la jeune garde (Pool Studio, Francesco Balzano…) du mobilier sculptural, monolithique, minimaliste, sans plan plus précis que de tendre vers l’« Acne Studios du design », cette marque suédoise de prêt-à-porter qui propose un luxe cool et décomplexé.
Comme Théorème Éditions, ce qui relie cette dernière génération, c’est d’oser collaborer avec des designers très jeunes ou en devenir : Sophia Taillet, Grégory Granados ou Thomas Defour chez 13Desserts, Sacha Parent chez Oros, Jeanne Desmet et Marine Gobert ou Samuel Perhirin et Arthur Fosse chez Youth Éditions (maison créée par Joris Poggioli).
Avec pour fil conducteur « l’envie de participer à la création en train de se faire et d’influer dessus. Nous voulons coopérer avec des gens qui racontent des choses de notre époque », défend Jérémy Pradier.
Galeriste de mobilier du XXe siècle, il vient de lancer sa propre maison d’édition, Galerie Pradier-Jeauneau, avec son associé, Aurélien Jeauneau, et dévoile cet automne deux collections avec l’architecte d’intérieur reconnue Isabelle Stanislas et le designer Nestor Perkal, figure clé des années 80, avant de travailler cet hiver avec le designer Anthony Guerrée, formé à l’école Boulle et, par ailleurs, directeur du studio de design d’Habitat.
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Assimiler le savoir-faire d’artisans
L’autre particularité de ces jeunes maisons en phase avec une époque en quête de sens, c’est d’assimiler le savoir-faire d’artisans dans la conception des créations. La grande étagère Amas, en paille de seigle brute et en frêne, dessinée par Sacha Parent et réalisée par l’artisan Thierry Albouy pour Oros ainsi que les collections de mobilier en liège ou en « papierre » (un assemblage de pierre et de papier) de Mono Éditions sont empreintes de ce dialogue.
« Le choix du matériau et de l’artisan font partie du cahier des charges du designer qui doit intégrer ces paramètres dans la conception. Nous avons décidé de nous adapter à chaque fabricant », explique Laetitia Ventura, fondatrice de Mono Éditions. Un partenariat gagnant-gagnant qui offre la possibilité de faire évoluer les savoir-faire.
Par exemple, c’est François Pouenat, cinquième génération d’une famille de ferronnier, qui a développé, pour réaliser la console de Victoria Wilmotte chez Théorème Éditions, un outillage permettant de plier une feuille d’aluminium d’un format industriel et de la perforer pour y glisser des tubes de métal en anticipant la distorsion de la matière.
« Un procédé qui nécessite une écoute et un investissement de la part de l’artisan et qui fait tout le sel du travail d’éditeur », estime David Giroire. Kevin Dolci et Clément Rougelot, le binôme fondateur de 13Desserts, a aussi recherché ces techniques, jusqu’à en pratiquer certaines.
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« Notre signature, c’est mixer l’industriel et l’artisanal. Ainsi, le fauteuil Grand Ribaud est une association de tubes d’acier cintrés et soudés et de tissage à la main. Nous avons commis beaucoup d’erreurs de production, mais nous avons pu nous rattraper en temps réel… C’est l’avantage d’être en contact direct avec les artisans : on comprend leur travail. Nous n’avons jamais refusé un dessin de designer pour des raisons techniques », explique le jeune éditeur Kevin Dolci. Un principe identique guide la création chez Pradier-Jeauneau.
« Nous sommes un laboratoire et nous nous autorisons des recherches », défend Jérémy Pradier qui ne craint ni les ratés ni les échecs inhérents à la liberté que prônent tous ces jeunes éditeurs… « Nous n’avions aucun plan marketing lorsque nous nous sommes lancés. Je ne savais même pas si nous étions une galerie, une marque ou un éditeur… Simplement, notre indépendance nous permet d’éditer des pièces que nous aimons », explique David Giroire.
« Être autonome me donne la possibilité d’affiner la sélection de mes pièces en fonction des premières commandes », renchérit Laetitia Ventura, qui déploie une agilité indispensable au sein de Mono Éditions. « Par exemple, je réalise que les clients sont à la recherche de pièces hybrides et modulaires, eh bien c’est une voie que nous allons davantage explorer », conclut-elle.
« Nous devons être justes, pertinents sur chaque aspect du travail d’éditeur, nous devons être proactifs sur la communication, multiplier les salons, aller vers les marchés, faire des choix de positionnement, mais aussi développer un service clients personnalisé », détaille encore l’entrepreneuse.
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Un avis partagé par David Giroire qui, lui, a été frappé par la force des réseaux sociaux qu’il a pu expérimenter lorsqu’il a reçu 500 demandes de tarifs en une semaine après un post sur Instagram. Des requêtes loin d’être anodines, car le nerf de la guerre, c’est le financement de ces collections.
« C’est toujours un combat. Deux ans sont souvent nécessaires pour que certaines pièces fonctionnent. En attendant, il faut avoir les reins suffisamment solides… C’est pourquoi je reproche aux revendeurs une trop grande frilosité envers les jeunes designers », regrette Kevin Dolci, le jeune éditeur de 13Desserts. Joris Poggioli, à la fois designer, architecte, dessinateur et entrepreneur croit surtout à l’émotion procurée par les créations: « Je pense que 90 % des clients ne connaissent en réalité aucun nom de designers, mais achètent pour la beauté de l’objet », affirme-t-il.
Cette rentrée, les premières collections du jeune éditeur Youth Éditions seront disponibles chez Silvera, le prestigieux distributeur de mobilier parisien, 13Desserts sera exposé au Bon Marché et chez Made in Design, et Théorème Éditions a inauguré cette année sa propre galerie au Palais-Royal. Le vent serait-il en train de tourner pour ces entrepreneurs sensibles qui accèdent enfin à la cour des grands ?
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