Dévoilée à Milan, en juin, la courte collection « Soft Corners » de l’éditeur Cassina annonce une aurore pleine de promesses. Fleuron du design italien – c’est un euphémisme –, Cassina lance une initiative de mécénat culturel afin de « renouer avec l’ADN de la marque qui, notamment dans les années 60 et 70, a fortement promu la culture du design, explique Luca Fuso, son président depuis 2018. La mission de Cassina a toujours été de soutenir les jeunes talents. Dans les années 50, elle travaillait déjà avec une personnalité aussi établie que Gio Ponti, mais au cours des deux décennies suivantes, elle a collaboré avec des designers très jeunes, qui sont devenus des références absolues : Tobia Scarpa, Mario Bellini, Gaetano Pesce… »
À la recherche de la jeune garde
Et ce dialogue fertile s’est épanoui sur le long terme. « Cela fait partie de l’histoire de Cassina. Notre complicité avec Vico Magistretti dure depuis quarante ans, nous célébrerons nos 30 ans avec Philippe Starck en 2023 et nous retravaillons depuis deux ans avec Tobia Scarpa, pour n’en citer que quelques-uns. »
Storytelling italien oblige, le mécénat, indissociable de l’époque de la Renaissance, est convoqué : « Donner une chance aux jeunes talents, designers industriels ou non, est très important pour nous, mais, ajoute-t-il avec une franchise rare, il y a avant tout trois raisons principales à cette démarche réaffirmée de mécénat culturel. La première est que nous souhaitons intégrer de nouveaux noms dans notre catalogue et construire le futur avec des collaborations sur le long terme. La deuxième découle du constat qu’il y a beaucoup plus de marques et de designers actuellement. Or, si un jeune commence à travailler pour une marque de second rang, il ne pourra plus être associé, en matière d’image, à une griffe de premier rang. Il est donc essentiel d’identifier les talents très tôt dans leur carrière. La troisième raison est que le catalogue de Cassina est majoritairement constitué de noms masculins et notre volonté est de nous ouvrir plus largement aux femmes. »
D’où ce soutien en mode carte blanche à Linde Freya Tangelder, qui a donné naissance à une collection de quatre pièces : trois poufs et une table d’appoint aux angles arrondis – comme l’intitulé de la gamme, « Soft Corners » – et qui ont pour particularité de pouvoir s’imbriquer, comme le feraient des éléments de maçonnerie.« Un jeu de formes ouvertes et de volumes fermés », selon la créatrice.
Fabriqués par Cassina, ils seront dévoilés début juin à Milan. Diplômée de la Design Academy Eindhoven, cette Néerlandaise de 34 ans cultive un intense intérêt pour l’architecture qui nourrit en profondeur son regard de designer. Elle a déjà établi son studio, Destroyers / Builders, à Anvers et exposé au sein du collectif belge Brut Collective, deux noms qui font écho à la singularité de son approche et de sa pratique. Mais le partenariat avec Cassina lui permet vraiment de lier et non d’opposer série limitée et production industrielle, cette dernière option ayant de moins en moins de sens aujourd’hui.
Pourquoi ? Parce que la recherche (y compris en recherche & développement) est au cœur de toute création digne de ce nom. Inédite à plus d’un titre, cette initiative de mécénat culturel de la marque culte de la Brianza est la résultante d’une série de rencontres libres, comme l’on parle de figures libres en art.
Une fluidité rêvée
Tout a commencé avec l’invitation lancée à Linde Freya Tangelder par IN Residence, la plate-forme lancée en 2019 par Barbara Brondi et Marco Rainò, de venir s’immerger dans l’architecture turinoise, sur une suggestion de Nicolas Bellavance-Lecompte. Le cofondateur de la foire de design Nomad ainsi que de la galerie Carwan (née à Beyrouth, mais ayant déménagé à Athènes en 2020) avait déjà soufflé à ces derniers les noms des designers Marcin Rusak et Roberto Sironi pour une première résidence, puis de Kostas Lambridis et Linde Freya Tangelder, et Sigve Knutson aujourd’hui.
Il expose ensuite dans le bel espace brut de sa galerie du Pirée les pièces uniques et les séries limitées qui naissent de ces recherches exploratoires. C’est par le plus charmant des hasards, ou plutôt par le rôle clé de mise en lumière de talents émergents que représente encore de nos jours la presse (une phrase douce à écrire…), que Luca Fuso a découvert Linde Freya Tangelder. Il la contacte alors qu’elle est plongée dans les pièces en bois massif, en aluminium moulé, en verre soufflé ou en métal plié de sa future exposition pour Carwan.
« Linde, qui rentrait de sa résidence turinoise, a expliqué à Luca Fuso qu’elle concevait de nouvelles pièces pour la galerie. Luca a alors proposé que nous nous rencontrions », raconte Nicolas Bellavance-Lecompte. Tout s’est ensuite enchaîné avec une fluidité rêvée. « J’ai vraiment apprécié le fait que Linde se confronte aux matériaux en réalisant elle-même ses pièces, se réjouit le patron de Cassina. C’est très important, car, en ce moment, nombre de designers privilégient plutôt une approche théorique ou numérique. »
Et Nicolas Bellavance-Lecompte de poursuivre : « Cassina nous a aidés à financer une partie du projet et de la production, afin de soutenir le travail de Linde et d’augmenter sa visibilité globale. Une situation gagnant-gagnant pour tous. » « Nous savons combien il est difficile de faire une exposition solo, relève Luca Fuso. Non seulement pour l’effort créatif que cela représente pour le designer, mais également pour l’aspect financier de la production des pièces. C’est pourquoi nous avons alors proposé d’être le sponsor de l’exposition “Rooted Flows: Solidified Reflections”, qui a été présentée chez Carwan, à Athènes, début 2022, mais aussi de la monographie écrite par Barbara Brondi et Marco Rainò (éditions NERO) et d’une seconde exposition qui se tiendra à la rentrée, dans la galerie anversoise Valerie Traan. Nous voulons vraiment faire perdurer l’esprit de prise de risque de Cassina, qui considère que chaque produit est potentiellement une future pièce iconique, susceptible d’intégrer la collection de façon permanente. » Pas de doute : la réputation créative de Cassina n’est pas près de s’éteindre.