Le menu par la chaise : peut-on cerner un restaurant à ses assises ?

Qu’il s’agisse d’une chaise de bistrot ou de celle d’un McDo, du haut de ses quatre pieds, cette dernière arrive à en dire long sur l’époque, la nourriture et les personnes à qui elle propose ses services. Enquête sur ce que ces sièges peuvent bien raconter de notre société.

« Numéro 14 ». C’est le dossard que porte la plus célèbre des chaises de l’histoire bistrotière. Toute de bois vêtue, souple et arrondie, cette chaise Thonet — qui selon la légende, doit son succès à une démonstration de robustesse en 1897, en tombant du premier étage de la Tour Eiffel à l’occasion de l’exposition universelle de Paris — a fait du chemin. Encore aujourd’hui, la solide notoire se retrouve de jour comme de nuit, pièce maîtresse des salles à manger des adresses les plus en vogue de Paris, Marseille et ailleurs. Mais comment expliquer que sa présence, sans même avoir vu les cartes ni les prix d’un établissement, indique aux passants et mangeurs déjà un bon morceau de ce qui les attend ? IDEAT s’est assis à tour de jambes sur de l’inox et du bois, plantés sur un, trois ou quatre pieds, et c’est la question qui s’est posée.


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La chaise, une question d’identité

Dans l’antre blanc cassé et bois designée par le talentueux duo féminin du Studio Ebur, elles apparaissent, les Baumann « Mondor » des années 70, pairées à des tables de bistrot parisien aux pieds en fonte. Pour les frères Laurens —Martin et Ernest— qui ont ouvert Candle Kids en 2023, l’un des premiers coffee shops d’inspiration scandinave de la capitale et le tout premier qu’ait connu le quartier populaire de Belleville-Jourdain, «c’était une évidence. On adore les lignes, rondes et incisives en même temps, et cette ouverture dans le dos. Et puis, en arrivant dans ce quartier, se la jouer trop design aurait été compliqué. Nous trouvions fort d’apporter quelque chose de très français au lieu par le biais du mobilier, afin de conserver un marquage familier. »

Intérieur du coffee shop Candle Kids d’inspiration scandinave des frères Laurens © Carla Thorel
Intérieur du coffee shop Candle Kids d’inspiration scandinave des frères Laurens © Carla Thorel

À quelques pas de là, rue Mélingue dans le 19e arrondissement, Jérôme Gautier, architecte et designer de chaises de collectivité, analyse : « La chaise rentre dans une fonction d’identificateur de cible, entre l’usage et l’image, devenant une réponse et un critère pour les usagers. » Dans cette logique, on pourrait alors catégoriser certains lieux par leurs assises.

« J’avoue que quand je passe devant une terrasse avec des chaises Drucker, je sais à quoi m’attendre : un bar de quartier classique, une déco 70-80, un lieu où on lit le journal et où on trouve parfois même un tabac », avance Louise, 26 ans. Il faut dire qu’à sa manière, la chaise en rotin tissée symbolise une forme d’authenticité à la française, sincère ou imitée —puisque devenue chère aux yeux des jeunes restaurateurs qui n’hésitent pas à se procurer de vieilles pièces dans leurs troquets flambants neufs en quête de l’image qu’elles véhiculent. En d’autres mots, « on s’installe par, et pour la chaise » synthétise Jérôme Gautier en sirotant son café.

Asseoir l’intimité

Un « appel à venir s’installer » explique Noémie Gérardin, qui a troqué sa casquette de spécialiste en marketing pour la marque Tiptoe contre celle de fondatrice du Noa Café, utilise carrément ses assises en guise de présentoir. Derrière sa baie vitrée sur rue, la jeune femme a mis en scène autour d’une table où trône un bouquet de mimosa, deux chaises Tal signées Léonard Kadid pour le Studio Kann.

Noa Café, Paris © Clémence Martin
Noa Café, Paris © Clémence Martin

Celle qui a choisi de faire appel à un jeune designer français plutôt qu’à une chaise rééditée explique : « La technicité et la simplicité de ce siège en bois foncé représente l’artisanat familial de Kann, la justesse et la proximité, à l’image de mon  lieu. » énonce-t-elle depuis sa planque à kawas qui regroupe familles et ami.e.s, avec ou sans ordis, autour de la Rolls-Royce du café : la Marzocco.

En discutant avec Jérôme Gautier, qui a fait du dessin d’objets à quatre pieds son métier, on parle même « d’intimité » entre la chaise et son utilisateur. Pour le designer, « l’assise est l’un des objets avec lequel nous avons le plus de contact physique. On est tactiles, on entretient une relation particulière avec elle, on la côtoie, la connaît et la caresse…».

Car c’est ça en fait le café, s’étonne Martin en pleine préparation avant le coup de feu d’ouverture de son repaire très prisé : « c’est un endroit convivial, où l’on a envie de rester, se poser, se sentir réconforté…»  Pour la même raison, on retrouve chez eux deux zones : avec chaises ou avec tabourets. Ces derniers s’adressant « aux plus pressés, ceux qui voient le café comme un mouvement », décrit le barista, cakes à la main, quelques minutes avant dix heures du matin.

Pieds et prix liés

Rue Jean-Pierre Timbaud, chez Rori, on est plus tactiles avec sa pizza qu’avec sa chaise, et pour cause, à l’entrée, des tabourets Frama s’impriment sur nos rétines. Angela Kong, co-propriétaire du « slice shop« , ces échoppes vendant les quatre fromages et autres marguerites à la part signé Atelier Leymarie, explique pendant une brève accalmie dans le lieu façon coup de foudre à NYC : « Nous sommes un petit restaurant, inspiré de la food populaire. Nous voulions bien-sûr quelque chose de très léché, chic avec un sens de l’esthétique, tout en restant simple et pratique, dans un esprit de rapidité.»

Tabourets Frama, chez Rori, rue Jean-Pierre Timbaud 
Tabourets Frama, chez Rori, rue Jean-Pierre Timbaud 

Du comptoir aux tabourets Magis de l’intérieur, l’accent est mis sur l’inox, en contraste avec le sol rouge à la Almodovar ou « couleur sauce tomate » plaisante Angela. Loin des chaises de bistrot au bois chauffé, on s’assoit sur place si souhaité sur une chaise au confort sinon flagrant, pas non plus recherché. « Parce que l’identité de notre lieu n’est pas portée vers la longévité de la consommation, nous avons opté pour des chaises plus esthétiques que symboliques, ou plus pratiques, et surtout moins coûteuses…»

Même histoire chez Candle Kids un jour de rush où, dans une cohue contrôlée s’entrechoquent les tabourets Ikea à côté des Baumann Mondor et tabourets en hêtre Vosgiens signés Decombret… Aussitôt empilés et cachés une fois la tempête passée, à Martin de plaisanter non sans une pointe de vérité : « C’est bien beau de sourcer ses pièces, mais la restauration, c’est aussi la réactivité. Faut se débrouiller ! »


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