L’art de vivre dans toute sa splendeur à Bogota

Longtemps assimilée à la violence ou considérée comme une simple ville d’affaires et de transit, la capitale de la Colombie a, en l’espace de quelques années, changé de paradigme et s’affiche désormais comme une destination propice au tourisme urbain, green de surcroît. Hôtels, restaurants, boutiques et lieux culturels se sont mis au diapason des envies de l’époque, tout en s’appuyant sur un héritage de savoir-faire souvent séculaires.

Le dimanche matin à Bogota, les rues sont envahies par une marée de vélos. Plus d’un million et demi de Bogotanais enfourchent leur bicyclette pour déambuler sur le réseau de pistes cyclables de la Ciclovía. Les plus courageux poussent même jusqu’au col de l’Alto de Patios, une grimpette qui s’engage dans la montagne au niveau de la Calle 88 et franchit en quelques kilomètres la barre des 3000 mètres d’altitude.


À lire aussi : « La Che », nouvelle virée colombienne de Sebastian Herkner


Une réalité magique

Car, ne l’oublions pas, la capitale colombienne, du haut de ses 2600 mètres, figure dans le peloton de tête des giga-capitales d’altitude ! Il faudra donc peut-être s’acclimater avant de pousser sur ses pédales ! Sur le parcours, il y a évidemment plusieurs spots offrant des vues sur la ville qui rendent grâce à l’effort fourni.

Avenues arborées pourvues de pistes cyclables – la fameuse Ciclovía – et immeubles de bureaux à l’architecture contemporaine représentent bien le tissu urbain de la touristique Zona T.
Avenues arborées pourvues de pistes cyclables – la fameuse Ciclovía – et immeubles de bureaux à l’architecture contemporaine représentent bien le tissu urbain de la touristique Zona T. Filippo Bamberghi pour IDEAT

On prend soudain la mesure de cette métropole de quelque 10 millions d’habitants (en comptant toute l’agglomération), qui s’étire au pied d’une montagne sur une trentaine de kilomètres. Pour profiter du spectacle et faire partie plus encore de ce mouvement quasi fraternel, certains n’hésitent pas à s’aventurer ici sur des montures qui tiennent de la relique.

Mais l’on comprend tout le sens que prend la pratique du vélo dans la société colombienne quand on sait qu’il s’agit pour ainsi dire d’un ascenseur social depuis que le ministre des Sports Jairo Clopatofsky a utilisé au début des années 2010 l’engouement général à l’égard du cyclisme sportif pour rassembler le peuple et en faire une source d’orgueil national. Évidemment, ce n’est pas la première image que l’on se fait de Bogota ni, plus largement, du pays. Surtout que le peuple colombien n’a pas toujours été uni derrière une idée fédératrice, loin de là.

La boulangerie architecturale Masa 105.
La boulangerie architecturale Masa 105. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Les décennies écoulées prouvent même le contraire, si l’on en juge le désastre humanitaire provoqué par la période de guerre civile de la Violencia (1948-1960), puis par le conflit armé entre l’État et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui va durer plus d’un demi-siècle. Sans compter le désordre provoqué par l’émergence, dans les années 70, des cartels de la drogue.

Pour autant, après presque soixante-dix ans de conflits armés – on parle de plusieurs centaines de milliers de morts et de près de huit millions de personnes déplacées –, un accord de paix est signé à l’été 2016 sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies. Les FARC doivent dès lors rendre les armes et l’organisation internationale propose qu’un monument soit érigé à Bogota pour inscrire ce moment crucial dans l’histoire moderne de la Colombie.

Luis Rey et Manuela Ruiz (assis devant une oeuvre de l’artiste colombien Daniel Correa Mejía) animent l’antenne bogotanaise de la galerie Mor Charpentier.
Luis Rey et Manuela Ruiz (assis devant une oeuvre de l’artiste colombien Daniel Correa Mejía) animent l’antenne bogotanaise de la galerie Mor Charpentier. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Choisie pour sa capacité à traiter des questions de la souffrance, l’artiste Doris Salcedo va s’emparer de cette décision et concevoir une œuvre militante, baptisée Fragmentos, qu’elle décrit comme une sorte de « contre-monument ». Elle a fait fondre 37 tonnes d’armes récupérées pour réaliser un parterre, disposé dans une demeure historique en ruine et sur lequel le public évolue, découvrant au fur et à mesure de sa déambulation le sens de l’oeuvre. Elle a déclaré lors de l’inauguration en 2017: « Produire de la pensée à partir du chaos. »

Quelques années plus tôt, de manière moins officielle, une autre Colombienne, Beatriz González, avait réalisé une œuvre discrète mais tout aussi symbolique dans les columbariums du vieux cimetière central menacé de destruction. Elle avait peint sur chaque porte de niches (pour l’essentiel abandonnées) accueillant une urne la silhouette de deux hommes portant un mort dans un ballot à l’aide d’un bâton horizontal ou directement ficelé sur celui-ci. Un geste très significatif pour ne pas oublier.

Sur les pentes de La Candelaria, ce bâtiment de l’université de La Salle se trouve parfaitement identifiable par son architecture typée Bauhaus.
Sur les pentes de La Candelaria, ce bâtiment de l’université de La Salle se trouve parfaitement identifiable par son architecture typée Bauhaus. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Malgré cette longue période de troubles, la dynamique de la modernité a traversé la cité. Le premier aéroport d’Amérique latine, dans les années 1920, a été suivi de projets de premier plan comme la construction d’un campus et d’un stade… toujours en activité. Surtout, dès 1947, Le Corbusier, accompagné du Catalan Josep Lluís Sert et de l’Américain Paul Lester Wiener, va même œuvrer pour le plan d’urbanisation de la ville.

Deux décennies plus tard, c’est un autre Français, devenu Bogotanais à l’adolescence, l’architecte Rogelio Salmona, qui marque l’endroit de ses édifices en brique. Ses iconiques Torres del Parque se dressent désormais à proximité du bouquet de gratte-ciel formant le district financier : les tours BD Bacatá (de 167 et 216 mètres), Atrio (de 201 et 268 mètres), la Colpatria (196 mètres) ou encore le Centro de Comercio Internacional (192 mètres).

La boutique Calle de Los Anticuarios.
La boutique Calle de Los Anticuarios. Filippo Bamberghi pour IDEAT

C’est l’arrivée à la mairie d’un universitaire, en 1995, le mathématicien et philosophe Antanas Mockus, qui va ouvrir la voie aux projets plus responsables, tels que le bus TransMilenio, qui sillonne la ville sur les axes principaux, ou un important réseau de pistes cyclables, la Ciclovía, des zones piétonnes, des bibliothèques publiques… 

« Mockus a apporté sa vision au travers d’une politique de la ville totalement nouvelle, souligne la journaliste Liliana López. On peut aussi retenir de lui le civisme qu’il a transmis aux habitants. Par exemple, si tout le monde met aujourd’hui sa ceinture de sécurité en prenant le volant, c’est grâce à lui. »

Cet altruisme va générer un développement du tourisme. Celle qui n’était jusqu’alors qu’une escale vers les plages des Caraïbes devient digne d’intérêt pour elle-même. « Jusqu’à récemment, les étrangers séjournant à Bogota étaient essentiellement là pour affaires. Aujourd’hui, on reste volontiers pour profiter de son offre culturelle et goûter à son art de vivre », fait remarquer Liliana López.

Bogota : the place to be

Dans le quartier de La Macarena, les Torres del Parque (1965-1970), de l’architecte Rogelio Salmona, sont aujourd’hui considérées comme des icônes de l’architecture contemporaine à Bogota.
Dans le quartier de La Macarena, les Torres del Parque (1965-1970), de l’architecte Rogelio Salmona, sont aujourd’hui considérées comme des icônes de l’architecture contemporaine à Bogota. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Certains quartiers se distinguent. En premier lieu, La Candelaria, coeur historique de Santa Fe (le nom originel de Bogota), où l’on a décidé de renforcer l’offre artistique avec le musée Botero et le musée d’Art Miguel Urrutia (MAMU), mais aussi culinaire avec la Zona G (pour « gourmet »), qui abrite de nombreux cafés et restaurants.

Il y a aussi Quinta Camacho et son faux air britannique avec ses maisonnettes en brique de style Tudor, La Macarena, riche de nombreux lieux d’art, ou encore Chapinero, où humer l’air du temps. Là, une nouvelle génération d’établissements s’est développée, des boutique-hôtels de plus petite capacité que les traditionnels business hotels.

The Click Clack Hotel, B.O.G. Hotel, Hotel Coco, HAB ou Casa Legado, notamment, ont pour la plupart été développés par des acteurs locaux. Ici, l’atmosphère se prête bien à la marche et au shopping, ponctués par la dégustation d’un café dans les ruelles arborées. D’autant que la mode colombienne n’est pas en manque de griffes attractives. Son industrie serait même l’une des plus offensives d’Amérique latine, avec des marques telles que Johanna Ortiz, Pepa Pombo, Agua, Baobab… qui font un tabac auprès des fashionistas.

Le restaurant Humo Negro, situé à Bogota.
Le restaurant Humo Negro, situé à Bogota. Filippo Bamberghi pour IDEAT

« Le développement de ce secteur, dans les années 80, avec la création de fashion weeks et de marques populaires, a été perçu comme un message fort visant à affirmer que la Colombie n’était pas qu’un pays de violence et de drogue, mais une nation riche d’une scène créative singulière, explique William Cruz, professeur d’histoire de la mode. Aujourd’hui, à travers le monde, on cite volontiers la coupe des jeans “push up” ou les maillots de bain colombiens dont l’industrie est à la pointe. »

L’univers de la gastronomie a désormais rejoint le mouvement. En 2017, peut-être trop sûr d’elle ou bien carrément visionnaire, Bogota organisait la cérémonie des Latin America’s 50 Best Restaurants (LATAM 50Best), tandis que seules deux tables en ville, Harry Sasson et Leo, pouvaient vraiment prétendre se distinguer.

Cinq ans plus tard, et en dépit de la pandémie, force est de constater qu’un grand nombre d’adresses en phase avec les usages actuels sont nées. Les chefs s’appuient sur une agriculture respectueuse de l’environnement et n’hésitent pas à revisiter des techniques permettant d’élaborer une cuisine innovante, mais bien ancrée dans son contexte: Humo Negro, Prudencia, Mesa Franca, Salvo Patria, Oda, El Chato…

Le boutique-hôtel The Artisan D.C. Hotel.
Le boutique-hôtel The Artisan D.C. Hotel. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Ce dernier, emmené par le chef Álvaro Clavijo, s’est d’ailleurs hissé sur la deuxième marche du podium de la liste 2023 des LATAM 50Best, devant bien des stars mexicaines et péruviennes qui jusqu’alors faisaient figure de mentors sur la scène latino-américaine. « Mon expérience en France, mais aussi à New York et à Copenhague, m’a vraiment ouvert les yeux sur une autre manière de cuisiner, souligne le professionnel. J’ai pris conscience qu’il était possible de travailler différemment nos aliments de base pour imaginer une gastronomie colombienne en phase avec les goûts de l’époque. Et ce n’est pas la diversité des produits qui manque en Colombie ! »

Ici, les ressources alimentaires sont largement plurielles, profitant d’une double façade maritime (l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes), d’une nature dense et escarpée au sud (l’Amazonie et les Andes) et d’un climat tropical: tout cela génère des écosystèmes très variés. Le pays bénéficie de la deuxième plus grande biodiversité au monde puisqu’il abrite 10 % de la flore et de la faune de la planète.

La boutique Baobab.
La boutique Baobab. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Parfait exemple de redécouverte du « terroir », le café, dont une grande part est exportée, est désormais largement consommé sur place. On ne compte plus dans les rues les jeunes enseignes de torréfacteurs, au fait des différents modes de consommation: expresso, filtre, piston, infusion à froid…

De la même manière, l’artisanat colombien, très riche et multiple dans ses expressions, connaît un renouveau. Il est porté par des designers qui offrent d’autres projections aux expressions ancestrales.

La salle du restaurant El Chato.
La salle du restaurant El Chato. Filippo Bamberghi pour IDEAT

L’organisation à but non lucratif Artesanías de Colombia, qui dispose d’un showroom dans la Calle de los Anticuarios, a bien compris l’intérêt de mettre en contact les communautés rurales détentrices de techniques devenues rares avec des créateurs pouvant imaginer d’autres applications à ces productions textiles ou céramiques… Et dans le même temps, de barrer la route aux pâles copies, fabriquées en Chine la plupart du temps.

Quelques jours dans la capitale colombienne suffisent pour mesurer combien la réalité culturelle de cette cité était méconnue de la part d’un tourisme international campé sur des a priori, et qui s’en était détourné. Si elle a déjà fait du chemin vers une réhabilitation sur ce marché, notamment depuis la signature du traité de paix, tout laisse à penser que le meilleur de ce que cette ville peut délivrer reste à venir.


À lire aussi : Les 25 meilleures adresses de Medellin pour un séjour réussi

The Good Spots Destination Colombie