Khalif Tahir Thompson, est un jeune peintre américain prolifique récemment diplômé de l’École d’art de l’université de Yale. Ses œuvres captivantes, inspirées par les albums photos de sa grand-mère, mettent en lumière des personnages afro-américains dans leur intimité quotidienne. Rencontre avec cet artiste qui redéfinit les canons artistiques traditionnels et offre une nouvelle perspective sur l’histoire et la culture afro-américaines.
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IDEAT : Vos tableaux représentent souvent des intérieurs liés à des instantanés de la vie de votre famille.
Khalif Tahir Thompson : Oui, généralement, les portraits que je fais se situent dans des intérieurs, avec du mobilier autour. Ce sont des espaces confortables. C’est ce j’ai toujours fait. Je m’inspire de photos de ma propre famille comme s’il s’agissait d’archives. On voit ses membres assis sur des canapés. L’un se repose, l’autre travaille sur son ordinateur ou fume une cigarette. Ce sont souvent des moments intimes saisis au fil de la journée.
IDEAT : Les personnages représentés sont exclusivement afro-américains. On ne peut s’empêcher de penser aux décennies de leur sous-représentation dans l’histoire de l’art occidentale.
Khalif Tahir Thompson : Oui, c’est inhabituel et certainement pas neutre. En même temps, je n’étais pas conscient de cela jusqu’à récemment. En fait, je passe beaucoup de temps sur chaque projet sans me projeter dans un regard extérieur, caucasien de surcroit. L’idée de représenter des personnages afro-américains peut effectivement paraître singulière.
La façon dont je le fais déjoue des préjugés. La figure de la femme noire est par exemple plus attendue sous la forme de la belle femme un peu sensationnelle. La représentation de l’âge n’est pas toujours très courue. Pour ma part, j’ai toujours beaucoup aimé des gens comme Lucian Freud, Alice Neel ou Francis Bacon, des personnes qui réalisent des portraits sous un angle plus intellectuel que simplement plastique.
IDEAT : Est-ce que les scènes que vous représentez diffusent des messages ? Si oui, lesquels ?
Khalif Tahir Thompson : Ces scènes représentent tout simplement la réalité d’une expérience et de différents types humains, certains parfois vieillissant et tout cela dans un large éventail de physionomies et d’expressions possibles. Un professeur m’a dit un jour : «C’est tellement ennuyeux de peindre quelqu’un de jeune et beau, parce que vous avez tout de suite envie de lui donner plus de caractère. » Qui vieillit voit par exemple ses expressions se charger d’un supplément d’âme. Quand je peins, je suis à la recherche d’images qui m’intéressent et que je n’ai jamais vues.
IDEAT : Quand on évoque l’idée d’un regard caucasien sur votre travail, on parle entre autres des différences culturelles. Mais en Amérique, même un Irlandais qui vivrait dans un milieu endogène a des représentations de ce à quoi peut ressembler l’intérieur d’une famille afro-américaine. Alors qu’en Europe, ce peut être différent.
Khalif Tahir Thompson: Oui, même à l’époque de la ségrégation, tout le monde avait en Amérique des représentations du mode de vie de la plupart des communautés. Même sans coexistence réelle, il n’y avait pas d’ignorance. Je note par ailleurs que quand ces toiles sont présentées à un public caucasien, ce sont généralement les jeunes, souvent des étudiants, qui se montrent les plus spontanément inspirés.
Alors qu’ils ne sont pas forcément habitués à voir un certain type de représentation. Partout où j’ai étudié, le modèle dominant était occidental avec des représentations de sujets blancs et des références européennes. Je n’ai pas été ouvert à l’idée de faire des portraits de sujets noirs. Quand j’ai commencé à le faire, c’était libérateur. Sans non plus que je ne m’étiquette comme portraitiste des personnes noires. Étant noir, ce que je représente est liée à des expériences personnelles. Ce qui m’intéresse, de fait, c’est l’humanité de mon sujet.
IDEAT : Dans votre biographie, il y a un personnage central, votre grand-mère Betty J. Thompson, qui vous a légué une somme d’archives photographiques qui ferait presque d’elle une pionnière d’Instagram.
Khalif Tahir Thompson : Elle faisait d’ailleurs aussi tellement de photos étranges. Quelqu’un au réveil ou sur le point d’aller se coucher. C’était une sorte d’obsession. C’est curieux, j’ai toujours ses albums dans mon studio. Elle les organisait elle-même, collait les images et les légendait.
IDEAT : Comme si votre grand-mère avait documenté la vie de votre famille pour toujours…
Khalif Tahir Thompson : Complètement. Elle s’est éteinte en 2006. J’avais onze, douze ans, pas à même de me rendre compte de tout. Et puis nous avons commencé à consulter ces albums dont certaines images remontent aux années vingt. Ce sont des documents qui courent sur tout le vingtième siècle.
IDEAT : C’est rare pour des documents de famille. Votre grand-mère a poursuivi un travail commencé tôt.
Khalif Tahir Thompson : Quand je me suis penché sur ces photos, j’ai pensé que j’avais une mine d’or, pleine d’expériences, qui m’étaient précieuses pour peindre et faire des portraits. Il m’est arrivé de donner une touche plus contemporaine à une image plus ancienne. Ces documents sont devenus pour elle le ferment d’une source de création qui lui permettait de forger une image de cette famille.
Les images de la famille au sens large me sont familières mais j’avais envie de les briser pour en faire une sorte de paysage de fond dans lequel j’incorpore certains éléments de l’histoire de l’art. C’est un procédé qui m’enrichit à titre personnel. J’essaie toujours de faire les choses différemment, de façon très dynamique. Ce sont mes propres motivations que j’inclue dans la peinture.
IDEAT : Vous peignez pour les autres mais aussi pour vous.
Khalif Tahir Thompson : En matière de processus de création, on peut parler de la nature intime de ma peinture. Quand je peins, je ne me projette pas dans l’idée que la toile que je peins puisse être vendue ou soit destinée à orner le mur d’une maison ou intégrer la collection d’un musée. C’est juste moi, seul devant la toile. Quand je vois mon travail exposé c’est très différent de ce que je ressens dans mon studio de Yale, mon bunker en sous-sol. Je travaille parfois sur quatre toiles différentes. Les gens me disent d’ailleurs quand ils visitent le studio qu’ils ont l’impression que ces toiles ont toujours été là. Impossible d’imaginer la pièce sans elles.
IDEAT : Votre studio ressemble déjà à un lieu plein de vécu, rempli de souvenirs.
Khalif Tahir Thompson : (Rires) Oui, les gens me demandent souvent depuis combien d’années je travaille dans ce studio.
IDEAT : L’un de vos sujets ressemble à la chanteuse et pianiste Nina Simone. J’ai rêvé ?
Khalif Tahir Thompson : J’aime cette ambiguïté. C’est une image que vous avez peut-être déjà aussi en tête. C’est très intéressant. Parfois les gens me parlent de certains personnages de mes toiles qui me ressembleraient. Cela vient peut-être aussi de la façon dont j’ai aménagé le studio qui présente une similarité d’esthétique avec celle des lieux que je peints. Tout ce que j’observe, dans les musées, les livres, constitue une sorte de bibliothèque reliée aux univers de différents artistes, comme le peintre Arshile Gorky ou Matisse.
IDEAT : Qu’aimez-vous chez Matisse ?
Khalif Tahir Thompson : Quand je vois Matisse ainsi que d’autre peintres européens de son époque, j’ai l’impression qu’ils m’influencent naturellement. Sa démarche en ce qui concerne la forme, les volumes, les motifs ainsi que son approche stylistique jusque dans le rendu d’un tissu, tout cela suggère fortement son envie de peindre. Je suis sensible aussi à son intérêt pour le collage visuel, ce que je fais sur la toile avec différents matériaux comme le papyrus ou le cuir par exemple. C’est très intéressant aussi bien pour ses personnages que pour ces éléments chargés de symboles qu’il peint en fond de toile. Le sujet peint devient aussi intéressant que ce que l’on croit discerner derrière une fenêtre.
IDEAT : Au bas d’une de vos toiles, la lettre K en majuscule verte sur fond jaune, écrite à l’ancienne…
Khalif Tahir Thompson : Ce genre de détail trahit mon intérêt pour le langage et la typographie. Je connais peu l’histoire de la typographie mais j’y suis très sensible. C’est vrai que les peintres aiment s’emparer des choses. (Rires) Picasso et Basquiat l’ont fait. Basquiat s’est inspiré de livres d’anatomie par exemple. Je trouve ça libérateur de pouvoir faire ça.
C’est vers quelque chose comme cela que je me dirige de plus en plus. C’est un peu comme de démarrer une conversation sans savoir tout de suite où elle mène. C’est dans cet esprit que j’ai commencé à intégrer le collage dans ma peinture. Progressivement, comme dans une composition de jazz ou l’on ajoute une note à une autre et ainsi de suite. A la fin, il y a un équilibre entre l’image, les matériaux, la peinture et l’intimité. Parfois l’œuvre finie, je me demande moi-même à quoi j’ai pensé en la faisant.
IDEAT : Entre l’ébullition et le total contrôle, dans quel état peignez-vous ?
Khalif Tahir Thompson : Ah oui, je laisse aller. Je fais les choses intentionnellement en peignant mais j’aime cette liberté et la surprise.
IDEAT : Pourtant vous semblez valoriser autant vos intuitions que le processus créatif plus intellectuel ?
Khalif Tahir Thompson : C’est vrai. Mais tout le monde veut trouver une signification dans ce que je peins. (Rires)
> Monographie Khalif Tahir Thompson, (Skira, 2024) en vente à la galerie Zidoun-Bossuyt, 51, rue de Seine, 75006, Paris.
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