“Déterminer sa date de naissance exacte nous a demandé des mois de travail”, se souvient Cloé Pitiot. Aujourd’hui conservatrice au Musée des Arts Décoratifs, elle était commissaire de l’exposition “Eileen Gray”, qui s’est tenue en 2013 au Centre Pompidou à Paris. La date en question ? Le 8 août 1878, celle où la designer Eileen Gray, connue pour la villa E-1027 ,voit le jour à Brownswood, en Irlande.
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Eileen Gray : de la peinture à l’architecture
Issue d’une famille aristocratique, “Eileen Gray voyage beaucoup avec ses parents, raconte l’historienne Cloé Pitiot. Quand elle visite l’Exposition Universelle de 1900, elle a une révélation. Elle veut entrer dans une école d’art.” Elle intègre la Slade School of Fine Art à Londres, en 1902. « Elle y tisse tout son réseau d’amis artistes avec lesquels elle va se rendre à Paris en 1904. À l’occasion, elle va d’ailleurs négocier auprès de son père, un peintre amateur, afin d’avoir une rente pour pouvoir poursuivre ses études. C’est une femme libre, qui ne se mariera jamais.” Une démarche qui souligne un caractère bien trempé.
Dans la capitale française, la jeune Eileen Gray approfondit sa maîtrise de la peinture. Lors d’un séjour dans l’Atlas marocain en 1908-1909, elle apprend également à teindre et à tisser la laine. Un savoir-faire qu’elle mettra en œuvre dans un atelier de tissage de tapis, situé au 17-19, rue Visconti, dans le 6e arrondissement de Paris. Autre technique phare de son répertoire : la laque. Un savoir-faire découvert à Londres que cette touche à tout explore avec le maître-laqueur Seizo Sugawara avant d’ouvrir avec lui un studio en 1910 au 11, rue Guénégaud (Paris 6).
Grâce à ces deux disciplines, elle embrasse l’univers de la décoration et du mobilier et connaît ses premiers succès. Elle œuvre alors pour les grands de ce monde, comme le couturier Jacques Doucet, qui fait l’acquisition de son paravent Le Destin, mais aussi la créatrice Elsa Schiaparelli, la danseuse Loïe Fuller ou encore Marie-Laure de Noailles. Elle réalise une de ses pièces les plus connues entre 1919 et 1922, Paravent en briques, en bois laqué, qui montre son envie de structurer l’espace. Le modèle est aujourd’hui édité chez ClassiCon, comme le canapé Monte Carlo et le fauteuil Bibendum.
En 1922, elle ouvre sa propre galerie, baptisée Jean Désert, au 217, rue du Faubourg-Saint-Honoré (Paris 8). À cette période, elle rencontre l’urbaniste et architecte roumain Jean Badovici, fondateur de la revue L’Architecture vivante. Alors qu’elle n’a aucune formation en architecture, Eileen Gray se forme à ses côtés et en côtoyant les maîtres de l’époque, dont l’Allemand Ludwig Mies van der Rohe et le Néerlandais Gerrit Rietveld.
Autodidacte, la designer réalise avec et pour Jean Badovici la villa E-1027 (E pour Eileen, 10 pour la dixième lettre de l’alphabet soit J pour Jean, 2 pour la deuxième lettre de l’alphabet soit B pour Badovici, et 7 pour la septième lettre soit G pour Gray), à Roquebrune Cap Martin, entre Monaco et Menton, au bord de la Méditerranée, entre 1926 et 1929. Véritable manifeste, la bâtisse répond aux cinq points de l’architecture moderne (plan et façade libres, construction sur pilotis, toiture terrasse, fenêtres en bandeau…) dictés par Le Corbusier.
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La villa E-1027, le manifeste d’une autre modernité
Cependant, Cloé Pitiot l’affirme, E-1027 n’est pas du tout une “Machine à habiter” : “Il y a une recherche d’organique, de poésie. L’architecture d’Eileen Gray accompagne le corps humain, s’adapte à lui et non l’inverse. Quant à ses pièces de mobilier, construites autour d’axes qui se déplient et se déploient dans l’espace, elles semblent danser avec le corps. Les angles sont arrondis, il y a beaucoup de courbes. Elle réfléchit énormément à la façon dont le corps se meut dans l’espace, les meubles l’accompagnent sans le blesser”.
La villa souligne aussi l’attention que l’Irlandaise porte aux sens. Ainsi, elle choisit de coiffer une table d’un plateau en liège “qui va atténuer le son des assiettes, couverts et verres déposés sur la table, pour entendre seulement le bruit du vent et des vagues. Il y a un vrai souci porté à l’ouïe et au toucher.” Très inspirée par l’imagisme, un mouvement poétique anglo-saxon du début du XXe siècle, elle truffe la maison de tiroirs cachés, d’énigmes, à commencer par le nom de la bâtisse. Une série de lettres sur le mur d’une chambre n’a d’ailleurs toujours pas livré sa signification, malgré les recherches acharnées des scientifiques. De plus, Eileen Gray émaille la maison de petits mots amusants, comme « Défense de rire » dans le vestibule de l’entrée. Une réalisation unique, qu’elle meuble évidemment avec ses propres pièces, comme la célèbre table de nuit ajustable baptisée E-1017, à retrouver dans le catalogue de ClassiCon.
Véritable chef d’œuvre, E-1027 fait de l’ombre à ses autres travaux. À commencer, par la villa Tempe a Pailla à Menton, ou encore Lou Pérou à Saint Tropez, deux projets qu’elle avait pensés et construits pour elle-même.
Une vie ponctuée de mystère
La faute certainement au peu de considération accordée aux femmes architectes à l’époque, mais aussi à des archives “lacunaires”, comme le souligne Cloé Pitiot. Eileen Gray aurait également détruit une partie de ses archives personnelles, laissant de grandes interrogations sur sa vie privée. Ainsi, même si ses initiales sont mêlés à celles de Jean Badovici dans le nom de la célèbre villa, même si elle celle que l’architecte appelle en premier sur son lit de mort, la conservatrice l’affirme : rien n’indique qu’elle n’a eu de liaison avec lui. “J’ai épluché pendant dix ans des archives dans la terre entière, à Washington, à New York, à Londres, à Dublin, à Paris, partout, et je n’ai jamais vu, d’un côté comme de l’autre de lettres qui précisent qu’elle vivait avec des hommes ou avec des femmes”.
Dans l’album Eileen Gray, une maison sous le soleil (éditions Dargaud, 2020) Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierżawska lui prêtent une relation avec Badovici mais aussi avec la chanteuse Damia. En préface de l’ouvrage, Jennifer Goff, conservatrice de la collection Eileen Gray au Musée national d’Irlande, revient aussi sur un événement marquant de l’histoire d’E-1024 : la réalisation de fresques par Le Corbusier sur un mur de la maison. « Ce livre montre à quel point ces œuvres ont rompu l’intégrité structurelle de l’intérieur, en compromettant non seulement l’espace, mais la totalité de la villa en tant qu’ensemble.” Réalisées avec l’accord du propriétaire de la maison, Badovici, ces fresques ont un arrière-goût de scandale : véritable agression de l’œuvre de Gray pour certains, ouvrage qui fait évoluer la maison dans une nouvelle dimension pour d’autres.
Une chose est cependant certaine : quand, en avril 1948, Le Corbusier évoque E-1027 dans L’Architecture d’Aujourd’hui, elle est désignée comme une “maison au Cap Martin” sans que le nom d’Eileen Gray ne soit évoqué.
Sortie de l’ombre grâce au travail des historiens, l’œuvre d’Eileen Gray, décédée en 1976, mérite que l’on s’y penche, et pourquoi pas en s’éloignant de la fameuse villa et des cabanons conçus à deux pas par cette figure bien écrasante de l’architecture moderne que fut Le Corbusier ?
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