Quand elle parlait de la villa E-1027, son chef d’œuvre, Eileen Gray disait avoir voulu créer un « organisme vivant ». Érigée dans les années 20 sur un terrain escarpé du Cap Martin, cette maison de 120 mètres carrés est une étape incontournable sur la carte de l’architecture moderniste. Le style est épuré mais il en dit long sur la femme de génie qui l’a conçue. Un siècle après, l’édifice se visite à la belle saison, d’avril à octobre. L’occasion d’un road-trip inspiré sur la Côte d’Azur.
1ère étape : visiter la villa E-1027 et Cap Moderne
L’ancien sentier des Douaniers mène à un petit portail, celui qu’empruntait Eileen Gray dans le temps. Elle séjourna trois ans sur place pour orchestrer le chantier, et y revint ensuite très souvent. Avec sa coupe garçonne et son goût pour les noeuds papillons, elle aurait pu détonner dans le paysage si elle n’avait été d’une nature si discrète ; à tel point qu’elle faillit passer à la trappe de la postérité.
E-1027 a longtemps été désignée par les locaux comme « la maison blanche ». Celle-ci se dévoile d’abord de dos : un bloc de béton armé érigé en partie sur pilotis, bordé par des plantations de citronniers. Pour mieux suivre la course du soleil jusqu’à la dernière seconde, les fondations, en « L », sont en léger décalage par rapport au rivage. La vraie façade s’admire en contrebas, côté mer. Elle revêt des airs de paquebot avec ce balcon-coursive dominant l’azur, bardé de toiles bleue marine, sur lequel reste accroché une bouée. Le toit-terrasse renforce l’effet, surmonté d’une verrière en forme de phare.
C’est l’arrivée de l’escalier hélicoïdal, très étroit, qui évoque en son sein le coquillage, et redescend jusqu’au porche d’entrée. Au mur, deux phrases s’opposent. À gauche : « sens interdit». À droite : « Entrez lentement », pour les invités, orientés vers le séjour, pièce maîtresse avec ces baies vitrées surplombant la Grande bleue. Tout l’intérieur est ponctué de ces messages, tantôt poétiques, tantôt humoristiques pour renseigner la fonction d’un placard. Une pancarte de bois affiche : «Invitation au voyage ». Le regard balaye le fauteuil transat qui trône en dessous. C’est plutôt l’invitation à la détente qui s’impose.
Eileen Gray espérait que l’on puisse jouir d’« une indépendance totale et une atmosphère de solitude et de recueillement ». Tout a été pensé dans les moindres détails, y compris le mobilier, dessiné par ses soins. Ce fauteuil transat. Mais aussi la table d’appoint E-1027, mélange de verre et d’acier, un objet iconique que les collectionneurs s’arrachent aujourd’hui. Dans une chambre, on retrouve le miroir satellite, avec ses glaces pivotantes pour faciliter le rasage des joues.
Eileen Gray n’a pas imaginé la villa pour son usage. Mais pour celui d’un : « homme aimant le travail, les sports et recevoir ses amis ». C’est le portrait robot de son grand ami, l’architecte et critique d’art Jean Badovici. E-1027 est leur nom de code: le E pour son initiale à elle, le 10 parce que le J de Jean est la dixième lettre de l’alphabet, puis le 2 pour le B et 7 pour le G de leurs noms.
Eileen Gray rêve de devenir architecte. Elle a les moyens. Jean Badovici lui donne l’impulsion nécessaire. « Pourquoi ne bâtissez-vous pas? », ne cesse-t-il de lui répéter, jusqu’à l’embarquer dans un road-trip vers le Sud à la recherche du terrain idéal. Ce terrain.
« Il n’y avait pas d’agence immobilière à l’époque, elle devait avoir eu des amis lui ayant parlé du Cap », envisage Elisabetta Gaspard, du Centre des monuments nationaux, dont la famille est installée à Roquebrune depuis des générations. Avec elle, on grimpe quelques marches menant chez la voisine, Magda Rebutato. Cette octogénaire possède l’usufruit des unités de campings, dessinées par Le Corbusier, qui se visitent dans la foulée de E-1027.
Cet ensemble s’appelle « Cap Moderne » et se compose aussi d’un cabanon spartiate construit par Le Corbusier, et du restaurant « L’étoile de mer ». « Le Corbusier aurait bien aimé être l’architecte de la villa », explique Magda Rebutato.
Un été, il peint plusieurs fresques sur E-1027, dont une qui évoque le coït. Eileen Gray s’était déjà fait bâtir une autre résidence, vers Menton. Elle découvre ces peintures en lisant une revue, qui ne mentionne jamais son nom. Le Corbusier y prétend : « Les murs choisis pour recevoir neuf grandes peintures furent précisément les plus neutres, les plus insignifiants. » Il ne s’excusera jamais pour cette offense. Une admiratrice du Corbusier acquiert plus tard la villa, avant de la léguer à son médecin, assassiné en 1996 par des jardiniers. E-1027 devient un squat, les meubles sont pillés.
Entre-temps, Eileen Gray était retombée dans l’oubli. Le Conservatoire du littoral rachète le site du Cap Martin en 1999. La restauration a été achevée en 2021.
A l’issue de la visite, impossible de s’attabler à L’étoile de mer qui n’est plus en activité mais une adresse prend le relai. Sur la plage de Buse, Le Cabanon fait la part belle aux poissons et aux fruits de mer, à déguster les pieds dans le sable, avec vue sur E-1027. Réservation conseillée.
Etape 2 : Séjourner au Maybourne Riviera
Ailleurs sur la côte d’Azur, l’héritage d’Eileen Gray reste succinct. L’offre touristique a plus tendance à surfer sur le legs du Corbusier. Exception notable : ce nouvel hôtel de luxe, le Maybourne Riviera, perché sur un rocher qui domine la vue sur le Cap Martin. L’édifice de verre signé Jean-Michel Wilmotte se repère de loin.
Inauguré en 2022, c’est le dernier né des hôtels de luxe du groupe Maybourne. Le design intérieur rend hommage aux pontes du modernisme, Eileen Gray comme Le Corbusier. La façade d’E-1027 et le visage de sa créatrice sont gravés sur tout un pan de mur du restaurant du rez-de-chaussée. Au dernier étage, le chef étoilé Mauro Colagreco occupe les cuisines du Ceto, table gastronomique avec une vue panoramique à observer jusqu’à Monaco. On peut tout aussi bien venir y faire escale pour déguster un cocktail et s’alanguir sur des transats face à la grande bleue.
Pour rester dans le thème, mais pas dans le même budget, l’hôtel Victoria est une option plus économique, face à la plage. La décoration intérieure fait aussi écho aux architectes modernistes, y compris Eileen Gray. On peut rejoindre l’hôtel à pied depuis le musée du Cap Moderne, en sillonnant les rives du Cap Martin par le sentier des Douaniers.
Etape 3 : Admirer la villa Tempe a pailla
Sur les hauteurs de Menton, la seconde maison d’Eileen Gray existe toujours. Cette propriété privée – aux volets clos – s’admire depuis la route de Castellar. Une plaque indique que le peintre Graham Sutherland y vécut. Mais le nom de la créatrice ne figure nulle part. Sur le portail, celui de la villa, Tempe a pailla, s’est estompé avec les décennies. En dialecte, cela signifie : « Le temps de bailler ». Une conclusion toute trouvée à ce road-trip sur les traces d’Eileen Gray.
Pratique :
Venir en train depuis Paris, via Nice. Arrêt en gare de Roquebrune-Cap-Martin. L’entrée du musée se situe à proximité, de l’autre côté des rails. Le site Cap Moderne, qui se compose de La villa E-1027, de l’Étoile de mer, du Cabanon et des Unités de camping du Corbusier, est ouvert au public du 1er avril au 30 octobre. 4 visites guidées par jour. Sur réservation. capmoderne.monuments-nationaux.fr
Que lire ?
- La biographie d’Eileen Gray : « Eileen Gray : sa vie, son oeuvre », par Peter Adam (Thames & Hudson, traduit en français en 2019).
- Une lecture orientée sur l’architecture : « De la collective de Vézelay au Cap-Martin. Eileen Gray, Jean Badovici, Le Corbusier, une architecture inspirée », par Cyril Brulé, Elisabetta Gaspard, Magda Rebutato (Le Charmoiset, 2020).
- Une fiction qui prend pour décors E-1027 : « Tout un monde lointain », par Célia Houart (P.O.L, 2017).