Pour comprendre l’architecture cultuelle moderne en Islande, il convient de revenir rapidement sur l’histoire de l’île. Bien qu’habité par une poignée de moines irlandais dès le haut Moyen Âge, le territoire passe lentement sous influence norvégienne après l’installation de colons – en majorité des Vikings et des Britanniques – ayant fui leur pays entre 870 et 930.
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Lorsque le roi de Norvège Olaf Tryggvason se convertit au catholicisme autour de l’an 1000, le prêtre païen et législateur Thorgeir Thorkelsson propose d’adopter « une loi et une religion » lors de l’assemblée de l’Althing (le Parlement), probablement dans le but d’apaiser les tensions grandissantes au sein de la population.
L’Islande passe ensuite sous domination danoise, en 1380, et le protestantisme luthérien devient la religion d’État après la conversion du roi Christian III, en 1541. Les domaines et propriétés catholiques sont confisqués par l’État, à qui revient la charge de développer un clergé et des lieux de culte appropriés.
Aujourd’hui encore, la construction et la préservation des bâtiments religieux sont subventionnées par les taxes publiques, même si les citoyens sont libres de choisir une religion depuis 1874. De manière assez inhabituelle, ces édifices répondent davantage à des considérations topographiques qu’à une orientation traditionnelle est-ouest. Beaucoup d’églises modernes se trouvent ainsi en position élevée face à la mer, sur une colline ou au sommet de marches, autant de symboles de leur place dominante dans la société.
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À cause de ses ressources naturelles réduites et de ses moyens de transport et financiers limités, l’Islande adopte une architecture pragmatique. Sur ces terres volcaniques en bordure du cercle polaire, les forêts sont rares – rasées il y a plus de mille ans par des Vikings aux coups de hache faciles – et la pierre, trop poreuse pour être utilisée telle quelle. Le bois, la brique et la tôle ondulée doivent être importés.
Les premiers sanctuaires chrétiens sont élevés sur le modèle des habitations en tourbe, dotées d’une charpente réduite et d’un long toit en pente couvert de terre, pour faire face aux intempéries. On est loin des constructions de l’Europe continentale en plein essor, qui étale sa richesse et son savoir-faire en sculptant la Bible sur les façades de cathédrales étirées vers le ciel.
Il faut attendre la découverte du ciment artificiel moderne, au début du XIXe siècle par le Français Louis Vicat – qui n’en dépose pas le brevet –, et son industrialisation par l’homme d’affaires anglais Joseph Aspdin pour trouver des édifices plus avancés.
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En Islande, les composants pour fabriquer le béton sont accessibles localement et le matériau, ultrarésistant, devient celui de prédilection dès le siècle suivant. Définitivement libérée du joug danois au début du XXe siècle, l’Islande s’appuie sur l’innovation technique pour développer son urbanisme et s’atteler à une tâche bien plus grande encore : bâtir une identité.
La quête d’une identité nationale
Dans son traité sur Reykjavík, intitulé Íslenzk Húsgerðarlist (Design de la maison islandaise), l’architecte danois Alfred Jensen Råvad (1848-1933) fait germer l’idée d’un langage formel étatique. Les maisons colorées typiques sont généralement importées de Norvège et celles en pierre sont dessinées par le gouvernement danois. L’Islande obtient son indépendance en 1918, au moment même où l’ouvrage de Råvad est édité.
Diplômé de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark, en 1919, Guðjón Samúelsson (1887-1950) devient alors le premier architecte national dans un pays en pleine quête d’identité. Il est nommé architecte d’État l’année suivante et s’implique avec ferveur dans le développement de l’urbanisme de Reykjavík. Le plan traditionnel des églises d’Akureyri et de Laugarnes est marqué par le néoclassicisme et le revivalisme du XIXe siècle, enseignés à Guðjón Samúelsson, mêlés aux lignes verticales élancées du mouvement Art déco.
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Juchée au sommet d’une volée de marches, leur architecture s’inspire notamment des colonnes en basalte des falaises de Gerðuberg et de la plage de sable noir de Reynisfjara. Flanquée de deux tours jumelles d’apparence classique, la façade d’Akureyrarkirkja est crépie avec du spath, un cristal (appelé aussi pierre de soleil) que, selon la légende, les Vikings utilisaient pour s’orienter en pleine mer.
Lors de la consécration de la construction en 1940, Guðjón Samúelsson déclare : « L’église ressemble quelque peu au style gothique ecclésiastique, mais j’ai voulu donner une impression islandaise et donc pris les colonnes de basalte comme modèles, surtout pour les deux tours. »
L’architecte perfectionne ici un vocabulaire tourné vers la nature, esquissé en 1929 avec l’église Kristskirkja, et en passe de devenir le symbole d’une identité nationale. Achevée en 1949 et d’apparence plus austère, Laugarneskirkja pousse les recherches de Guðjón Samúelsson davantage autour du fonctionnalisme, ouvrant la voie à des propositions modernistes plus tranchées.
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En 1937, l’architecte se voit confier la construction du bâtiment liturgique le plus important de l’époque, au sommet de la colline de Skólavörðuhæð, à Reykjavík. Hallgrímskirkja, aujourd’hui considérée comme l’une des icônes du pays, pointe vers le style expressionniste de l’église de Grundtvig, à Copenhague.
S’il habitait déjà en Islande lors de la construction de cette dernière, Guðjón Samúelsson a pu observer les plans de Peder Vilhelm Jensen-Klint, un ancien élève de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark, dont les croquis avaient été dévoilés en 1913 alors que Guðjón était étudiant.
Ce dernier modifie plus tard son élévation pour renforcer la stylisation des colonnes de basalte de la façade, dont les formes lui ont peut-être été suggérées par le tableau mystique d’Einar Jónsson (1874-1954), Lofgjörðin Frysta (L’Éloge du gel), conservé au musée Einar Jónsson, à Reykjavík.
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L’intérieur du sanctuaire en forme de casque de Viking renversé apporte une touche de folklore indigène à l’édifice. La Seconde Guerre mondiale et de nombreux désaccords interrompent les travaux à plusieurs reprises et la cathédrale n’est entièrement terminée qu’en 1986.
Un modernisme naturaliste
Pour Ragnar Emilsson (1923-1990), les réponses formelles à l’héritage local sont tout autres. Il collabore avec l’architecte d’État Hörður Bjarnason (1910-1990) sur la construction de Kópavogskirkja, entre 1958 et 1962. La bâtisse blanche, perchée au sommet de la colline de Borgarholt, à Kársnes, est formée de l’intersection d’arches doubles ouvertes sur les quatre points cardinaux.
Son profil arc-bouté, devenu iconique, est désormais reproduit sur le blason de la ville. Les ouvrages aux formes triangulaires de Mosfellskirkja et de Stóra Dalskirkja, de Ragnar Emilsson, s’inspirent quant à eux des maisons traditionnelles en tourbe, à la toiture en forte pente et couvertes de terre. Près de Reykjavík, Mosfellskirkja s’élève sur le terrain d’une ferme où a vécu, enfant, Halldór Laxness (1902-1998), le Prix Nobel de littérature 1955.
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L’édifice en béton de Ragnar Emilsson, construit en 1965, se compose d’un toit penché et de fenêtres placées juste sous l’avant-toit, avec une tour sur la partie ouest. Non loin des chutes d’eau de Gljúfrabúi, le clocher de Stóra Dalskirkja, surmonté d’une croix, se détache de la structure principale, dont les lignes ultra-graphiques se découpent sur les monts Helluhnukur et Dagmalafjall.
À plus de 300 km de là, à l’extrême ouest de la péninsule de Snæfellsnes, Hákon Hertervig (1932-2001) a bâti son sanctuaire sur les hauteurs du petit port de pêche d’Ólafsvík. Édifiée en 1967 et tournée vers la mer, Ólafsvíkurkirkja et ses formes triangulaires démultipliées rappellent également les habitations en tourbe, ainsi que les burstabær, ces séries de maisons reliées par leur gâble qui apparaissent au début des années 1800. Autres symboles de l’architecture liturgique islandaise moderne, les montagnes volcaniques et les glaciers offrent une source d’inspiration constante pour les bâtisseurs.
Posées sur la colline de Valhúsahæð dans le petit diocèse de Seltjarnarnesbær, les formes géométriques de Seltjarnarneskirkja, des architectes Hörður Björnsson (1920-2001) et Hörður Harðarson (1949), rappellent la silhouette du Snæfellsjökull – glacier dont l’écrivain Jules Verne s’inspira pour son roman Voyage au centre de la Terre.
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Face à la baie de Maðkavík, les courbes du clocher de Stykkishólmskirkja, de Jon Haraldsson (1930-1989), imitent un glacier de manière plus dramatique, comme surgi d’un sol enneigé. Plus récente, Blönduóskirkja est une proposition brutaliste de Dr. Maggi Jónsson inspirée par le cratère d’un volcan.
Indissociable de l’histoire de l’Islande, la construction des églises modernes a donné naissance à une terminologie monothéiste portée par les innovations techniques du XXe siècle et aux perspectives marquées par l’héritage animiste de l’île. Contrairement aux violentes croisades du Vieux Continent, la christianisation relativement pacifique du pays aura permis aux traditions nordiques d’être incluses dans l’élaboration d’une identité nationale, offrant aux architectes le soin de créer un langage hybride toujours d’actualité.
*Sources : Église évangélique luthérienne d’Islande et Banque mondiale. En France, on compte 42 258 églises et chapelles pour 67,75 millions d’habitants, soit un édifice religieux pour 1 600 habitants. Source : rapport de la Conférence des évêques de France (2016).
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