La légende voudrait que le premier déambulateur soit né dans les années 1970 en Suède, l’une des grandes patries du design. Si cet outil paramédical a pu aider nombre de personnes dépendantes et/ou âgées, il est loin d’être un bijou d’esthétisme. Une constatation que l’on peut appliquer sans peine à la majorité des accessoires qui accompagnent le grand âge et aident à vivre sereinement ses années seniors. Mais alors, le design aurait-il déserté l’EHPAD ?
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L’EHPAD, prochain terrain de jeu des designers ?
L’EHPAD, c’est justement l’univers qu’a souhaité investir le Mobilier National. Après avoir œuvré à la conception de la chaise Orria de Patrick Jouin et Alki pour le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France, ou encore à celle de la borne France Service pensée par le designer Piergil Fourquié, les maisons de retraite sont aujourd’hui dans l’objectif du garde meuble de la République.
L’objectif ? Trouver une solution innovante et ergonomique pour la distribution de médicaments. Celle-ci prend la forme d’un chariot, dessiné par Amélie Freyche, lauréate de l’appel à projet, baptisée “L’heure du soin”. “Pour ce projet, j’ai observé avec minutie les habitudes. La forme globale est venue très tôt, affinée sur la trame : tout pour le corps des soignant.es et pour la vision des résident.es.” Actuellement en phase de prototypage au sein de l’Atelier de Recherche et de Création du Mobilier national, 500 premiers chariots devraient être fabriqués lors du deuxième semestre 2025.
Pendant ce temps, de l’autre côté des Alpes, la créatrice suisse Sarah Hossli a elle aussi exprimé son souci des anciens à travers le fauteuil “Lotte”, produit et distribué par l’entreprise helvète Girsberger AG. Pour un projet ultérieur, la designeuse avait décortiqué la vie de personnes âgées dans plusieurs maisons de retraite. Elle avait alors remarqué que les résidents avaient de vraies difficultés à s’asseoir et à se lever d’une chaise, sans aide, ce qui “limitait leur liberté dans leur quotidien”.
En concevant un fauteuil aux accoudoirs allongés, qui contournent le dossier comme une rampe, Sarah Hossli permet aux séniors de gagner en indépendance. Une réalisation honorée par plusieurs prix dont le Prix Suisse du Design en 2021, le Dezeen Award dans la catégorie “Seating” en 2022 et un German Design Award en 2023. Des récompenses méritées, puisque l’assise n’affiche pas une silhouette purement “médicale”, mais des lignes qui se fondent aisément au milieu d’un salon. Car si « la forme suit la fonction », celle-ci ne devrait cependant pas être dénuée de toute perspective esthétique.
Sortir du mobilier gériatrique
Ce constat est partagé par Remsen, marque basée à Brooklyn. Ses fondateurs, les architectes Sam Zeif et Spencer Fried passés chez Herzog & de Meuron et Post Company, ont l’ambition de “répondre aux besoins d’une population vieillissante tout en améliorant leur vie quotidienne grâce à des articles pour la maison inclusifs et magnifiquement conçus”.
Concrètement, les deux designers ont redessiné des objets dont nous avons tous besoin à mesure que nous vieillissons, “en les repensant comme des articles de luxe pour la maison. Pendant trop longtemps, si vous n’étiez ni jeune ni valide, vos besoins étaient traités à travers un prisme médical. Jusqu’à présent, ces accessoires ont été conçus uniquement pour apaiser les maladies et les produits actuellement disponibles sont loin d’être à la hauteur. Remsen considère les gens tels qu’ils sont et veulent être, et non comme des patients.”
Parmi les premiers objets édités, on trouve un pilulier et une barre d’appui. Le premier est une boîte circulaire faite d’aluminium et de miroir. Le second, en nickel poli strié et en acier inoxydable, s’intègre quant à lui sans peine dans une salle de bain contemporaine – et pourrait même passer pour un sèche serviette élégant. D’autres pièces en tous genres devraient bientôt compléter la collection : une chaise de douche, un tour de clé, un jeu de cartes à jouer, un porte-cartes ou encore une canne.
Si aujourd’hui, la canne est synonyme de grand âge, il n’en a pas toujours été ainsi. Selon Keiji Takeuchi, designer et commissaire de l’exposition “Walking Sticks & Canes” qui se tenait à la Triennale de Milan du 16 au 21 avril dernier, « la cane a évolué avec le temps, au rythme des changements sociaux et des évolutions culturelles, prenant naturellement des objectifs et des significations différents. À un moment donné, elle est devenu un symbole de pouvoir, d’autorité ou encore de statut religieux, puis une icône de mode et de richesse.
Aujourd’hui, on l’associe généralement aux personnes âgées, qui ont tendance à être considérées avec pitié. Cependant, certains ont trouvé des moyens nouveaux et fascinants d’exprimer leur personnalité et leur histoire à travers leurs cannes, ce qui en fait une source de plaisir et de fierté.” À cette occasion 18 designers internationaux dont Jasper Morrison, Pierre Charpin, Cecilie Manz et Julie Richoz ont été conviés à concevoir leur canne idéale.
Un univers à réinventer autour des seniors
Ainsi, celle pensée par Julie Richoz est faite d’un tube de métal, ornée d’une fleur et d’un lien de cuir, tandis que celle de Jasper Morrison, minimale, est constituée de deux sections de bambous. Une initiative poétique qui permet de poser un autre regard sur cet univers ne demandant qu’à être réinventé. Cette réinvention passe par une nouvelle esthétique mais aussi par la conquête de nouveaux territoires, que l’on pense exclus intuitivement – à tort – du monde des seniors.
Ainsi, Dmytro Nikiforchuk a exploré pour son projet de fin d’étude, à travers sa ligne d’objets “Dotyk” (qui signifie « toucher » en Polonais), le domaine souvent tabou du sexe chez les seniors. Pour mener à bien son projet, le jeune créatif s’est appuyé sur une étude sociologique portant sur l’analyse des mots érotiques utilisés par les personnes âgées.
Basé en Pologne, le designer a développé quatre outils autour des sens, dont le but est de stimuler les amants lors des préliminaires. L’un permet d’écouter le cœur de son partenaire, un autre de jouer avec le toucher, un autre encore, grâce à un jeu de diapositives, de souligner les parties du corps de l’autre.
Interrogé sur les raisons qui l’ont motivé à travailler cette thématique, Dmytro Nikiforchuk explique : “L’idée est née afin de briser le stéréotypes selon lequel les personnes âgées ne sont pas acceptées dans la société. Le mythe des “consommateurs pertinents” qui joue un rôle important dans la discrimination. Traditionnellement, sont prises en compte les personnes de 14 à 49 ans, excluant de facto les plus de 50 ans.
Cette discrimination à l’égard des personnes âgées est propre à l’Occident qui, puisqu’elles sont sorties du du marché du travail, semblent constituer un fardeau financier en opposition aux jeunes qui représentent un investissement pour l’avenir.” Si le design ne peut pas rectifier à lui seul ces différences de traitement, il est évident qu’il peut contribuer, à son échelle, à redessiner le monde en le rendant plus inclusif.
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