Goodfellas, film de Martin Scorsese (1990), How Soon Is Now ?, tube culte du groupe new wave The Smiths (1984), Thank You for Sending Me an Angel, morceaux des Talkings Heads (1977), Beowulf, poème épique britannique… Les noms attribués par Dedar à ses dernières créations invitent au décryptage. L’occasion de s’entretenir avec Raffaele Fabrizio, directeur artistique et copropriétaire de la marque de tissus d’ameublement, qui lève le voile sur la genèse de la collection 2025.
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Chez Dedar, inspirations multiples
IDEAT : Comment travaillez-vous pour créer les collections ?
Raffaele Fabrizio : Cela débute en général d’une fascination. Le tissu peut raconter de fabuleuses histoires, avec parfois un point de départ très personnel. Au-delà de la référence au film de Martin Scorsese, Goodfellas est par exemple un clin d’œil à mon enfance. Petit, j’étais plutôt calme et je fuyais les conflits, alors que secrètement je rêvais d’être un dur à cuire ! En préparant la nouvelle collection, je me suis penché sur les relations humaines. Ce désir profond a alors refait surface, car au final, la boxe n’est pas juste un combat, c’est un rapport à l’autre. Parfois on frappe, parfois on est celui qui porte les coups. C’est parti de là.
IDEAT : Le graphisme rappelle l’esthétique futuriste, un mouvement artistique du début du siècle dernier que vous affectionnez particulièrement. Comment êtes-vous passé du concept au design du motif ?
Raffaele Fabrizio : Umberto Boccioni et les constructivistes russes, qui se sont intéressés aux moyens de représenter la vitesse et le mouvement, nous ont paru appropriés. Le velours jacquard, très résistant et composé de coton et de lin, s’est également imposé, car il est pratique et porte aussi cette dualité.

IDEAT : A Love Supreme dégage la même sensation d’énergie saccadée. Les micros-brûlures qui brunissent le tissu apportent une profondeur et une texture assez inattendues. Quelles ont été vos inspirations ?
Raffaele Fabrizio : La technique est tirée des œuvres d’Alberto Burri, un artiste qui utilise la brûlure comme médium. La stylisation des mains représente le sentiment de liberté et de vitalité du jazz. L’idée était d’évoquer les syncopes [déplacement de l’accent normal d’un temps fort à un temps faible en jazz, Ndlr] de John Coltrane, et de son célèbre titre A Love Supreme. La question était “comment peut-on représenter le son ?”.
IDEAT : Vous proposez également Ichi-go Ichi-e, une extension du revêtement mural Za dont le geste et la blancheur symbolisent un doux murmure. En déclinant le modèle en bleu cobalt, toute la portée émotionnelle du tissu semble modifiée. Comment avez-vous choisi cette couleur ?
Raffaele Fabrizio : Nous voulions étendre la gamme de Za en proposant une version plus intense. « Ichi-go Ichi-e » est un cri de bataille japonais. Il nous fallait un pigment capable d’incarner cette force. Le bleu cobalt possède ces qualités uniques que l’on trouve dans les travaux d’Yves Klein mais aussi d’Anish Kapoor. Il y a quelques autres artistes capables de vous englober d’une vibration colorée, nous voulions tendre vers cela.

IDEAT : Vous pensez aux installations Ganzfelds de James Turrell ?
Raffaele Fabrizio : Oui voilà ! Klein comme Turrell vous transportent dans des mondes immersifs d’une puissance inouïe. La couleur a le pouvoir de transmettre des émotions fortes, que le support soit une installation artistique ou un morceau de tissu. La difficulté reste ensuite d’être capable de trouver comment concrétiser le concept !
IDEAT : Lorsque vous avez une idée en tête, savez-vous déjà quelles techniques vont vous permettre de la réaliser ?
Raffaele Fabrizio : La plupart du temps, les tests et les erreurs nous guident vers la voie la plus efficace pour communiquer une intention. Cela veut dire qu’il faut parfois tout recommencer. Ichi-go Ichi-e n’a pas été une mince affaire… Avant ça, Dalie Papaveri Tulipani, inspiré du revers des lampas du XVIIe siècle, a requis des mois de recherches. L’endroit de ces tissus est tellement détaillé et minutieux, il est difficile d’imaginer un envers visuellement aussi chaotique. Révéler le verso était aussi une forme d’hommage au travail des artisans. La difficulté était de traduire cette idée tout en proposant quelque chose de viable pour les décorateurs. L’idée reste quand même de leur faire des propositions utiles !
« Nos collections racontent des histoires«
IDEAT : Comment cela se traduit-il dans les collections de Dedar ?
Raffaele Fabrizio : Nous proposons des tissus qui travaillent ensemble, et d’autres aux effets versatiles, dont on peut adapter les effets. A Love Supreme a été créé comme extension du tissu Aplomb, en satin de laine. Son aspect évolue en fonction de la lumière qui passe à travers, car le motif se dessine à contre-jour. Cela permet de créer des jeux de drapés intéressants, voire changeants au sein d’une même journée. Nos collections racontent des histoires, mais il n’est pas nécessaire de s’y intéresser pour pouvoir les utiliser.
IDEAT : Les broderies en point plein en lin de How soon is now?, bien qu’abstraites, ressemblent à des symboles qu’il faut décoder. Que cachent-elles ?
Raffaele Fabrizio : Je suis parti du travail de Lucio Fontana, que j’aime beaucoup. Ses déchirures parlent de cosmogonie, de mystère et de la magie de l’univers.

IDEAT : Fontana s’intéresse aussi à la matérialité. En déchirant la toile, il rappelle que la peinture est un objet physique porteur d’une charge presque palpable, au même titre qu’une sculpture par exemple. Pensez-vous que les tissus puissent offrir une émotion équivalente à celle d’une œuvre d’art ?
Raffaele Fabrizio : Absolument. Les tissus sont un mode d’expression au même titre que l’architecture, les arts visuels ou encore la littérature. Le motif Metamoto évoque un graphisme architectural qui mêle les disciplines.
IDEAT : On en revient à l’idée de « Gesamtkunstwerk« , l’œuvre d’art totale prônée par le Bauhaus, et où l’art de vivre tient une place prépondérante. Ils avaient trouvé la solution idéale ?
Raffaele Fabrizio : Ils avaient compris que les architectes d’intérieur font partie d’un écosystème, même si je trouve que le monde de la décoration est souvent en retard sur les libertés créatrices prises par celui de l’art. Nous partageons la même culture, les mêmes références… De ce point de vue là, il n’y a pas grand intérêt pour nous à produire la même chose qu’il y a cent ou deux cents ans. À travers nos recherches, nous voulons exprimer le sentiment de vivre aujourd’hui, dans le moment présent. La décoration est une affaire de temporalité.

IDEAT : Comment trouvez-vous l’équilibre entre votre processus créatif et les tendances du moment ?
Raffaele Fabrizio : Les tendances ne m’intéressent pas vraiment, car je me laisse avant tout guider par des émotions. Tous les ans, je prends des risques et on avise au fur et à mesure du bien-fondé de la démarche.
IDEAT : Il se dégage pourtant des thèmes d’une année à l’autre, comme ces idées de tension ou de geste pictural, récurrentes dans la collection 2025.
Raffaele Fabrizio : Si je ne cherche pas à lier les idées entre elles, il y a souvent un tout cohérent, auquel je n’ai pas réfléchi de manière consciente. Cette sensibilité commune est le résultat d’un travail d’équipe. Les collaborateurs ont chacun leur domaine de spécialité et ils suivent le développement des projets pour les porter vers une vision d’ensemble. Une fois que nos collections sont rendues publiques, les designers peuvent s’approprier nos travaux pour inventer de nouveaux mondes, à travers leurs projets. Leurs histoires peuvent être totalement différentes de notre narration de départ. C’est le plus grand compliment que l’on puisse nous faire.
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