Cinecittà : à Rome, un Hollywood à l’italienne

Son nom est aussi connu que celui de Hollywood. Cinecittà, la ville du cinéma, continue de créer des rêves et des images. On entre aujourd’hui dans ce joyau presque centenaire par l’entrée des touristes à défaut de celle des artistes. Les vrais amoureux de cinéma pousseront jusqu’à sa cousine lointaine, Cinecittà World.

Raconter Cinecittà, c’est remonter le temps à travers l’histoire de l’Italie, passer du noir et blanc à la couleur. C’est aussi toucher un mythe, longtemps synonyme de glamour et de dolce vita. Plus de 3 000 films y furent tournés dont plus de 90 nominés aux Oscars et 51 récompensés. Fabrique de rêves, elle a forgé l’identité italienne et l’a fait rayonner dans le monde entier. Pourtant, ses débuts sont liés aux heures sombres du pays. Car Benito Mussolini comprend très vite le pouvoir des images, outil idéal de propagande.


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Le Broadway des années 20 pour le film Gangs of New York (Martin Scorsese, 2002) imaginé par le décorateur Dante Ferretti.
Le Broadway des années 20 pour le film Gangs of New York (Martin Scorsese, 2002) imaginé par le décorateur Dante Ferretti. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

En 1937, il inaugure les studios de Cinecittà dont l’ambition est de concurrencer Hollywood : 73 bâtiments, 21 plateaux de tournage équipés des dernières technologies, 75 kilomètres de rues, 2 bassins pour les prises marines et des hectares de jardins… À la réalisation, l’architecte Gino Peressutti et ses lignes épurées, fonctionnelles et rationalistes. Le chantier nécessite plus de 1 500 ouvriers et dure 475 jours, un exploit. « La cinématographie est l’arme la plus forte », slogan du régime fasciste (emprunté à Lénine), est placé au fronton du bâtiment en grandes lettres blanches.

Dans son excellent documentaire Cinecittà, de Mussolini à La Dolce Vita (2021, Temps noir), Emmanuelle Nobécourt raconte comment les studios sont liés, dès leurs débuts, au pouvoir. En 1938, Mussolini impose le contrôle exclusif des films étrangers importés, verrouillant ainsi les idées contestataires et boostant la production nationale. L’italien, devenu obligatoire sur la toile, balaie la trentaine de dialectes parlés dans le pays. La censure sévit.

À Cinecittà World, le parc d’attractions consacré au cinéma et à la télévision, les anciens décors servent de cadre à la déambulation des visiteurs.
À Cinecittà World, le parc d’attractions consacré au cinéma et à la télévision, les anciens décors servent de cadre à la déambulation des visiteurs. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

Scipion l’Africain (1937), le premier film de propagande sorti des studios, est pourtant un flop en salle. Le dictateur, qui vient d’envahir l’Éthiopie, se voit comme le général romain qui s’empare de Carthage. Mais les Italiens, eux, préfèrent rêver devant les films légers des Telefoni bianchi (« téléphones blancs », symbole de la bourgeoisie et d’une nouvelle modernité, loin de la réalité), qui désignent une période d’euphorie entre 1937 et 1941.

Durant la Seconde Guerre mondiale et après, un nouveau genre de cinéma apparaît, le néoréalisme. Rossellini, De Sica, De Santis, Visconti… y montrent avec lucidité la vie sociale. En même temps, les fonds américains commencent à inonder les plateaux. Les productions sont vertigineuses. Ben-Hur (1959), par exemple : 400 acteurs, 10 000 figurants, 75 chevaux pour les courses de chars… Cinecittà devient Hollywood-sur-Tibre. Le glamour et les scandales s’emparent des studios où les grandes stars défilent.

Cinecittà et Cinecittà World sont deux sociétés distinctes depuis 2017. Ici, l’entrée de Cinecittà World reproduit en blanc et gris la façade originale de la cité du cinéma. Au loin, la bouche du dieu Moloch, une reproduction inspirée du film Cabiria (1914) dont les noms des héros, Cabiria et Maciste, auraient été inventés par le poète Gabriele D’Annunzio, également auteur des intertitres du film muet.
Cinecittà et Cinecittà World sont deux sociétés distinctes depuis 2017. Ici, l’entrée de Cinecittà World reproduit en blanc et gris la façade originale de la cité du cinéma. Au loin, la bouche du dieu Moloch, une reproduction inspirée du film Cabiria (1914) dont les noms des héros, Cabiria et Maciste, auraient été inventés par le poète Gabriele D’Annunzio, également auteur des intertitres du film muet. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

Les Américains embrassent la dolce vita, loin du maccarthysme qui sévit aux États-Unis. On tourne des péplums, des comédies romantiques, des westerns, des histoires d’espionnage, des films d’horreur, de la science-fiction… Cinecittà est aussi devenue la seconde maison de Fellini, qui occupe principalement le studio « Teatro 5 », l’un des plus grands d’Europe. Pour La Dolce Vita (1960), il reconstitue entièrement la fameuse Via Veneto, la pente en moins.

Cet âge d’or dure jusqu’à la fin des années 70, quand l’arrivée de la télévision marque un tournant, s’invitant dans les salons avec ses quiz et ses shows de variétés. La production de films est en chute libre et la privatisation des studios n’arrange rien, au contraire. Pour contrer un projet hôtelier, l’État finit par racheter le complexe en 2017, après vingt ans de gestion privée. Le patrimoine culturel national est sauvé.


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Une exposition un brin poussiéreuse présente des pièces de décor parfois uniques datant de 1937. Tout est mélangé: de Gladiator à Oceans Eleven en passant par Cléopâtre et Quo Vadis. D’autres statues attendent un nouveau sort.
Une exposition un brin poussiéreuse présente des pièces de décor parfois uniques datant de 1937. Tout est mélangé: de Gladiator à Oceans Eleven en passant par Cléopâtre et Quo Vadis. D’autres statues attendent un nouveau sort. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

De l’autre côté du miroir 

Et maintenant ? « En 2022, Cinecittà a accueilli plus de films que de séries, mais en 2023, c’est l’inverse », précise Nicola Maccanico. Dans son bureau, sous le portrait géant de Batman se tenant derrière une caméra, le directeur général de la cité du cinéma semble confiant. « En 2022, les activités industrielles de Cinecittà enregistraient un chiffre d’affaires de 39 millions d’euros, contre 16 millions en 2021. »

Plusieurs facteurs expliquent ce changement, notamment la pleine occupation des espaces (plus de 75 % contre 31 % les années précédentes) et la forte augmentation des commandes au département artistique de constructions scéniques, mais, surtout, une dotation du fonds de relance européen qui leur a accordé un budget de 260 millions d’euros. « Nous allons construire cinq nouveaux plateaux et en rénover quatre. D’ici 2026, nous aurons 24 plateaux adaptés aux besoins actuels », poursuit l’homme. Sans compter la création d’une piscine pour les tournages sous-marins, un écran vert et des panneaux à LED pour les décors en réalité virtuelle… De grands moyens donc pour s’adapter et refaire de Cinecittà un pôle européen de production audiovisuelle.

Parmi les différents parcours de visite que propose Cinecittà, l’exposition « Show Off » se découvre au musée italien de l’Audiovisuel et du Cinéma (MIAC), actuellement fermé pour travaux.
Parmi les différents parcours de visite que propose Cinecittà, l’exposition « Show Off » se découvre au musée italien de l’Audiovisuel et du Cinéma (MIAC), actuellement fermé pour travaux. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

En attendant, le site, qui a ouvert ses portes aux touristes en 2011, ne dévoile qu’une infime partie de son mythe, à travers quatre parcours, notamment « Felliniana – Ferretti rêve Fellini », « Ça tourne à Cinecittà (1943-1990) » et « Backstage – Un parcours didactique pour Cinecittà ». Et cet été rouvrira, après rénovation, le musée italien de l’Audiovisuel et du Cinéma (MIAC). Derrière les façades délavées par le soleil se dressent de vieux échafaudages en équilibre. Tout est faux, irréel. Un pied de géant gît dans la pelouse près d’un amphithéâtre trop blanc.

Les autres décors restent invisibles pour cause de tournage. Discrétion absolue ! On nous cite malgré tout Book Club : The Next Chapter (avec Diane Keaton et Jane Fonda, 2023) ou la série M., l’enfant du siècle (avec Luca Marinelli, 2022). Habemus Papam (2011), The Two Popes (2019), The Young Pope (2016) et The New Pope (2020), quatre films pour le grand et le petit écran, ont nécessité quant à eux rien moins que la reconstruction du Vatican ! Quant à Conclave, d’Edward Berger, il est en cours de postproduction. 

Le décorateur Dante Ferretti, multi-primé, a installé son atelier à Cinecittà dans les années 80. En collaboration avec les studios, il a décoré trois lieux en hommage à Fellini dont un cinéma, une reproduction du Fulgor, à Rimini, qu’il a redessiné. Fellini y avait vu ses premiers films.
Le décorateur Dante Ferretti, multi-primé, a installé son atelier à Cinecittà dans les années 80. En collaboration avec les studios, il a décoré trois lieux en hommage à Fellini dont un cinéma, une reproduction du Fulgor, à Rimini, qu’il a redessiné. Fellini y avait vu ses premiers films. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

Il est 13 heures. La « ville » se remplit peu à peu. À l’ombre des pins, des chiens tirent leurs maîtres, la laisse d’une main, le portable de l’autre. Ils croisent des chats à l’insolente liberté. À la cafétéria du personnel, la queue est déjà longue – Cinecittà emploie près de 300 personnes, sans compter les employés externes des tournages faisant parfois grimper le nombre à 1 500. C’est bien une ville dans la ville, avec tous ses métiers. Lesquels s’apprennent ici même, de l’autre côté de la route.

« Le Centro Sperimentale di Cinematografia a été créé en 1935. C’est l’une des plus vieilles écoles de cinéma en Europe. Elle a donné les plus grands talents de l’industrie, souligne la directrice des lieux, Marta Donzelli. On y forme des acteurs et des costumiers, des set designers et des techniciens… Les étudiants ont donc la possibilité de travailler en équipe pour réaliser des courts-métrages. »


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À Cinecittà World, une rue de New York reconstituée.
À Cinecittà World, une rue de New York reconstituée. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

Cette année, elle compte seulement 174 étudiants – faute de troisième année pour cause de Covid. Dans les couloirs, l’émulation est palpable. Peut-être parce que les murs sont couverts des photos de prestigieux prédécesseurs et de personnalités passées par ici… Lorenzo d’Amico De Carvalho pourrait nous en parler des heures. Réalisateur, il est presque né dans cette école ; sa mère en fut la directrice pendant plus de trente ans. « Cette école a toujours été tenue par des libres-penseurs. C’était une enclave dans les pires moments de l’histoire de l’Italie », dit-il. En pleine censure, les élèves arrivaient, dit-on, à voir certains films interdits. 

Bien loin de là, à l’autre bout de Rome, il existe pourtant une autre Cinecittà : Cinecittà World. Cherchant de nouveaux débouchés, la cité du cinéma ouvre en 2014, à Dinocittà – où sont regroupés les anciens studios du producteur Dino De Laurentiis –, ce parc d’attractions (conçu par Dante Ferretti, décorateur multi-oscarisé et collaborateur de Pasolini et de Fellini) sur la thématique du cinéma et de la télévision ; c’est là que furent tournés Guerre et Paix (1956, avec Audrey Hepburn) et Barabbas (1961, avec Anthony Quinn). Pendant la pause hivernale, les lieux sont fantomatiques. Tout est vide, le temps semble suspendu et il y flotte une certaine magie.

Le nouveau bâtiment du Centro Sperimentale di Cinematografia date de 2010 et abrite des photos historiques des plus grands réalisateurs et acteurs.
Le nouveau bâtiment du Centro Sperimentale di Cinematografia date de 2010 et abrite des photos historiques des plus grands réalisateurs et acteurs. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

À « Broadway », nous sommes télétransportés dans les années 20. « C’est le décor de Gangs of New York (2002), de Martin Scorsese, précise Stefano Cigarini, l’enjoué et dynamique directeur général de Cinecittà World, qui nous fait cheminer de décor en décor. Il est construit à échelle 1 et “en dur”, à l’inverse de Cinecittà où les décors sont éphémères, hormis quelques exceptions. Ici ce sont de vrais bâtiments. Entrez donc ! »

À l’intérieur, il y a foule : des bustes en veux-tu en voilà, des vénus en carton-pâte scrutant le palanquin du film Cléopâtre, dont le rôle de la reine égyptienne fut incarné en 1963 par Elizabeth Taylor sous la direction de Joseph L. Mankiewicz, l’un des tournages les plus coûteux de l’âge d’or de Cinecittà ! Plus loin surgit l’intérieur du sous-marin du film U-571 (2000), construit à taille réelle pour provoquer un sentiment de claustrophobie chez les acteurs. Dans le parc voisin, « Roma World », une grosse production est à l’œuvre.

Une exposition un brin poussiéreuse présente des pièces de décor parfois uniques datant de 1937. Tout est mélangé: de Gladiator à Oceans Eleven en passant par Cléopâtre et Quo Vadis. D’autres statues attendent un nouveau sort.
Une exposition un brin poussiéreuse présente des pièces de décor parfois uniques datant de 1937. Tout est mélangé: de Gladiator à Oceans Eleven en passant par Cléopâtre et Quo Vadis. D’autres statues attendent un nouveau sort. Anne-Emmanuelle Thion pour IDEAT

Chut ! Car Cinecittà World ne se contente pas de distraire les promeneurs ; les lieux continuent d’accueillir des tournages. « Certains, pour la plupart italiens, se déroulent même au milieu des visiteurs qui, s’ils le souhaitent, peuvent jouer les figurants. Qui ne rêve pas d’avoir ses 15 minutes de gloire ? Ils sont alors costumés et, très vite, se prennent au jeu. On en a vu devenir des acteurs professionnels. Quant aux productions, cela leur permet de faire des économies sur les frais de figuration », raconte le responsable.

Arrivés dans la partie Far West, les maisons en bois abritent un incontournable saloon. Toujours personne en vue. Seul le vent qui siffle comme dans Le Bon, la Brute et le Truand (1966) ou Il était une fois dans l’Ouest (1968), de Sergio Leone. Mais, ce jour-là, le chant des oiseaux a remplacé la musique d’Ennio Morricone.


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