Décédé en février dernier, le designer finlandais Yrjö Kukkapuro possédait toujours son étonnante maison-studio, conçue en 1968 avec son épouse Irmeli, un ami ingénieur et trois charpentiers locaux. Ce bijou postmoderniste n’a rien perdu de son audace expérimentale et incarne la manière de travailler et de vivre de son créateur.
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Anatomie d’un ovni nordique
À l’ouest d’Helsinki, Kauniainen est la plus petite municipalité de Finlande, où de nombreuses belles villas se nichent dans la nature. Yrjö Kukkapuro (1933-2025) et son épouse Irmeli (1934-2022) s’y installent en 1968, douze ans après s’être rencontrés pendant leurs études à l’Institut des arts industriels d’Helsinki. De cette pépinière de noms célèbres du design finlandais, Irmeli est diplômée en art et en graphisme et Yrjö, élève de l’illustre Ilmarii Tapiovaara, en design.

Depuis 1966, la notoriété de ce dernier ne cesse de grandir grâce à son fauteuil Karuselli plébiscité par Gio Ponti, qui l’a publié en couverture du prestigieux magazine italien Domus. Cette même année, le jeune prodige reçoit le prix Lunning, décerné aux designers nordiques. Une récompense qui lui permet de faire un grand voyage et de construire sa maison sur le terrain offert par son beau-père en cadeau de mariage.
Le couple travaillant à domicile recherche un cadre adapté à son mode de vie et se révèle disruptif. Yrjö est coutumier du fait. L’idée de son fauteuil Karuselli, créé en 1964 et édité par Artek depuis 1974, est née à la suite d’une chute dans une congère. Étonné par le confort de cette position assise dans la neige, le designer réalise une empreinte en plâtre de son corps avant de mettre au point le prototype du siège. Ce procédé va même l’inspirer pour concevoir sa maison.
Dès 1967, il fait appel à son ami ingénieur Eero Paloheimo. Et envisage de réaliser un toit de trois centimètres d’épaisseur en fibre de verre – sa matière de prédilection –, à la forme triangulaire, moins coûteuse et techniquement moins risquée. Le projet s’avère trop complexe.

La demeure, ouverte des deux côtés, se remarque aujourd’hui par sa toiture en béton armé autoportant, à l’aspect évoquant, au choix, une voile gonflée ou une raie manta. Cette habitation postmoderniste repose au sol sur seulement trois points d’ancrage. Entre parabole et hyperbole, son schéma a été calculé sur ordinateur à l’Université technologique d’Helsinki, une première pour l’époque.
L’ensemble se moque de l’angle droit. Si le coffrage en bois du toit conçu par trois charpentiers locaux a été construit en deux semaines, une journée a suffi pour y couler 28 tonnes de béton.Il a été ensuite isolé, sur la partie externe, avec du feutre recouvert de bitume et, sur la partie interne, avec une mousse polyuréthane pulvérisée.

Si le projet a d’abord été mal vu par le voisinage, il a résisté aussi bien aux critiques qu’au temps qui passe… Même après leur déménagement en 1993 pour s’installer dans les environs, Irmeli et Yrjö Kukkapuro n’ont pas eu à refaire la toiture du studio où ils ont continué à travailler.
Une maison-musée ? Plutôt un atelier vivant en perpétuelle mutation
La réussite est d’autant plus évidente que l’intérieur reste vivant. Le visiteur évolue dans une pièce de 200 m2 où tous les espaces de vie sont réunis, du bureau au séjour. Pas une seule cloison, même pour isoler la chambre des parents. Une vraie grotte du postmodernisme. Ida, l’enfant du couple, a grandi dans un décor d’atelier créatif.

À l’école, elle était celle qui habitait la plus extraordinaire des maisons. Adolescente, elle a demandé à disposer de plus d’intimité. Ses parents lui ont créé un endroit séparé par une cloison, qu’ils ont enlevée dès qu’Ida a quitté le domicile. La salle de bains a été installée dans deux cylindres en fibre de verre. Les seuls lieux clos !
Désormais, la maison de Yrjö Kukkapuro n’est plus que le siège du studio, animé par sa fille, sa petite-fille et son gendre, qui veillent sur les rééditions et les archives. Des visites sont occasionnellement organisées, car cette maison d’une vie pourrait être bientôt une maison-musée. Une gageure au vu de la pièce unique où le regard se promène sur une forêt de chaises, des Moderno des années 1950 aux Experiment des années 1980 en passant par les Karuselli des années 1960, toutes conçues par le designer.

Se dégage une ambiance entre musée de l’assise et atelier décontracté, éclairée par la lumière des baies vitrées qui donnent sur le jardin. Du matériel, des outils, des créations, des plans, des dessins, des livres et des œuvres d’art mélangés à des objets personnels ou simplement inspirants prodiguent convivialité et couleur.
Assis dans un fauteuil Karuselli – qualifié par le quotidien The New York Times comme « le plus confortable au monde » –, on peut ainsi voyager dans l’univers d’Yrjö, soit plus de soixante ans de production. « Vous voyez un beau morceau de métal ou de contreplaqué, et votre œil commence à développer des choses à partir de lui », nous disait le designer qui, lui-même, a toujours privilégié la spontanéité et l’intuition.

Sa femme, artiste peintre, l’a inspiré également dans le choix des couleurs. Pas de cloisons entre eux non plus. Ils ont vécu et travaillé ensemble dans ce lieu devenu une icône de l’architecture qui, selon leur fille, « a été aussi pensé pour être un espace de création ».
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