À São Paulo, jungle de l’architecture moderniste

Difficile de trouver une ville incarnant mieux la formule « urban spirit » que São Paulo ! La plus grande métropole d’Amérique du Sud vit, en effet, au rythme des contrastes urbains : jungle de béton et végétation luxuriante, dynamisme entrepreneurial et extrême pauvreté, nombre record d’héliports et embouteillages permanents. Ultra-cosmopolite et plus épicurienne qu’elle n’en a l’air, la capitale économique du Brésil fait aujourd’hui terriblement rêver, entre effervescence artistique, scène culinaire enthousiasmante et concentration inégalée d’architecture moderniste tropicale.

São Paulo est loin d’avoir la beauté renversante de Rio, ce paysage de carte postale qui surgit spontanément à l’esprit lorsque la perspective d’un voyage au Brésil se dessine. Il est d’ailleurs rare que le coup de foudre soit immédiat, comme le confessait si bien en musique Caetano Veloso dans sa chanson Sampa (diminutif de São Paulo, NDLR). Mais le fait que la capitale économique du plus vaste pays d’Amérique du Sud ne soit justement pas un spot touristique trahit un niveau de vie pour certains synonyme de luxe absolu en 2023.


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Sur la terrasse du nouveau studio Campana, la cloche est à la fois un clin d’œil au patronyme des deux frères designers et un objet attestant du regard plus spirituel que Humberto pose aujourd’hui naturellement autour de lui. Au premier plan, une table en briques ajourées, ou cobogós, en forme de mains tendues, conçues en réponse au désastre de la coulée de boues toxiques dans le Minas Gerais, en 2015.
Sur la terrasse du nouveau studio Campana, la cloche est à la fois un clin d’œil au patronyme des deux frères designers et un objet attestant du regard plus spirituel que Humberto pose aujourd’hui naturellement autour de lui. Au premier plan, une table en briques ajourées, ou cobogós, en forme de mains tendues, conçues en réponse au désastre de la coulée de boues toxiques dans le Minas Gerais, en 2015. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Aucune ville au monde n’offre, comme elle – malgré son apparence de jungle urbaine anarchique –, aux amoureux d’architecture et de design une telle concentration de pépites modernistes et brutalistes, notamment dans les quartiers du Centro, de Higienópolis et de Jardins. Les galeries de design vintage Herança Cultural ou Apartamento 61 sont si pointues que nombre de musées pourraient les jalouser.

La marque de mobilier brésilien Etel, avec ses rééditions parfaitement certifiées – dernière en date, la chaise lounge Alta d’Oscar Niemeyer –, son soutien à la création contemporaine et l’ouverture au public de la Casa Zalszupin, qui promeut la rencontre de l’architecture, du design et de l’art à travers des expositions, est, de même, une référence respectée. L’effervescence créative, palpable et transversale, innerve aussi la culture entrepreneuriale.

Premier acte du pharaonique projet Cidade Matarazzo, du Français Alexandre Allard, l’hôtel Rosewood est une véritable oasis urbaine. À l’arrière-plan, la tour Mata Atlântica, signée Jean Nouvel.
Premier acte du pharaonique projet Cidade Matarazzo, du Français Alexandre Allard, l’hôtel Rosewood est une véritable oasis urbaine. À l’arrière-plan, la tour Mata Atlântica, signée Jean Nouvel. Filippo Bamberghi pour IDEAT

La foire d’art et de design SP-Arte, en avril, est devenue un rendez-vous international incontournable. En juin, MADE (Mercado de Arte Design), le showcase de design organisé par Waldick Jatobá depuis 2013, proposait, entre autres, un hommage à l’architecte Paulo Mendes da Rocha dans cette construction de 1940 qu’est le stade du Pacaembu, tandis que le Design Weekend (DW!) – qui dure une semaine! – s’invitait en mars dans les quartiers du Centro et de Jardins.

Côté culinaire, seule Mexico, en Amérique latine, peut soutenir la comparaison avec le bouillonnement de la scène pauliste. Métropole de 22 millions d’habitants (12,33 millions intramuros, contre 8 millions pour New York), São Paulo est un melting-pot XXL.

Humberto Campana, assis dans le fauteuil Abbraccio, créé en 2018 pour Giustini Stagetti, dans le nouveau studio Campana, installé dans un vaste et lumineux espace du quartier de Pompeia.
Humberto Campana, assis dans le fauteuil Abbraccio, créé en 2018 pour Giustini Stagetti, dans le nouveau studio Campana, installé dans un vaste et lumineux espace du quartier de Pompeia. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Un millefeuille de vagues d’immigration qui accueille non seulement la plus grande diaspora japonaise, les Nikkei – une balade dans le quartier de Liberdade procure l’impression troublante d’être soudainement téléporté à Tokyo –, mais aussi d’importantes communautés libanaise, coréenne, italienne… Mieux: la diversité interne de ce pays presque aussi vaste qu’un continent produit une richesse culturelle, artisanale et botanique unique.

La page sombre des années Bolsonaro tournée, l’Amazonie est de nouveau au centre de l’attention et de l’inspiration. La défense de ce poumon de la planète est une cause chère à l’inclassable homme d’affaires français Alexandre Allard – « le dernier des aventuriers modernes », comme le décrit Philippe Starck, qui a collaboré avec lui aux côtés de Jean Nouvel et de Rudy Ricciotti sur le projet pharaonique Cidade Matarazzo + Rosewood, à deux pas de l’avenue Paulista.


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À Higienópolis, l’immeuble Louveira (1946), signé João Batista Vilanova Artigas et Carlos Cascaldi, abrite le studio de Walmor Corrêa dont les œuvres tapissent les ascenseurs du Rosewood, cette icône du modernisme tropical.
À Higienópolis, l’immeuble Louveira (1946), signé João Batista Vilanova Artigas et Carlos Cascaldi, abrite le studio de Walmor Corrêa dont les œuvres tapissent les ascenseurs du Rosewood, cette icône du modernisme tropical. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Une cause essentielle aussi pour Humberto Campana qui, avec son frère Fernando (décédé l’automne dernier), a offert au design brésilien contemporain une formidable reconnaissance internationale. Enfant, Humberto rêvait de devenir un indigène, de vivre en Amazonie, de construire des maisons dans les arbres et de créer des objets en bois, en peau, en feuilles…

Un rêve qu’il est, en quelque sorte, en train de réaliser, à la fois dans le lumineux studio Campana, désormais établi au calme dans le quartier de Pompeia, et surtout en s’investissant dans un projet de fondation et de parc botanique à son nom, entamé avec Fernando durant la pandémie, dans leur ville natale de Brotas.

Vue sur l’architecture brutaliste du Centro, décorée du portrait XXL de l’artiste Mário de Andrade (reproduisant une photo de la série « Giganto », de Raquel Brust) depuis la terrasse de la bibliothèque Mário de Andrade. Au premier plan, sièges Campo en béton teinté, un des best-sellers de la marque brésilienne Ovo, que l’on retrouve également à la pinacothèque.
Vue sur l’architecture brutaliste du Centro, décorée du portrait XXL de l’artiste Mário de Andrade (reproduisant une photo de la série « Giganto », de Raquel Brust) depuis la terrasse de la bibliothèque Mário de Andrade. Au premier plan, sièges Campo en béton teinté, un des best-sellers de la marque brésilienne Ovo, que l’on retrouve également à la pinacothèque. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Sur un terrain de 70 hectares situé à deux heures trente de route de São Paulo, plus de 18 000 arbres d’espèces endémiques ont déjà été plantés et six pavillons de paille, de bambou et de terre cuite (douze sont prévus) invitent à se reconnecter avec la nature. Car, à São Paulo, bien que l’on puisse se promener dans les 1,584 km2 du parc Ibirapuera conçu par Oscar Niemeyer et Roberto Burle Marx, la jungle de béton, fascinante certes, est bien réelle.

Il suffit de regarder la ligne d’horizon depuis le rooftop de l’hôtel Unique ou à travers la baie vitrée d’un appartement au 32e  étage du Copan, cette gigantesque vague en béton ourlée de brise-soleil construite par Oscar Niemeyer, pour s’en convaincre. Une nouvelle forêt d’immeubles pousse en lieu et place des petites maisons démolies à tour de bras le long des principales artères, boostée par la modifi cation récente du plan d’urbanisme.

En phase finale de rénovation, la plupart des chambres et des suites du vaisseau en béton de Ruy Ohtake ont vue sur le parc Ibirapuera via leurs fenêtres-hublots XXL.
En phase finale de rénovation, la plupart des chambres et des suites du vaisseau en béton de Ruy Ohtake ont vue sur le parc Ibirapuera via leurs fenêtres-hublots XXL. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Parmi eux, des projets de qualité dessinés par des architectes tels qu’Isay Weinfeld, Marcio Kogan, MNMA Studio ou l’agence Triptyque pour le promoteur Idea Zarvos. « 85 % des entreprises brésiliennes ont leur siège social à São Paulo », rappelle Gustavo Filgueiras, directeur de l’hôtel Emiliano, le tout premier boutique-hôtel à avoir ouvert dans le quartier chic de Jardins, avant d’être rejoint par le Fasano, l’Unique et, depuis le printemps 2022, le Rosewood, formant ainsi un quatuor de 5-étoiles.

La puissance économique se lit ici, entre autres, dans le ballet incessant des hélicoptères. Au total, 260 héliports en centre ville – un record mondial –, dont un sur le toit de l’Emiliano. Il faut reconnaître que les embouteillages peuvent être monstrueux, bien que la municipalité ait mis en place un système de circulation alternée, que des pistes cyclables se dessinent et que le métro, qui ne compte actuellement que quatre lignes, soit en train d’être étendu.


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Business et cultures

Vivian Lobato et André Visockis dans leur galerie de design moderniste Apartamento 61.
Vivian Lobato et André Visockis dans leur galerie de design moderniste Apartamento 61. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Comme souvent, ce sont les zones où la gentrification est en marche dans lesquelles on peut le mieux capter l’énergie plus alternative, fût-elle de niche, qui s’épanouit dans les métropoles. À Barra Funda, par exemple, où les galeries Mendes Wood DM et Fortes D’Aloia & Gabriel se sont installées dans de vastes espaces industriels désaffectés.

Pour la décoratrice Cléo Döbberthin et son associé, l’architecte Lorenzo Lo Schiavo, il n’était d’ailleurs pas question d’établir leur studio de design, Palma, et leur galerie, Olhão, dans un autre environnement. Le centre historique (le Centro) n’est pas en reste. « Celui qui a peur du centre[-ville] a peur de la liberté », affirmait le Pritzker Prize 2006, Paulo Mendes da Rocha. Le designer et architecte Guto Requena a déménagé son studio dans une maison des années 20 avec jardin d’époque, à la lisière des quartiers Bixiga et República.

Avec son squelette de béton mis à nu, le SESC Pompeia est l’une des réalisations architecturales les plus mythiques de Lina Bo Bardi qui, entre 1977 et 1982, a reconverti cette ancienne fabrique de barils en centre culturel.
Avec son squelette de béton mis à nu, le SESC Pompeia est l’une des réalisations architecturales les plus mythiques de Lina Bo Bardi qui, entre 1977 et 1982, a reconverti cette ancienne fabrique de barils en centre culturel. Filippo Bamberghi pour IDEAT

À Vila Buarque, une nouvelle génération de créatifs et d’entrepreneurs investit des immeubles de commerce et de bureaux inoccupés depuis la migration du centre fi nancier vers les quartiers d’affaires de l’avenue Paulista, Faria Lima ou Itaim Bibi, dans les années 90 et 2000.

« L’installation récente d’entreprises indépendantes, de galeries d’art, de bureaux d’architectes et de petits restaurants à Vila Buarque a joué un rôle important dans notre décision de déménager notre studio de Vila Madalena », expliquent Caio Medeiros et Daniela Scorza, créateurs d’Estudio Manus.

Gustavo Cedroni, brillant architecte et directeur associé de Metro Arquitetos, visite le chantier de l’iconique immeuble Renata Sampaio Ferreira qu’il réhabilite actuellement pour Planta. Inc. Construit par Oswaldo Bratke en 1956, il est une pépite du modernisme tropical avec sa façade brise-soleil en cobogó.
Gustavo Cedroni, brillant architecte et directeur associé de Metro Arquitetos, visite le chantier de l’iconique immeuble Renata Sampaio Ferreira qu’il réhabilite actuellement pour Planta. Inc. Construit par Oswaldo Bratke en 1956, il est une pépite du modernisme tropical avec sa façade brise-soleil en cobogó. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Dans le voisinage immédiat du Copan, qui abrite le centre culturel Pivô ainsi que quatre excellents restaurants et bars (Cuia, Dona Onca, Paloma et Fel), on ne compte plus les adresses qui clignotent sur les listes « à visiter ».

Toutes plus excitantes les unes que les autres, elles sont accessibles à moins de sept minutes de marche de ce cousin brésilien de l’unité d’habitation de Le Corbusier: librairies indépendantes (Megafauna, Eiffel, Gato Sem Rabo), studios et/ou showrooms de designers et d’architectes (Foz et Fino dans la Galeria Metrópole, cet ancien centre commercial des années 60 délicieusement vintage juste à côté de la bibliothèque Mário de Andrade), boutiques (Vela madeinsãopaulo et ses bougies parfumées comme autant de signatures olfactives de la ville), galeries défricheuses (Verve, Jaqueline Martins, HOA), cafés de spécialités (Takkø), restaurants bistronomiques (A Casa do Porco)…


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À Barra Funda, les designers Cléo Döbberthin et Lorenzo Lo Schiavo, fondateurs du studio Palma et de la galerie Olhão, à côté de leur table B de Bola. 2
À Barra Funda, les designers Cléo Döbberthin et Lorenzo Lo Schiavo, fondateurs du studio Palma et de la galerie Olhão, à côté de leur table B de Bola. 2 Filippo Bamberghi pour IDEAT

Attention toutefois à ne jamais sortir de téléphone portable dans la rue, une règle essentielle à respecter sans ciller! Ouvert en 2021 par Rafael Capobianco et Dany Simon avec le chef Pablo Inca en cuisine, le restaurant Cora occupe, lui, le dernier étage d’un immeuble des années 70 avec vue sur le « Minhocão ».

Dorénavant fermé à la circulation le week-end et le soir en semaine pour le plus grand bonheur des cyclistes, des sportifs ou des promeneurs, ce viaduc routier a un petit air – en beaucoup plus brut, certes – de High Line newyorkaise. L’immeuble où se trouvent le restaurant Cora, la galerie HOA et la librairie Gato Sem Rabo est le premier à avoir été acheté par Guil Blanche.

Dans le quartier de Vila Buarque, l’immeuble Magadalena Laura est le second bâtiment « rétrofité » par Vapor Arquitetura pour Planta.Inc.
Dans le quartier de Vila Buarque, l’immeuble Magadalena Laura est le second bâtiment « rétrofité » par Vapor Arquitetura pour Planta.Inc. Filippo Bamberghi pour IDEAT

À travers sa société immobilière Planta.Inc., ce brillant entrepreneur trentenaire milite pour cette acupuncture architecturale qu’est le retrofit (réhabilitation et requalification de bâtiments vacants de grande qualité dont on conserve la structure et la façade). Or Vila Buarque regorge de trésors brutalistes. « Rétrofités » par Planta.Inc., les immeubles Magdalena Laura et União Continental proposent aujourd’hui studios et appartements – entièrement aménagés en collaboration avec Aline Prado – à la location de courte ou de moyenne durée, à des prix abordables.

« Notre stratégie est de proposer des locations à prix accessibles, sinon nous perdrons cette diversité à laquelle nous tenons tant », affirme Guil Blanche. À ce jour, sa société soutenue par un fonds d’investissement a acquis huit bâtiments dans le périmètre de Vila Buarque, dont le célèbre Edifício Renata Sampaio Ferreira.

Le designer et architecte Guto Requena dans son studio du Centro.
Le designer et architecte Guto Requena dans son studio du Centro. Filippo Bamberghi pour IDEAT

Construit par Oswaldo Bratke en 1956, ce parfait exemple de modernisme brésilien est reconnaissable entre mille avec sa façade intégralement en cobogó (brique ajourée).

À la suite d’une réhabilitation par Gustavo Cedroni, de Metro Arquitetos – l’agence dont tout le monde parle et qui a remporté le projet d’extension du Museo de Arte de São Paulo Assis Chateaubriand, installé dans un bâtiment signé Lina Bo Bardi –, son ouverture, avec restaurants et bar à cachaça au rez-de-chaussée, piscine sur la terrasse du premier étage et vue imprenable sur le Copan voisin, est programmée cet automne. De quoi nourrir, de retour de São Paulo, un profond syndrome de Stendhal moderniste. Et rêver d’y revenir dès que possible.


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