Pas de voyage au Japon sans une visite à la maison-studio de Naoto Fukasawa. De son iconique lecteur de CD mural pour Muji à la chaise culte Hiroshima de Maruni, il a semé dans nos vies des objets du quotidien dont le raffinement dispute à la discrétion. Si le passeport de ce designer aux multiples distinctions est japonais, ses éditeurs sont le plus souvent internationaux, tels Alessi, B&B Italia et Zanat, respectivement italiens et bosnien.
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Pourquoi, en Europe, ne trouve-t-on votre travail que dans les belles boutiques tandis qu’ici, au Japon, vos chaises s’insèrent dans des lieux de la vie quotidienne ?
Naoto Fukasawa : Cela vient peut-être du fait que je dessine des chaises très simples d’apparence, facile à utiliser partout, mais parfois techniquement compliquées à produire. Elles participent d’une qualité qui s’exporte plutôt vers les distributeurs les plus sélectifs.
Pour mes éditeurs, tels que le japonais Maruni, qui a modifié son outil de production pour passer du tout manuel à une fabrication qui intègre de nouvelles technologies, cette qualité a un prix.
Comment avez-vous abordé votre collaboration avec Maruni ?
Naoto Fukasawa : Avant de concevoir la chaise Hiroshima, j’ai observé comment ils travaillaient. J’ai beaucoup apprécié leur façon de courber le bois à la machine pour obtenir des formes élaborées. J’éprouvais malgré tout un sentiment mitigé par rapport au style de mobilier développé, qui provenait uniquement de diverses influences européennes. J’ai conservé le travail manuel, mais avec des professionnels rompus à l’outil technologique.
Est-ce une éclatante démonstration de l’existence de l’artisanat industriel ?
Naoto Fukasawa : Oui. Et c’est très intéressant, car les instruments utilisés déterminent le type de travail. Maruni conserve la mémoire des outils pour couper ou arrondir. Il est passé au numérique et fait la même chose, mais autrement.
Le prototypiste classique rétif aux outils digitaux existe-t-il toujours ?
Naoto Fukasawa : Je pense que, au début, être confronté à une nouvelle façon de produire du mobilier en bois de façon industrielle a dû être choquant. Les éditeurs scandinaves ont été en cela précurseurs, en fabriquant un type de chaises devenu emblématique.
Ont-ils encore le monopole de ce mobilier en bois très contemporain ?
Naoto Fukasawa : Moins qu’avant. Je collabore notamment avec l’éditeur bosnien Zanat, très attaché au fait main, même s’il utilise aussi des machines.
C’est une petite société, de plus en plus connue, au moment où l’on constate une résurgence du travail du bois, mais avec de nouveaux outils. L’artisanat se maintient ainsi dans un contexte industriel, même s’il ne s’agit pas d’énormes quantités.
La production de masse est-elle l’ennemi de l’artisanat ?
Naoto Fukasawa : Parfois. Je n’aime pas beaucoup la production japonaise de mobilier bon marché. Ce sont souvent des copies de styles occidentaux destinés à propulser leurs auteurs au premier rang de la production en Asie.
Comment avez-vous rencontré Maruni ?
Naoto Fukasawa : Au départ, Maruni produisait du mobilier de type classique occidental, assez daté. Il a ensuite changé d’orientation et a sollicité une dizaine de designers internationaux pour aller vers plus de modernité afin de répondre aux attentes de demain.
Leurs projets étaient intéressants, mais difficiles à produire. À la recherche d’un directeur artistique, ils m’ont contacté pour les conseiller et leur proposer des personnalités du design.
À qui avez-vous pensé pour inscrire cet éditeur dans la création contemporaine ?
Naoto Fukasawa : À mes amis Cecilie Manz et Jasper Morrison. Je ne leur ai pas donné de directives précises, ce qui les aurait limités. Ils ont chacun leur propre univers, non exempt de similitudes. À trois, nous avons parfois des façons de voir convergentes… même si Cecilie n’écoute jamais! (Rires)
Travailler avec vous signifie-t-il pour Maruni travailler avec le plus international des Japonais ?
Naoto Fukasawa : Nous sommes des designers indépendants qui partagent des valeurs communes sur le design et la technologie pour créer des produits de haute qualité. C’est ce qui fait que cette collaboration fonctionne. Notre cible, c’est la vie quotidienne, sans référence culturelle prédéterminée.
Un designer peut-il faire évoluer un éditeur ?
Naoto Fukasawa : Je ne sais pas mais, en tout cas, Maruni a beaucoup changé ces dernières années. La première fois que nous avons visité l’usine avec Jasper Morrison, nous avons été impressionnés par l’ampleur du stock, par toutes ces tonnes de bois nécessaires pour faire des chaises. En revanche, côté style de mobilier, nous nous sommes dit : « Mais quelle horreur ! », sidérés de voir autant de bois peint.
C’était en 2004. J’ai pensé que je devais changer tout cela. En tant que designer industriel, je pouvais trouver des solutions. Les clients expriment leur culture et leurs désirs, parlent de leurs ventes, et moi, je réfléchis à partir de cela.
Au Japon, la modernité cohabite avec le passé. À quoi cela tient-il ?
Naoto Fukasawa : Le Japon est fait de paradoxes. Si on tâche de protéger dans la mesure du possible certaines villes, comme Kyoto ou Hiroshima, globalement, le style de vie a considérablement changé après la fin de la dernière guerre mondiale. Nous avons presque tout perdu, excepté le maintien d’une manière de vivre, héritée du respect accordé à l’empereur.
En même temps, après la guerre, l’économie primait et nos esprits étaient occupés à gagner de l’argent pour établir le nouveau Japon. C’est dans ce cadre que la culture industrielle conserve ses traditions. Tout cela rend nos vies un peu compliquées. Personnellement, je navigue toujours entre les deux.
Vous sentez-vous, à titre personnel, le représentant des designers japonais ?
Naoto Fukasawa : La plupart de mes confrères se concentrent sur la haute technologie ou l’intelligence artificielle parce que les industries créatives prennent énormément d’ampleur. Conserver les acquis du passé ne signifie pas non plus être conservateur. Si le pays possède un haut standing économique, le niveau culturel n’est pas toujours au diapason.
Bien que japonais, je travaille principalement avec des compagnies étrangères, ce qui ne m’empêche pas de contribuer à créer dans mon pays une nouvelle culture du design, toujours à harmoniser. Dans ce contexte, Maruni était au départ un petit projet, mais dont l’influence a grandi.
Le regard occidental, sous l’influence du mouvement « Mingei », qui prône la permanence d’une forme traditionnelle, est-il juste ou romantique ?
Naoto Fukasawa : La réalité de l’esprit qui règne dans le monde de l’ingénierie au Japon, c’est le dévouement pour atteindre le niveau de la grande qualité d’exécution industrielle. Parfois, il y a un peu de déperdition dans la coordination de tout cela. La maîtrise est là, mais il peut manquer une certaine vision d’ensemble. Nous avons besoin de scientifiques, d’ingénieurs versés dans la technologie, mais aussi d’esprits créatifs et visionnaires en matière de design pour harmoniser le tout.
En dehors du « Mingei », il faut aussi tenir compte du « Kogei », plus ancien, une conception des arts et de l’artisanat traditionnels japonais tenus à la plus aristocratique excellence. Le Mingei, plus démocratique, porte le regard sur la beauté de la vie quotidienne. Aujourd’hui, le design en général se rapproche fortement de ce dernier courant.
Ces mouvements japonais anciens portaient-ils intrinsèquement quelque chose de moderne ?
Naoto Fukasawa : Parmi les mots que les Japonais aiment utiliser le plus figurent « globalisation » et « international ». Il faut donc relativiser. Mais il règne aussi dans le pays une mentalité insulaire qui pousse à privilégier son propre style de vie, sans expérimenter celui des autres.
Quand des Japonais séjournent à Paris, c’est l’occasion pour eux de découvrir d’autres registres de beauté. Ici, personne ne s’intéresse tant que cela aux cultures étrangères. Les Japonais ne se posent pas non plus trop de questions sur leur propre identité. Ce n’est pas dans leurs habitudes.
L’image du Japon est-elle très différente de la réalité du pays ?
Naoto Fukasawa : Avec le poids d’Internet, des mélanges d’influences se font. En même temps, observer un pays, c’est aussi expérimenter, toucher, ressentir. C’est tellement intéressant d’analyser les choses à travers son corps, sans réfléchir. Un design qui ne serait pas ainsi testé ne peut pas se vendre. Comment le juger autrement que par sa propre expérience? C’est la même chose que pour le ressenti d’une ambiance, d’une saison ou d’une façon de vivre.
Le designer Oki Sato, de Nendo, m’a dit un jour qu’il existait plusieurs mots en japonais pour décrire la pluie. Une telle culture favorise-t-elle le sens des nuances ?
Naoto Fukasawa : Notre manière de vivre traditionnelle participe de cela. Cet art de la mesure, cette gradation, comporte aussi quelque chose non sans rapport avec ce que nous appelons aujourd’hui l’économie circulaire. Le développement durable y trouve ainsi un terreau fertile.
En 1970, après un voyage au Japon, le philosophe français Roland Barthes a écrit un livre intitulé L’Empire des signes. Qu’évoque pour vous ce titre ?
Naoto Fukasawa : Beaucoup de livres sur le Japon sont écrits en dehors du pays. C’est un phénomène intéressant, comme si leurs auteurs devaient s’éloigner avant de pouvoir écrire leurs impressions.
C’est un peu comme moi dans mon domaine. Je suis japonais, mais j’ai besoin de prendre de la distance en travaillant avec des éditeurs étrangers. (Rire)
Êtes-vous optimiste sur l’avenir du design ?
Naoto Fukasawa : Peut-être verrons-nous un jour l’émergence de nouveaux acteurs du design. En attendant, je suis très occupé à contribuer à l’amélioration de la qualité de vie générale. Ce n’est pas mission impossible. C’est d’ailleurs pourquoi j’avais commencé à enseigner. Je suis aussi vice-président de l’université des beaux-arts Tama et directeur du musée Nihon Mingeikai (musée de l’artisanat populaire), à Tokyo.
J’essaie de changer les choses, même si mon travail reste lié à la conception. J’ai beaucoup appris par moi-même, à travers différentes cultures. Tout cela est à partager. Moi qui suis de plus en plus à l’étranger, j’observe que beaucoup de designers japonais travaillent en interne, perdant la chance de devenir freelance et de rester ouverts.
Vous venez de concevoir une collection de verres pour Alessi. Quel a été votre premier contact ?
Naoto Fukasawa : La première fois que j’ai rencontré Alberto Alessi, il m’a fait visiter sa maison, construite par l’architecte Alessandro Mendini (1931-2019), tout près du lac d’Orta, dans le nord de l’Italie. Les quelques vignes alentour n’étaient que le début de ce qui est devenu une grande exploitation viticole. Aujourd’hui, ils produisent du vin avec une étiquette inspirée d’un dessin de Leonardo.
Habité par une grande culture du design, Alberto est toujours prêt à tenter quelque chose. C’est un homme charmant, nimbé d’une sorte de sagesse. Un jour, il m’a dit: « Je me devais de solliciter un professionnel pour avoir quelque chose de parfait, avec les bonnes proportions et dimensions. » Inutile de vous dire combien cela m’a mis la pression! (Rires)
Que diriez-vous du dernier Salon du meuble de Milan ?
Naoto Fukasawa : Ces trois dernières années ont été quelque peu tranquilles pour moi. Mais les choses changent continuellement. B&B Italia, avec qui je travaille, appartient désormais à Design Holding, mais sa culture demeure. Molteni, l’une des dernières sociétés familiales, s’affirme parmi les leaders du marché avec Dada et Unifor.
Nous sommes à une période de redéfinition. Il est, du reste, inutile de faire une présentation de la plus belle chaise si c’est au prix d’un gaspillage de matériau, juste pour une semaine de Design Week. C’est un vrai problème. Ceci dit, le stand de Maruni est toujours très sobre. (Rires)
De Maruni à Zanat, on dirait en français que vous faites siège de tout bois…
Naoto Fukasawa : Je pense tout le temps à de nouveaux modèles. Je ne sais pas pourquoi l’un d’entre eux marche mieux qu’un autre. La chaise Hiroshima de Maruni est l’un de mes bestsellers. Sa simplicité est pertinente pour différents usages. Elle compte de nombreux détails, de courbes notamment.
Elle se distingue aussi par un travail de joints très précis, insensible au toucher. Une chaise, comme je l’ai évoqué précédemment, c’est aussi du ressenti. C’est la même chose pour une table. C’est la même chose pour tout.
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