Cette villa est l’histoire d’un conflit. Un conflit de points de vue, un conflit artistique et même un conflit de genres. Celui qui opposa Eileen Gray et Le Corbusier devient le thème central du dernier film de Béatrice Minger et Christophe Schaub, E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer, qui sortira en salles le 13 novembre prochain.
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Eileen Gray en quête de refuge
E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer de Béatrice Minger et Christophe Schaub se veut une plongée dans l’esprit de cette designer irlandaise qui a failli passer à côté de la postérité. Entre les décors abstraits tout droit sortis d’une pièce de théâtre, les images d’archive et les scènes façon biopic, la forme, inattendue, a de quoi étonner. Un parti pris qui a du sens lorsque le sujet traité évoque le summum de la modernité, ce moment où les façons d’habiter et de concevoir l’habitation ont drastiquement changé.
Le film raconte le parcours d’Eileen Gray, Irlandaise issue d’une famille fortunée résignée à se limiter à ce qui est accepté à l’époque d’une femme artiste – rappelons qu’au début du siècle dernier, ces dernières étaient cantonnées au domaine de l’intérieur (mobilier, décoration, peinture, écriture…), l’architecture étant réservées aux hommes. En 1929, soutenue et accompagnée par son ami Jean Badovici, elle s’affranchit de ce carcan réducteur en bâtissant sur la Côte d’Azur, à Roquebrune-Cap-Martin, une villa à son image.
Un refuge loin du tumulte de la rive gauche parisienne, là où la designer a posé ses valises en 1907. Presque trop proche du rivage, E-1027 s’érige tel un paquebot face à la mer, un bloc de béton armé d’un blanc aveuglant au balcon-coursive bardé de toiles outremer, sur lequel est accroché à jamais une bouée. Si Eileen Gray reprend les principes de l’architecture moderne dictés par Le Corbusier (plan et façade libres, construction sur pilotis, toiture terrasse, fenêtres en bandeau…), elle rejette l’idée du maître d’une « machine à habiter » : « La maison n’est pas une machine mais une enveloppe qui nous entoure délicatement et nous protège de l’environnement, clame-t-elle dans le film de Béatrice Minger et Christophe Schaub, interprétée par Natalie Radmall-Quirke. La maison est aussi notre prolongation, notre extension spirituelle, notre délivrance. La maison est un corps. »
E-1027 : une vision éloignée de la « machine à habiter«
Eileen Gray s’interroge : « C’est quoi une maison ? C’est quoi, son essence ? L’architecture nouvelle est trop cérébrale, elle répond trop aux dures lois de la mécanisation. Il faut se demander si on peut aimer y vivre. Je voudrais revenir aux émotions, à la vie. Pourquoi cette obsession pour la machine ? Il faut d’abord comprendre l’être humain avec ses conditions de vie, ses gouts et ses aspirations, ses passions, ses besoins. Je veux insuffler une âme. On s’intéresse trop à l’extérieur : il faut penser la maison de l’intérieur. Le point de départ, c’est l’être humain. »
Malgré une histoire en pointillé, E-1027 a finalement été rénovée pour en faire un musée, inauguré en 2021. Les plans tournés dans la maison par Béatrice Minger et Christophe Schaub éblouissent par leur beauté. Le couple y flâne sous le soleil du Midi comme dans La Piscine de Jacques Deray (1969). Les murs de la villa, eux, ont ici recouvré leur blancheur d’antan. Car souvenez-vous : lorsque Le Corbusier, ami de « Badou », séjourne dans la maison de Roquebrune-Cap-Martin entre 1937 et 1939 – des années après le départ définitif d’Eileen Gray en 1932 – il y réalise des fresques murales, encouragé par Jean Badovici. « Les peintures murales n’ont éclairé que les murs les plus désagréables de la maison, explique l’architecte dans la revue où il publie les photographies de ses fresques après la guerre, et où Eileen Gray n’est jamais mentionnée. Les « bons murs » sont restés blancs. Les peintures ont créé de l’espace dans les endroits exigus : à l’entrée, sous le porche, et au bar. »
Eileen Gray a toujours considéré cette intervention comme du « vandalisme« , une intrusion, un « viol« . Il faut dire que Le Corbusier semblait fasciné, obsédé même par E-1027, au point d’acheter un cabanon juste derrière la maison, à la limite du terrain adjacent, idéal poste d’observation. En voulait-il tant à l’Irlandaise d’avoir réussi du premier coup une œuvre pareille, au point de vouloir se l’approprier voire même la dénigrer ?
Comme nombre de figures féminines, sa reconnaissance a pris du temps. « En 1968, ma maison a été redécouverte dans une revue d’architecture. Avec elle, c’est mon nom qui a refait surface. Toute mon œuvre a été considérée sous un jour nouveau. On m’a décerné des titres, des musées ont organisé des rétrospectives. Mes meubles ont été fabriqués en série et bien plus tard, certaines pièces ont été vendues à des prix exorbitants. » qu’on lui accorde alors des prix, qu’on s’arrache à prix d’or ses pièces vintage, qu’on édite ses meubles en série. lorsqu’on redécouvre la fameuse E-1027
> « E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer » de Béatrice Minger et Christophe Schaub, sortie en salles le 13 novembre 2024. Plus d’informations ici.
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