On dit d’ailleurs de la Belgique qu’elle a le taux le plus élevé de collectionneurs par habitant. Pour le galeriste bruxellois Rodolphe Janssen, qui fréquente la haute société depuis trente ans, l’explication suit deux axes : « D’abord, les chefs d’entreprise belges ont toujours beaucoup exporté : leur goût pour l’art s’est formé en voyageant. Prenez Guy Ullens (l’un des plus fameux industriels locaux, NDLR) : s’il a commencé à collectionner l’art contemporain chinois, c’est parce qu’il s’ennuyait, les week-ends à Pékin, lors de ses voyages d’affaires ! Culturellement, ensuite, nous n’avons pas sur les épaules le poids de l’histoire, ni la nostalgie d’une grandeur perdue : nous sommes un petit pays de 150 ans à peine, alors nos grandes fortunes s’intéressent à l’art de notre temps et à la création du monde entier. » Et se révèlent même enclines, parfois, à montrer leurs trésors au grand public.
Quelques jours par an, Walter Vanhaerents, qui réside dans un penthouse du quartier populaire d’Anneessens, ouvre les étages inférieurs de son building, où se cache, formidablement scénographiée, une flopée d’oeuvres XXL. Galila Barzilaï-Hollander, elle, inaugurera au printemps prochain son musée personnel, à deux pas du Wiels, l’institution phare de l’art contemporain bruxellois. Un tissu de richissimes amateurs d’art, qui s’est densifié plus encore ces dernières années depuis qu’un certain nombre de collectionneurs français, s’expatriant pour raison fiscale, ont élu domicile ici, entraînant dans leur sillage des poids lourds parisiens du marché de l’art.
Les galeristes Almine Rech, Nathalie Obadia ou Michel Rein ont ainsi installé leurs énormes succursales belges à Ixelles. Une commune dans le sud-est de la ville dont l’atmosphère, mi-collet monté discrète, mi-bohème délurée, remporte tous les suffrages. On y vient pour l’art, donc, mais aussi pour ces étangs adorables où flânent les cygnes et les pique-niqueurs, pour cette rue Lesbroussart jalonnée d’échoppes modeuses, pour cette place Flagey, où vrombissent les bars cool, ou pour ces boutiques de déco (The Corner pour le bel artisanat, La Forêt de Lucia pour les arts de la table) à prix raisonnables.
« Il faut dire qu’à Bruxelles, le design n’intéresse pas seulement les classes supérieures », décrypte Jean-François Declercq, ex-collectionneur de design qui, aujourd’hui, dirige l’Atelier Jespers, une bicoque années 30 reconvertie en espace d’expo. Il poursuit : « Ici, même Monsieur Tout le Monde a la culture des beaux objets : le prix de l’immobilier n’étant pas très élevé, nos appartements sont assez vastes, alors nous avons le goût de l’intérieur et du cocooning. » Les Parisiens en tomberaient de leur chaise, mais, en effet, certains ont dégoté ici des logements de 120 m2 pour moins de 700 € par mois.
On ne s’étonnera pas, alors, que les créatifs du monde entier aient fondu sur la ville pour y bosser à l’aise, la capitale belge détrônant désormais Berlin dans le cœur (et le porte-monnaie) des artistes internationaux : le Sud-Africain Kendell Geers, l’Américain Peter Downsbrough ou le Mexicain Gabriel Kuri, entre autres plasticiens stars, y ont pris leurs quartiers. Après ses études à l’École supérieure des arts (ESA) Saint-Luc Tournai, le designer franco-belge Damien Gernay, dont les tables sculpturales affolent les foires aux meubles, s’est installé là lui aussi. « La fédération Wallonie-Bruxelles nous aide pas mal, explique-t-il. Au Salon du meuble de Milan, par exemple, elle soutient les jeunes designers bruxellois. Cela crée un climat favorable, des synergies. Et puis, bien sûr, il y a ces immenses espaces de travail qu’on ne pourrait pas s’offrir ailleurs. Avec quelques collègues, on a ainsi réaménagé une ancienne usine d’embouteillage de Molenbeek, un quartier qui ne mérite pas complètement sa mauvaise réputation. »
Cœur battant de la Bruxelles ouvrière, Molenbeek regorge d’édifices industriels en voie de reconversion, à l’image des brasseries Belle-Vue qui, depuis 2016, hébergent le Millennium Iconoclast Museum of Art (MIMA), un musée sans œillères où se côtoient le street-art et les arts graphiques. Ce quartier joli parfois, décati souvent, ponctué çà et là de somptuosités Art déco comme l’église Saint-Jean-Baptiste, n’est pas à un paradoxe près. On y pratique par endroits un islam rigoriste et pourtant, il est l’épicentre de la jeunesse créative et festive : les soirs de week-end, des faunes hyperlookées convergent vers Recyclart ou LaVallée, ateliers le jour, night-clubs la nuit, qui vibrent follement de beats électro. Elle affectionne les grands écarts, Bruxelles : entre mochetés et splendeurs, entre spleen et joie de vivre, sa forte personnalité nous déroute en beauté.