Le 18 janvier dernier, au palais de Tokyo, en préambule au défilé de la collection « Homme Plissé Issey Miyake », Vincent Gilet, monsieur Communication de la maison, informait les journalistes un par un de la direction qu’allait suivre le show – pris d’assaut.
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Dans le sillon du tissu
Pourtant, le nom du designer invité, Ronan Bouroullec, semblait inconnu à certains. Même si, dans le public, quelques vétérans se souvenaient fatalement de la boutique APOC – l’une des entités d’Issey Miyake – conçue en 2000 par Ronan et son frère, Erwan Bouroullec.
Quelques minutes avant que le premier mannequin ne surgisse, pantalon plissé battant en rythme à mi-mollet effilé, Ronan Bouroullec, entouré de Pascale Mussard, présidente de la Villa Noailles, et de Didier Krzentowski, fondateur de la Galerie Kreo, commentait sobrement les premiers vêtements de cette collaboration, en partie accrochés au mur, tels des tableaux aux cimaises d’une salle d’exposition.
Quelle surprise de voir les dessins au feutre-pinceau ou au stylo bille de Ronan Bouroullec (exposés de Paris à Toulon) orner un manteau couleur crème de Issey Miyake. Mais aussi un immense pardessus plissé, strié de lignes bleu indigo ou brun terre, dont les lignes se fondent autant dans les plis du tissu que dans sa couleur générale…
Fin 2022, quand l’équipe contacte Ronan Bouroullec pour réaliser des vêtements en rapport avec ses dessins, les deux parties pensent à quelque chose entre mode et art graphique, et c’est tout. Le designer nous confiait alors : « Comme mes dessins sont souvent des tracés de lignes qui se juxtaposent, il est vrai qu’avec ce principe de vêtement plissé, ce que je dessine produit des effets visuels assez proches de ce qui se passe dans les plissés de tissu, notamment sous l’effet des jeux d’ombre et de lumière. C’est intéressant qu’ils aient prêté attention à mon travail entre autres autour de ça. »
À voir les aplats de couleurs du dessin paraissant comme appliqués par une brosse s’incorporer au tissu plissé, on imagine le designer en concepteur de textile et les cerveaux d’Homme Plissé Issey Miyake en architectes du vêtement. Un mannequin défile, un sac en tissu plissé assorti à sa tenue.
Un autre lui succède, vêtu du manteau doté d’une grande poche de type patch dans laquelle celui-ci se plie. Le regard du spectateur semble s’arrêter au carrefour de l’architecture, de la mode, du design et de la fonction.
À la croisée des disciplines
Plisser, plier du textile, c’est très japonais. Mais faire des vêtements avec l’équipé du Miyake Design Studio au lancement du label Homme Plissé Issey Miyake, c’est participer à une expérience. Issey Miyake lui-même a déjà travaillé en relation avec l’univers d’autres créateurs, tel Ikko Tanaka, mais la griffe reste discrète sur les détails techniques qui entourent cette nouvelle collaboration.
L’équipe nipponne de Issey Miyake a choisi, suivant le type de vêtements, l’emplacement précis de l’impression des dessins de Ronan Bouroullec. Ils deviennent motifs de poncho ou de chemise, à partir par exemple de trois dessins différents réalisés au stylo bille et sérigraphiés sur du polyester.
Le vêtement découpé puis cousu est ensuite pressé entre des cylindres dentelés chauffés à 200 degrés. C’est ainsi qu’il est définitivement plissé, infroissable et résistant aux lavages. Esthétiquement, le rendu de la vivacité des couleurs est fidèle aux oeuvres originales car la sérigraphie procède de plusieurs plaques séparées pour chaque couleur. Les mouvements du corps en marche feront bouger ces traits entre plis et rayures.
L’équipe de l’Homme Plissé Issey Miyake s’est aussi inspirée du registre des couleurs de Ronan Bouroullec pour imaginer des bonnets, dont une partie se déroule pour se transformer en écharpe. Un pan de pardessus plissé se rabat sur la tête avec la même grâce qu’un voile de maharani indienne.
Pour caler les dessins dans le patron du vêtement, les épaules, les manches et les coutures ont été étendues afin que le vêtement puisse draper toute la silhouette. Car si amples soient-ils, ces grands manteaux légers, souples comme des peignoirs, épousent le corps une fois portés. Des pièces qu’il faut essayer pour dissiper tout préjugé d’extravagance.
Entre Ronan Bouroullec et Homme Plissé Issey Miyake, c’est donc un nouveau rendez-vous. Issey Miyake (1938-2022) était un passionné de design, mais aussi de recherche et de développement. Il a introduit dans l’univers de la mode des matériaux jamais utilisés auparavant (comme le papier, le plastique, le raphia ou le crin) et, dès la fin des années 80, a développé sa technique du plissé, qui connut un succès foudroyant avec la ligne « Pleats Please ».
Son travail de créateur tout comme ses magasins, signés Shiro Kuramata ou encore Tokujin Yoshioka, captivaient l’étudiant Ronan Bouroullec : « Issey Miyake était un constructeur. Pour moi, il est quasiment un architecte dans la manière dont il bâtit les vêtements. Ce qui est très beau chez lui, c’est cette passion du design et de la technique. »
En 1977, dans un article paru dans le journal Mainichi Shimbun, le grand architecte Arata Isozaki (1931-2022) définissait ainsi l’ADN protéiforme du créateur japonais : « Ces dernières années, le travail de Issey Miyake n’a pas été circonscrit à la mode, mais a constitué un événement dans le domaine de la culture qui envoie un stimulus très fort dans les autres champs du design. »
En 2018, le grand architecte italien Michele De Lucchi écrit dans Domus, la bible du design, qu’Issey Miyake est un « progettista », un designer au sens italien du terme. À la fin du défilé Homme Plissé Issey Miyake au palais de Tokyo, c’est exactement le sentiment que l’on a : comme si Ronan Bouroullec avait collaboré avec un autre designer.
> À lire : Issey Miyake, Taschen, monographie 1960-2022, par Midori Kitamura, directrice du Miyake Design Studio, entrée dans la maison il y a quarante-cinq ans. (Anglais, japonais).
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