Ronan Bouroullec : « Issey Miyake était un architecte du vêtement»

Le designer porte un regard vif sur à peu près tout, mode comprise. Loquace et sincère, il nous a reçus dans son nouvel atelier parisien, où il projette de dessiner.

Une pratique intime dont le premier volet intitulé « Dessins quotidiens » est exposé jusqu’au 29 avril à l’Hôtel des Arts TPM, à Toulon, qui sera suivi de deux autres cet été, lors des Design Parade varoises. Entretien avec celui qui travaille, en 2023, pour la collection « Pleats Please » de feu Issey Miyake, pour lequel, voilà vingt-trois ans, Ronan Bouroullec avait conçu la boutique parisienne A-POC. Une collaboration à l’origine de la renommée internationale des frères Bouroullec.


IDEAT : Quel rapport avez-vous avec la mode ?

Ronan Bouroullec : Celui que j’ai avec la vie en général. Je suis curieux donc ça m’intéresse. J’aspire à être transporté, fasciné, surpris ou gêné, comme dans ma relation avec l’automobile ou la rue. Je cherche un peu partout des raisons d’espérer en ce monde, et la mode est parfois source d’émerveillement.

Dessins de Ronan Bouroullec dans son atelier en Bretagne, chaise Rope (2020, Artek).
Dessins de Ronan Bouroullec dans son atelier en Bretagne, chaise Rope (2020, Artek). Ronan Bouroullec


IDEAT : Quel type de collaboration avez-vous eu dans cet univers ?

Ronan Bouroullec : Le point de départ a été, en 2000, un coup de fil du bureau du couturier Issey Miyake qui voulait qu’un designer se penche sur la conception d’un lieu pour accueillir une collection basée sur une technique de tricotage 3D tout à fait nouvelle.

Ce magasin A-POC, pour A Peace of Cloth («  un morceau de vêtement », NDLR), a été le début d’une longue relation. Laquelle reprend aujourd’hui puisque le designer de la marque (Satoshi Kondo a pris les rênes de la griffe en 2020, Issey Miyake est décédé en 2022, NDLR) souhaite que l’on fasse un mix entre la ligne « Pleats Please », née il y a bientôt trente ans, et mes dessins.

Plaid en laine Cilos (2022, Kvadrat).
Plaid en laine Cilos (2022, Kvadrat). Studio Bouroullec

IDEAT : Quel lien voyez-vous entre vos deux mondes ?

Ronan Bouroullec : Mes dessins, qui consistent souvent en des lignes juxtaposées, produisent des effets visuels assez proches de la collection « Pleats Please  », des vêtements construits suivant la technique du plissé. Peu de temps après notre premier contact avec Issey Miyake, j’ai reçu un appel de l’assistant d’Hedi Slimane (couturier et photographe, NDLR). À l’époque, je ne le connaissais pas.

C’était juste avant qu’il ne soit nommé chez Dior (directeur de la création homme, en juillet 2000, NDLR). Il souhaitait que je devienne le designer de son studio. C’était impossible car nous avions déjà commencé à travailler avec Issey Miyake, et Hedi Slimane n’envisageait qu’une collaboration exclusive. Finalement, il nous a commandé cinquante chaises pour son espace.

Dessins de Ronan Bouroullec dans son atelier à Paris.
Dessins de Ronan Bouroullec dans son atelier à Paris. Ronan Bouroullec

IDEAT : Comment interprétez-vous l’intérêt des gens de la mode pour le design ?

Ronan Bouroullec : Dans le cas d’Issey Miyake et d’Hedi Slimane, c’était à la fois fascinant et très différent. Le premier était un passionné de design. Je m’étais beaucoup intéressé à son travail quand j’étais étudiant.

Il a fait dessiner nombre de ses magasins par le designer japonais Shiro Kuramata (1934-1991. Il a notamment participé au groupe Memphis d’Ettore Sottsass, NDLR). Issey Miyake était un constructeur et, selon moi, quasiment un architecte du vêtement. D’ailleurs, en anglais, on appelle les stylistes de mode des fashion designers. Je pense qu’Hedi Slimane est davantage dans la construction d’une atmosphère, d’un esprit.

À 52 ans, Ronan Bouroullec continue d’explorer les champs d’expression :le design, la mode, le dessin, mais aussi la céramique.Ses pièces feront l’objet d’une exposition cet été lors de la Design Parade Toulon.
À 52 ans, Ronan Bouroullec continue d’explorer les champs d’expression :
le design, la mode, le dessin, mais aussi la céramique.
Ses pièces feront l’objet d’une exposition cet été lors de la Design Parade Toulon. Young-Ah Kim

IDEAT : Cette boutique A-POC d’Issey Miyake, dans le Marais, vous la vouliez sobre parce que sa mode ne l’était pas ?

Ronan Bouroullec : Si on la rouvrait aujourd’hui, elle n’aurait pas trop vieilli. Elle a d’ailleurs eu une durée de vie très longue pour une boutique de mode : presque douze ans. L’intention était de servir le vêtement; de mettre en valeur les couleurs, la forme et la coupe. C’était la première fois que le Corian (résine de synthèse, NDLR) thermoformé était utilisé pour l’ensemble d’une architecture.

D’un point de vue technique, il y a eu pas mal de prouesses. L’aménagement le long des murs s’organisait en trois bandes. Celle du bas servait à placer des tablettes pour présenter des vêtements à plat ou des chaussures. Celle du milieu permettait de fixer de grandes panneaux en acier sur lesquels les vêtements venaient se plaquer après y avoir glissé des aimants. Ils étaient exposés presque comme des œuvres d’art. Celle du haut était destinée à accrocher des cintres que nous avions nous-mêmes dessinés. Leur attache invisible donnait l’impression que le vêtement flottait.

La boutique A-POC d’Issey Miyake, à Paris, conçue par Ronan Bouroullec en 2000, a fermé définitivement en 2012.
La boutique A-POC d’Issey Miyake, à Paris, conçue par Ronan Bouroullec en 2000, a fermé définitivement en 2012. Morgane Le Gall


Bas-relief, forme céramique, fond aluminium anodisé (2022), chaise Palissade (2018, Hay).
Bas-relief, forme céramique, fond aluminium anodisé (2022), chaise Palissade (2018, Hay). Claire Lavabre for Ronan Bouroullec

IDEAT : Que vous inspirent les incursions de la mode dans le design?

Ronan Bouroullec : C’est toujours inquiétant parce que je crois qu’il y a une très grande différence entre la mode et le design, notamment sur le plan éthique. La mode crée des tendances qui poussent à la consommation et, là, un changement doit s’opérer.

IDEAT : Que retenez-vous de votre collaboration avec Prada ?

Ronan Bouroullec : Ça a été très instructif sur l’organisation imparable de la marque. Nous avons conçu un sac pour homme à la façon d’un carton à dessin en Nylon, la matière fétiche de Prada. Il a été présenté lors d’un défilé événement, vite digéré puis vite oublié. C’était très étonnant !

IDEAT : Quelle autre collaboration vous a le plus marqué ?

Ronan Bouroullec : Celle avec Virgil Abloh. Il a utilisé des motifs qu’Erwan (le frère de Ronan, NDLR) avait générés par ordinateur pour les appliquer sur des vêtements et des sacoches de sa marque, Off-White.

Encore une fois, cela a été un travail intense et très vite absorbé. Ces univers de création sont intéressants mais déstabilisants. On est happé dans un tourbillon. C’est peut-être palpitant de s’y trouver, mais cela doit être extrêmement dur de s’y renouveler en permanence.

Sac de la collection printemps-été 2020 d’Off-White habillé des dessins d’Erwan Bouroullec.
Sac de la collection printemps-été 2020 d’Off-White habillé des dessins d’Erwan Bouroullec. DR

IDEAT : Comment vous situez-vous par rapport à la mode ?

Ronan Bouroullec : Dans mon travail, je me focalise sur des produits de qualité qui ont une présence. Je souhaite qu’ils accompagnent la vie de leurs propriétaires et même, dans mes plus folles espérances, qu’ils soient transmis à leurs enfants. (Rires.) Quand je dessine un objet, je pense toujours à sa façon de vieillir.

IDEAT : Mais le travail sur les formes, les couleurs, les définitions d’univers, cela jette des passerelles avec la mode ou pas du tout ?

Ronan Bouroullec : Tout est quand même lié, ce sont les objectifs qui ne sont pas tout à fait identiques. Et puis l’industrie de la mode n’est pas créatrice de mode.

Le mastodonte que représente ce secteur et ses différentes personnalités me font sentir beaucoup plus proche de Miyake, chercheur passionné, constructeur en quête d’harmonie et de beauté.

J’ai même le sentiment d’être plus en accord avec lui qu’avec certains designers de mobilier. La mode est basée sur des cycles courts alors que le design doit être pensé sur des cycles les plus longs possibles.

Encre sur papier (2021).
Encre sur papier (2021). Ronan Bouroullec

IDEAT : On vous imagine, en effet, plutôt loin de toute idée de tendances !

Ronan Bouroullec : Je ne crois pas aux recettes. Les grands succès que l’on a pu connaître ont toujours été complètement inattendus. Et, a contrario, j’ai parfois pu penser qu’un objet allait marcher alors que ce ne fut pas le cas. (Rires.) Un projet n’est bon que si j’en suis complètement satisfait. Mais je ne lui en veux pas s’il ne devient pas un best-seller! (Rires.)

Structure réalisée à partir des modules Algues (2004, Vitra).
Structure réalisée à partir des modules Algues (2004, Vitra). Paul Tahon

IDEAT : Voir aujourd’hui, à Paris, des fenêtres d’appartements décorées des Algues que vous avez dessinées pour Vitra en 2004 est une preuve de réussite…

Ronan Bouroullec : Pour moi, ça reste un vrai mystère. Je ne suis même pas sûr d’avoir bien compris ce que j’ai voulu faire à l’époque. J’exagère un peu, mais cela reste un succès surprenant.

IDEAT : Contre toute attente, les canapés Alcove, toujours chez Vitra, peuplent les commissariats suisses !

Ronan Bouroullec : Oui, ils y sont une véritable réponse à une problématique d’accueil des victimes, offrant un sentiment de protection. Le gros succès industriel de ces dernières années pour nous, comme pour l’éditeur Hay, c’est la collection « Palissade » destinée à l’origine pour un autre industriel qui n’en a pas voulu. Comme quoi, les choses ne sont pas si simples…

Bas-relief, céramique et pastel à l’huile (2021).
Bas-relief, céramique et pastel à l’huile (2021). Ronan Bouroullec

IDEAT : Finalement, en vingt ans, qu’est-ce qui a le plus changé dans le monde de la mode ?

Ronan Bouroullec : Je pense que les critères de rentabilité et d’organisation économique dans lesquels la mode s’inscrit actuellement étaient moindres. Il y avait plus de prises de risques, je crois. Le profit n’était pas forcément le sujet, mais plutôt l’extravagance et la recherche. Aujourd’hui, les choses sont plus calculées, plus mesurées. Malgré tout, une certaine recherche existe toujours.