En masse on y court, crawle, pagaye, surfe, volleye, et tout cela dès l’aube : entre la plage et les Cariocas, c’est une histoire de corps et de cœur – voire de cardio. Image d’Épinal d’une dolce vita des tropiques ? Carte postale dont seules les franges les plus privilégiées, celles qui vivent dans la Zona Sul, cette « zone sud » de Rio bordée par les flots, profiteraient ? Peut-être, mais pas seulement.
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Effervescence inventive
La designeuse Gabriela Campos, dont l’appartement jouxte le sable d’Ipanema, caractérise ainsi sa ville : « Rio a en elle cet état d’esprit sexy, hédoniste, coloré. Alors ici, même la créativité a quelque chose de léger et de lumineux. » En témoignent les tables et les bureaux aux teintes veloutées et aux pieds galbés, qu’elle montrera en août lors d’une exposition collective organisée par la Galerie Philia au musée d’Art contemporain de Niterói.

Cette structure futuriste, pensée dans les années 1990 par Oscar Niemeyer, domine la baie de Guanabara, face à Rio. Embrassant les flots lui aussi, dominant le quartier de Leblon, le Janeiro Hotel – dernier-né d’une scène hôtelière du front de mer qui se revigore avec tonus –, s’est installé dans une tour des années 1970, précédemment occupée par un terne appart’hôtel. Aux manettes, le directeur artistique Oskar Metsavaht, surfeur à ses heures et fondateur d’Osklen en 1989, la griffe de mode qui incarne encore aujourd’hui une certaine bohème carioca – chemises amples, bermudas bicolores, Bikini rétro. De ce littoral urbain qu’il habite depuis l’enfance, cet esthète s’émerveille de « tous ces immeubles modernistes dont les rigueurs contrastent avec l’exubérance de l’Atlantique et de la végétation tropicale ».
Lesquels immeubles, même dans les rues arrière de Leblon, celles qui ne touchent pas l’Océan, connaissent un boom de désirabilité dépassant Ipanema et Copacabana. Rua Aristides Espinola, le chef Gerônimo Athuel occupe ainsi avec Ocyá, son antre iodé, un rez-de-chaussée néo-Art déco où ses croquettes de maquereau fumé et ses gâteaux de crevettes à l’aïoli font merveille. Rua Dias Ferreira, c’est le magasin Haight, chic enseigne locale – spécialité : les maillots de bain, évidemment – qui impressionne : mur sculpté façon Valentine Schlegel, stricts fauteuils signés Willy Guhl, cabine d’essayage comme en lévitation.

Mais à quelques kilomètres de là, Copacabana, certes plus balisée, n’a pas dit son dernier mot. Dans une dent creuse face à la mer, l’architecte Arthur Casas a édifié l’épatant hôtel Emiliano comme un hommage contemporain à Roberto Burle Marx, le paysagiste qui a pavé les chaussées adjacentes de chefs-d’œuvre graphiques, et à Lúcio Costa, maître ès claustras et brise-soleil, qu’on appelle ici cabogos. Amovibles, les cabogos de l’établissement se déploient et se rétractent depuis les idylliques balcons qui prolongent les chambres, la façade variant ainsi en permanence.
À l’intérieur, le lobby figure une œuvre murale de Burle Marx et fait la part belle aux chaises mythiques de Ricardo Fasanello (1930-1993) ou Sergio Rodrigues (1927-2014), les designers phares du modernisme carioca et dont les ateliers demeurent encore en activité – sur la colline de Santa Teresa pour Fasanello, dans la zone industrielle de Benfica pour Rodrigues, désormais dirigé par le designer Fernando Mendes, cousin et proche collaborateur du maître.

Un âge d’or que cultive aussi, comme un luxueux saut dans le temps, l’hôtel confidentiel Chez Georges, villa seventies de Santa Teresa, signée Wladimir Alves de Souza et entièrement garnie de pépites vintage et de vues sur la baie à tomber, tout comme chez Térèze, à deux rues pentues de là. Nichée dans la verdure, la table franco-brésilienne des chefs Luanna Malheiros et Jérôme Dardillac est, elle aussi, nostalgiquement meublée.
Le mobilier d’antan, c’est encore la spécialité de Mercado Moderno, la galerie de design la plus installée de la ville, tandis que Legado, l’échoppe toute récente du jeune couple André Bispo et Lucas Sales, mêle aux créations des designers incontournables, celles de Brunno Jahara ou Rodrigo Calixto, du Rio d’aujourd’hui.

Car le design à Rio n’est pas passéiste. Zanini de Zanine, fils du grand architecte-designer José Zanine Caldas, nous reçoit dans son studio-showroom, sis dans une maison conçue par son père qui épouse les escarpements du quartier huppé de Gávea – la bâtisse enjambe un énorme rocher qui occupe magnifiquement le salon. De son géniteur et de Sergio Rodrigues, dont il a été le stagiaire, Zanini de Zanine a incorporé « la passion du bois, la chaleur qu’ils mettaient dans leurs croquis », tout en composant ses propres lignes sculpturales.
Cela donne des pièces aussi denses qu’aériennes, « comme si elles flottaient parfois », dont les meilleures galeries de design, comme R&Company à New York, raffolent. Des pièces qui en un sens ressemblent à Rio, philosophe le designer, « une ville compactée entre Océan et montagne, où règnent l’informel, le malléable, où les classes sociales et les communautés se mélangent un peu plus qu’ailleurs au Brésil ».

Juliana Ayako, architecte trentenaire, abonde : « Ma mère est d’origine japonaise, mon père syrien, c’est ça Rio ! » Nous la rencontrons dans un bungalow-bureau qu’elle a conçu en collaboration avec son ami Carlos Zebulun, petit édifice ombré de papayers, d’acéroliers et façonné à partir de tuiles, de poutres, de piliers récupérés, « dans un souci d’économie circulaire des matériaux », une esthétique modeste qui traverse tous ses projets – villas dans la jungle ou réaménagement de squares.
Ce qui la passionne à Rio, « c’est la tension permanente entre la nature et le bâti. Il y a ainsi, dans les forêts qui entourent la ville, tout un tas de ruines d’infrastructures – réservoirs d’eau, aqueducs – qui incarnent cela. C’est comme si Rio avait incorporé en elle l’instabilité du monde. Prenez notre musée d’Art moderne : j’aime imaginer que ses piliers de béton, quand viendra un jour la montée des eaux, feront de parfaits pilotis. »

C’est à Botafogo, quartier autrefois populaire, follement embouteillé car à la jonction des zones sud et nord, qu’Ayako a grandi. Un coin qu’elle ne reconnaît plus, tant il est devenu branché : « Désormais, Botafogo est très orienté sur la vie nocturne. Le quartier est donc devenu très mercantile, décrit-elle. Mais c’est positif aussi, ça redynamise la zone. » Certains l’ont même relabellisé « BotaSoho ».
Jonas Aisengart et Eduardo Araújo, duo entrepreneurs de la nuit, l’envisagent carrément, eux, comme un « Williamsburg brésilien » – en référence au quartier le plus gentrifié de Brooklyn. Ils ont lancé en 2018, sur une artère qui ne paie pas de mine, le Quartinho Bar, ancien cabinet médical devenu QG sophistiqué d’une jeunesse mixte et tolérante, premier germe d’une aura arty-festive, qui depuis a fait tache d’huile.

Le duo a embrayé, ensuite, avec le bar Chanchada, dont la terrasse vibrionne en permanence, puis le restaurant O Glorioso Sushi, devant lequel serpentent les files d’attente de dîneurs. Encore sous les radars, l’ouest de Botafogo, au pied de la montagne Corcovado, pourrait bien se réveiller aussi : la cheffe Roberta Ciasca et sa table végétarienne Brota – au menu, de divins salpicons de mangue et des falafels de betterave – viennent d’investir une délicieuse demeure qui agit comme un aimant : dans les dépendances de l’édifice, une boutique de vêtements à l’esthétique très années 2000 (Naked Neuras), un bar à vins de pointe (Libô) et bientôt un café. Comme les prémices d’un frisson bon vivant.
L’autre cheffe carioca qui compte, c’est Roberta Sudbrack, sacrée « meilleure cheffe d’Amérique latine » en 2015, dont le discret restaurant, Sud, o passáro verde (littéralement, « Sud, l’oiseau vert »), dans le quartier luxuriant voisin de Jardim Botânico, occupe une petite villa.

Tout Rio, évidemment, n’est pas uniquement à la fête. La vie dans les favelas, celles qui s’étendent toujours plus sur les à-pics et où vit un quart de la population de la ville, ne connaît que peu d’embellies. La plasticienne Rose Afefé, Carioca d’adoption, nous invite toutefois à regarder ces enclaves informelles avec des yeux qui ne soient pas seulement ceux de la commisération : « J’ai passé mon enfance dans une petite ville pauvre de l’État de Bahia faite d’à peu près les mêmes briques orange que les favelas de Rio. Lesquelles m’ont fait prendre conscience qu’il y avait de la beauté dans cette esthétique du “faire avec ce qu’on a”, de l’improvisation, qui plus est à grande échelle, et cela m’a appris à ne plus avoir honte de mes origines ni de la maison où j’ai grandi. »
Ses peintures texturées et ses installations à base de terre crue dont la réputation dépasse le Brésil (elle est en ce moment en résidence à la Fondation Fiminco de Romainville), Rose Afefé les façonne dans un immense atelier qui fut jadis un magasin du Centro. Ce centre historique aux splendeurs décaties, jusqu’aux années 2000, semblait s’enfoncer dans la sinistrose. Mais voilà qu’en 2003, trois artistes, Márcio Botner, Ernesto Neto et Laura Lima – ces deux derniers devenus depuis des stars des foires et des biennales – s’y improvisent marchands d’art, installant leur galerie A Gentil Carioca, dans l’une de ces rues consacrées aux grossistes et aux petits boutiquiers.

Vingt-deux ans plus tard, elle est l’une des plus prospectives du pays : A Gentil Carioca représente Rose Afefé, Sallisa Rosa, entre autres, et les expose dans une maison vénérable tout en vitraux, parquets grinçants, à mille lieues des galeries habituelles façon white cubes. Autour, le Centro a vu bourgeonner depuis les années 2020 des espaces créatifs qui ne profitent pas (seulement) des loyers faibles et de la belle patine des lieux, mais qui ont aussi à cœur de collaborer avec les communautés défavorisées du coin et d’exposer les artistes issus des minorités.
Ainsi de l’institut Inclusartiz, chapeauté par la collectionneuse argentine Frances Reynolds, situé dans une majestueuse ancienne filature, du centre d’art Hélio Oiticica, assoupi durant des lustres, qu’on a réinauguré en 2021, ou encore du vibrionnant Solar dos Abacaxis – soit le « manoir des ananas » – où se tiennent expos, mais aussi foires d’art graphique ou DJ sets. Il faut y venir le samedi, quand, une fois par mois, la Rua do Lavradio voisine mute en brocante : les gourmets-chineurs-esthètes avertis déjeunent alors chez Lilia, la table discrète du jeune chef Yan Ramos, occupant les étages d’un vieil immeuble rose pâle.

Côté cuisine, il faut encore saluer, à quelques rues de là, l’initiative du Refettorio Gastromotiva, où des aspirants chefs concoctent, dans un local superbe à l’esthétique industrielle signée Metro Arquitetos, des menus écoresponsables. C’est gratuit le soir, pour les nécessiteux, et à prix modiques le midi, pour les autres. Une urbanité moins ségréguée, moins inégalitaire s’inventerait-elle ainsi, concrètement, dans ce cœur de ville ? Une Rio ouverte, inventive, pulsative, en tout cas, s’y dessine.
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