Portrait : Carlo Scarpa, byzantin dans l’âme

Architecte indissociable de la Sérénissime, l’Italien Carlo Scarpa (1906-1978) a livré tout au long de sa carrière des réalisations à la croisée des époques et des genres, tout en épousant avec harmonie, l’historicité de sa ville, Venise.

Située entre l’Occident et l’Orient, fortement influencée par l’Empire byzantin, Venise est riche d’un patrimoine architectural qui n’est plus à présenter. Une richesse qui a fortement influencé Carlo Scarpa, sans pour autant le faire tomber dans le pastiche ni la caricature. Retour sur la vie d’un architecte qui a signé des projets aussi éclectiques que le showroom Olivetti, situé dans un bâtiment historique de Venise, et le sanctuaire Brion, immergé dans la campagne de Trévise.


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Carlo Scarpa, enfant de Venise

Un Byzantin. Voici comment se décrivait Carlo Scarpa. “Quand je vivais à Vicenza – j’avais alors 6 ou 7 ans – je me rappelle que je jouais avec les marbres du Palazzo Chiericati, raconte-t-il dans le documentaire Un’ora con Carlo Scarpa de Maurizio Cascavilla (1971). J’aimais beaucoup les colonnes et marcher sous les arches. Quand je suis venu à Venise à l’âge de 13 ans, la ville m’a capturé. Il y a en fait une sorte de byzantinisme en moi, un examen impitoyable des détails et la ville s’y prête. Quand je suis allé à Florence pour la première fois, j’ai immédiatement remarqué l’énorme différence entre les deux villes. L’architecture toscane ne pouvait pas me frapper. Peut-être suis-je simplement né Vénitien.

Portrait de Carlo Scarpa.
Portrait de Carlo Scarpa.

Il décroche en 1926, à 20 ans, le titre de dessinateur en architecture avant de rejoindre le flambant neuf Institut universitaire d’architecture de Venise en tant qu’assistant de Guido Cirilli, l’un de ses anciens maîtres. Parallèlement, il se plonge dans l’artisanat verrier. Il collabore avec MVM Cappellin de 1926 à 1931, puis Venini jusqu’en 1947, où il entre en tant que directeur artistique.

Un épisode de sa vie qui arrive “pendant la guerre, période dure du facsime, raconte Juliette Pollet, conservatrice au Musée des Arts décoratifs de Paris. D’une certaine manière, il se “réfugie” à Murano, où il travaille avec des artisans de manière isolée. Cela marque le reste de son parcours, au cours duquel il demeurera très proche du monde artisanal. Ce lien se retrouve aussi bien dans son design que dans son architecture, et puis aussi dans son travail sur la lumière qui est très prégnant. Il réussit à créer des motifs et des rythmes en dessinant des fentes, des meurtrières, des fenêtres dans des coins pour créer, grâce aux jeux d’ombre et de lumière, de l’ornement dans l’architecture et l’espace. Par exemple, dans le Museo Gypsotheca Antonio Canova à Possagno, les angles disparaissent au profit de fenêtres quadrangulaires. Cela crée un espace à la luminosité incroyable.

Entrée du showroom Olivetti de Venise, conçue par Carlo Scarpa. On aperçoit en arrière plan le célèbre escalier. © Sebastiano Maielli
Entrée du showroom Olivetti de Venise, conçue par Carlo Scarpa. On aperçoit en arrière plan le célèbre escalier. © Sebastiano Maielli

Autre exemple de ces détails minutieux qu’affectionnait Carlo Scarpa, le Museo Civico di Castelvecchio à Vérone (1958 à 1975). Dans cette vieille bâtisse qui date de la seconde moitié du XIVe siècle figure une étrange fenêtre, dont une partie de la vue est cachée. Toujours dans Un’ora con Carlo Scarpa, l’architecte explique qu’il souhaitait occulter au regard du visiteur des “bâtiments vils”, pour le concentrer sur le pont du château, plus harmonieux à son goût.

La rénovation plutôt que la construction

Carlo Scarpa disait préférer faire des musées que des gratte ciels”. Il avait également plus tendance à les rénover qu’à les construire. Si au XXIe siècle, la restauration est motivée auprès des architectes par les défis du réchauffement climatique, elle l’est chez Carlo Scarpa pour de toutes autres raisons. “C’est le contexte de Venise et de ses alentours qui est extrême, très contraignant, car il faut faire avec l’existant”, souligne Juliette Pollet, qui va amener le Byzantin dans l’âme à se faire une véritable réputation en la matière. Il remanie la Quadreria du Musée Correr, les Galeries de l’Accademia (1951), mais aussi le rez-de-chaussée et le jardin de la Fondation Querini Stampalia (1959-63), un palais du XVIe siècle.

Carlo Scarpa a remanié la Fondation Querini Stampalia, installée dans un palais du XVIe siècle de Venise.
Carlo Scarpa a remanié la Fondation Querini Stampalia, installée dans un palais du XVIe siècle de Venise.

Fortement inspiré par la silhouette historique de la Cité des Doges, Scarpa est aussi un architecte de son époque. Deux points d’ancrage dans le temps qui se retrouvent dans son esthétique, que certains pourraient avoir du mal à situer chronologiquement. “Il n’est ni dans le pastiche, ni dans l’historicisme”, poursuit Juliette Pollet. “Et contrairement au modernisme allemand et scandinave, il puise dans le vocabulaire ornemental européen. Il s’inspire également de l’architecte viennois Josef Hoffmann, de Frank Lloyd Wright et de Louis Kahn. Son vocabulaire est à la fois très épuré, très radical dans les formes et les matériaux, tout en montrant un goût pour l’ornementation, qui n’est pas dans la sécheresse du modernisme le plus épuré.”

Elle ajoute que dans son travail, “la différence entre le moderne et l’ancien reste visible, tout en s’entremêlant de manière très fluide.” Il adapte ainsi des bâtiments historiques aux usages modernes, comme le showroom Olivetti (1957–58). Situé sous les colonnades des Vieilles Procuraties, qui bordent la place Saint-Marc, ce petit local sombre et étroit est revu et corrigé à travers une réorganisation des espaces, tout en exploitant au mieux la lumière. Une vraie boîte à bijoux, qui doit beaucoup à son célèbre escalier central qui paraît suspendu dans le vide, mais aussi au choix minutieux des matériaux, dont le marbre d’Aurisina, le bois de rose ou encore les stucs vénitiens traditionnels.

Un intérêt pour le funéraire

Cette grammaire esthétique se retrouve aussi dans son tout dernier projet, le sanctuaire Brion (1970-78), immergé dans la campagne de Trévise, soit un ensemble funéraire commandé en 1969 par la famille éponyme. Le monument en forme de L de 2200 mètres carrés est à la limite de la ville de San Vito D’Altivole, à proximité de son petit cimetière. L’entrée se fait par une entrée monumentale, appelée “propylei” (qui signifie propylée en grec), où l’on aperçoit deux cercles entrelacés. Organisé autour de prairies verdoyantes et sillonné de canaux aux nénuphars, le tombeau reprend des formes géométriques qui rappellent notamment les jardins japonais.

Le sanctuaire Brion. © Luca Chiaudano
Le sanctuaire Brion. © Luca Chiaudano

À côté du lieu monumental, dans un espace discret, à la frontière entre le mémorial privé et le cimetière public, se trouve la tombe de Carlo Scarpa, conçue par leur fils Tobia, qui a voulu être enterré ici, aux côtés de son épouse Nini Lazzari. Ce sanctuaire est achevé en 1978, année de la mort accidentelle de l’architecte au Japon. La même année, la Faculté d’architecture de Venise le fait docteur honoris causa, lui, que l’on appelait  « il professore » et qui n’a jamais pu signer ses projets, faute de diplôme adéquat.

> En une, le sanctuaire Brion. © Luca Chiaudano


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