Portrait : Alexander Girard, l’homme derrière les poupées de bois Vitra

À travers une carrière protéiforme, Alexander Girard (1907-1993) a écrit une page de l’histoire du design du XXe siècle, à grands renforts de motifs ludiques et de palettes multicolores.

Connu pour avoir révolutionné le design textile et donné naissance aux célèbres poupées de bois éditées par Vitra, Alexander Girard (1907-1993) était aussi un directeur artistique et architecte d’intérieur de talent.


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Alexander Girard, créateur de “Gesamtkunstwerk”

De son premier contact avec le travail d’Alexander Girard, Stine Liv Buur, Design Manager Classics chez Vitra, se souvient avec émotion de la Miller House (1951) à Colombus dans l’Indiana. Imaginée par Eero Saarinen pour Irwin Miller, Alexander Girard en avait pensé l’architecture d’intérieur. « Il était incroyablement doué pour orchestrer beaucoup de pièces dans un même espace, en mélangeant l’art contemporain, le design, l’art populaire et toute sa palette de couleurs. Quand vous entrez dans le salon et que vous sentez la lumière venir des grandes fenêtres et que vous regardez autour de vous, vous contemplez une véritable « Gesamtkunstwerk » (comprendre « une oeuvre d’art totale »), où l’on se sent à l’aise, avec un sentiment de légèreté, de fraîcheur, qui m’a instantanément fait sourire ».

L’exposition « Alexander Girard. A Designer’s Universe » du Vitra Design Museum (2016) illustre le processus de l’architecte dans la réalisation de ses « oeuvres d’art totales ».
L’exposition « Alexander Girard. A Designer’s Universe » du Vitra Design Museum (2016) illustre le processus de l’architecte dans la réalisation de ses « oeuvres d’art totales ».

Ce goût pour les œuvres d’art totales, le designer le cultive dès le plus jeune âge. Né à New York en 1907 d’un père antiquaire franco-italien, il grandit entre Florence et Londres où, alors âgé d’une dizaine d’années, il donne naissance à la République de Fife, un monde imaginaire dont il pense chaque aspect, de la monnaie à l’alphabet en passant par le drapeau. Au même titre qu’il signe dans le monde réel chaque élément de la compagnie aérienne américaine Braniff International en 1965 ou encore du restaurant La Fonda del Sol dans la Grosse Pomme en 1959. « Il agit comme un créateur global, puisqu’il conçoit les menus, les nappes, les panchos des serveurs, avec des palettes très colorées, dominées par des oranges et des roses, s’inspirant des arts populaires latino-américains« , souligne Laurence Bartoletti, chargée d’études documentaires pour les collections XXe et XXIe siècle du MAD (le Musée des Arts décoratifs de Paris).

Amoureux des Arts Populaires et de la couleur

Diplômé de la Architectural Association School of Architecture de Londres en 1929, il remporte la même année la médaille d’or pour le Pavillon Italien, conçu à l’occasion de l’exposition universelle de Barcelone. Il s’installe en 1937 à Détroit, et poursuit en parallèle ses pérégrinations en Amérique du sud, mais aussi en Inde et en Egypte. Lors de ses voyages, il constitue une impressionnante collection d’art populaire de plus de 100 000 pièces, issues d’une centaine de pays. Avant d’en faire don au musée international des Arts Populaires de Santa Fe en 1978, il s’en inspire pour créer quantité de motifs et de couleurs qu’il met en scène notamment pour Herman Miller, pour qui il occupe le poste de chef de la division textile de 1951 à 1973. Il y crée plus de 300 tissus aux motifs ultra colorés.

Les poupées en bois d’Alexander Girard pour Vitra (1952).
Les poupées en bois d’Alexander Girard pour Vitra (1952).

« L’époque était dominée par des teintes très sobres, qui tournaient autour du blanc, du noir, du beige ou encore du marron. Il a vraiment apporté de la couleur au mouvement moderne. Il était pleinement conscient que les gens ne savaient pas comment les associer. Même de nos jours, de nombreux architectes ne sont pas très doués pour travailler avec les couleurs. Il a d’ailleurs eu beaucoup d’influence à ce sujet sur les Eames« , rapporte Stine Liv Buur. En plus de cet usage novateur de la couleur, Laurence Bartoletti souligne que dans les années 1930 et 1940, le mouvement Streamline, aussi appelé le Style Paquebot, aux lignes longilignes et aux coins arrondis inspirés de l’univers nautique, était très puissant. « Or, il le délaisse complètement ! Il passe à côté, mais par choix. »

Chantre du “fonctionnalisme esthétique”

Créatif indépendant et innovant, le surnommé Sandro par ses proches développe aussi une notion qu’il appelle l’ »aesthetic functionalism ». À l’occasion de l’ exposition « Alexander Girard: A designer’s Universe » qui s’est tenue en 2016 au Vitra Design Museum, le commissaire Jochen Eisenbrand l’expliquait ainsi : « Parmi les architectes d’intérieur contemporains, il fut probablement l’un des premiers à reconnaître qu’un intérieur dans lequel on se sent bien doit remplir plus que de simples fonctions pratiques. Dès 1936, Girard évoquait son concept de fonctionnalisme esthétique. Girard ne considéraient jamais ses intérieurs de maisons pour particuliers – on pourrait dire qu’il s’agissait d’intérieurs  “organisés comme des expositions” – comme des oeuvres d’art achevées, mais comme des oeuvre en cours de réalisation, des espaces théâtraux en constante évolution. »

L’exposition « Alexander Girard. A Designer’s Universe » du Vitra Design Museum (2016) illustre le processus de l’architecte dans la réalisation de ses « oeuvres d’art totales ».
L’exposition « Alexander Girard. A Designer’s Universe » du Vitra Design Museum (2016) illustre le processus de l’architecte dans la réalisation de ses « oeuvres d’art totales ».

Une quête de beauté et d’art que le designer avait également mise en œuvre pour Herman Miller avec les « Environmental Enrichment panels », pensés pour l’univers du bureau. Les plus célèbres sont sans nul doute “Triple eyes”, avec ses trois paires d’yeux, et le célébrissime cœur, où l’on peut lire le mot « Love ». Mis en vente dès 1972, ces panneaux marquent la fin de la collaboration avec le fabricant de meubles et Girard, pour qui « l’art n’est art que lorsqu’il est synonyme de vie« .


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